La moukhabarat

Nina R., Soudan, 25 mars 2016.
International
La moukhabarat
Idées
| par Alexandre Dubé-Belzile |

Le présent texte d’Alexandre Dubé-Belzile, même s’il n’a pas paru dans le recueil poético-politique Contre-attaque esthétique, s’inscrit dans un même état d’esprit. D’une part, cet essai littéraire se penche sur les conséquences du printemps arabe et du 11 septembre 2001 sur l’imaginaire occidental et sa vision de l’Orient. D’autre part, il s’intéresse aux raisons qui pousseraient des personnes issues de l’Occident à accepter l’Islam, et ce que cela signifie au regard de la politique à caractère identitaire qui a refait surface au cours des dernières années. La «moukhabarat » est le nom donné à la police secrète dans le monde arabe qui est, entre autres en Égypte, reconnue pour sa brutalité. Ce récit de voyage de l’auteur imprégné de rêveries et de réflexions personnelles est ponctué de passages poétiques. Il est à noter que le premier passage poétique est de Khwaja Abdullah Ansari, le sage d’Hérat, ville aujourd’hui en Afghanistan, qui a vécu au XIe siècle. Les poèmes qui suivent sont de l’auteur et ont été rédigés au cours du voyage dont il est question. On y constate l’influence de la poésie soufie, dont le texte d’Ansari est un exemple. 

 

Le meurtri y trouve le parfum d’un baume 

 

Sa mémoire console l’âme des épris 

Par milliers derrière les ombres, en quête de Son éclat  

 

Sanglotant comme Moïse: «Seigneur, montre-toi!»  

 

Je les vois par millier dans un désert de douleur,  

Errant sans but mais dans l’espoir  

 

«Allah! Allah!»  

 

Je vois des poitrines déchirées par la séparation  

 

Je vois des yeux débordant d’agonie 

Agités de culpabilité et de refoulement  

Les épris s’exclament: «Notre pauvreté est notre orgueil!»  

 

Pir-i Ansar est alangui, imbibé de vin  

Intoxiqué tel Majnoun  

Vagabond désorienté i  

 

Je suis arrivé à Assouan depuis Le Caire un après-midi brûlant. J’étais parvenu à traverser les points de contrôle militaire sans trop de problèmes. Depuis la révolution et la chute du scélérat Hosni Mubarak, porter une barbe ne posait plus de problème. On nous disait qu’il n’y avait plus de moukhabaratii, plus de prisons secrètes, plus de sévices, plus de disparitions. À l’époque, on y avait prêté foi, et beaucoup d’Égyptien·e·s aussi. J’avais entendu l’histoire de ce prêcheur qui avait eu les yeux arrachés par les interrogateurs du régime et dont les bourreaux devaient maintenant lécher la poussière pour se voir momentanément soulagés des affections qui les dévoraient vivant. D’ailleurs, la mort de Khalid Saïd sous la torture des policiers de Moubarak, filmée et diffusée en ligne, ainsi que le mouvement Kulina Khalid Said (nous sommes tous Khalid Said) avaient été un catalyseur de la rage qui a jeté le dictateur en bas de son perchoiriii. Le mot haq(حقّ) en arabe vaut autant pour la « vérité » (ou réalité) que « droit ». Les histoires d’horreurs d’un système dans lequel les murs avaient des yeux et des oreilles abondaient. Dès mon arrivée à la station de bus, j’avais fait la rencontre d’étudiants qui voulaient m’accueillir à la résidence de leur université. Ils m’ont amené jusqu’au centre-ville dans une vieille Peugeot déglinguée que le oleil décapait. Les vapeurs qui s’en élevaient engendraient des mirages entre les hautes structures des rues étroites de l’agglomération nubienne et nilotique.  

 

Ô Seigneur 

Sous quelle ombre lourde vas-tu me laisser vagabonder 

Et quelles fatigues me font pourrir? 

Pour que je puisse crever vers le haut 

 

J’ai grouillé dans la poussière tel Éblis 

Pour ne pas frire dans le brasier 

 

Ô Seigneur des Univers 

Qui règle les rotations et les révolutions 

Les élections des lunes et des roitelets éphémères 

 

Ma créativité abonde & 

Coule en lèchements  

Dans ma chair d’angoisse 

 

Des langues de viande 

S’engourdissent et s’agitent 

De ma tête de bois 

À pieds de terre cassée 

 

Allah, je fus créé 

Esclave au sang froid 

La nausée jusque dans les reins 

Cette coulée de beurre avarié 

Une créature aux os d’airain 

De lourdes jointures soudées 

Dans la fonte désertique 

Le torse broyé 

Par le silence qui murmure 

 

De fil en aiguille, d’une rue poussiéreuse et fébrile à l’autre, on a fini par m’amener coucher chez le Cheikh Ridwan. Je crois que quelques bureaucrates un peu zélés m’avaient refusé l’accès à la résidence. Cheikh Abdoul Karim Ibrahim, connu sous le nom de Ridwan, était un vieil homme chaleureux, toujours vêtu d’une tunique bleue. Il tenait aussi une boutique au coin de la rue dont les étagères étaient presque vides. Cependant, il ne semblait guère s’en soucier. Il y lisait le Coran à longueur de journée. Il ouvrait ses portes juste après la prière de l’aube et retournait chez lui tard le soir. Il m’avait accueilli dans un appartement vide au-dessus de chez lui. Chez lui, j’étais tranquille. Le logement était poussiéreux et semblait servir d’entrepôt, mais on s’en accommodait. De plus, les armoires étaient encore pleines de haricots, de pâtes déshydratées et de riz.  

 

Avant de venir à Assouanj’avais passé le jeûne du Ramadan dans le désert frontalier à la Libye. Juste de l’autre côté de la frontière, Khadafi venait de tomber. Jeûner dans un climat désertique procurait une certaine ivresse. Exalté, j’avais beaucoup songé au dictateur déchu. Il avait été sodomisé à la baïonnette et traîné nu dans les rues de Syrte, sa ville natale. Le dictateur libyen, dont les idées politiques avaient été publiées dans Le livre vertiv, combinait marxisme et islam en un singulier amalgame que certains ont rapproché de l’anarcho-syndicalisme, et que d’autresdont le gouvernement saoudien, ont qualifié d’hérésiev. Le philosophe anarchiste américain Hakim Bey (pseudonyme de Peter Lamborn Wilson) a gardé de bons souvenirs de sa visite dans le pays dans les années1990, lors de laquelle il avait participé à une conférence et abordé la révolution libyenne comme une résistance mystique soufie contre l’Islam corrompu de la monarchievi Khadafi est encore largement admiré en Afrique et dans le monde arabe comme un leader anti-impérialiste. Enfin, je le voyais bien, pendant ce jeûne dans les régions désertiques, la chaleur m’amenait en des lieux insoupçonnés de la conscience : 

 

Le désert me mord les pieds 

Avec ses saveurs de rouille 

 

Les braillements d’âne égoïnent le jour et la nuit 

Chaïtan y dépose les heures 

Traîne l’humanité dans sa nuit empruntée 

 

Allah laisse galoper & murmure mes réveils 

Dans les nuits éveillées de cette oasis 

Un jardin de melons éventrés 

Aux fibres essorées sous le sable 

 

Les ruelles accueillent des étangs inexistants 

Parsemées de galets, de pieds de poulets & de pieds de mouton 

De traînées d’huile aussi noires que le jais 

Et le sang coagulé en gâteaux de sable 

 

Le souffle brûlant s’en prend à l’intimité de mes yeux 

 

 J’étais irrigué de longues rêveries qui m’amenaient d’une ruelle à l’autre du petit village où je séjournais, parfois à pied, parfois dans une charrette de paysan tirée par un âne. J’y ai même fait la rencontre d’une famille de véritables nomades afghans, qui avaient grandi à Montréal, puis vécu en Syrie, en Somalie, au Yémen, aux Émirats arabes unis et en Iraq. Nous avions commencé à briser le jeûne ensemble un jour, puis une amitié s’est installée. Les quatre frères vivaient avec leur mère dans un petit appartement et y étudiaient le Coran avec les cheikhs locaux. J’aurai eu l’horreur d’apprendre plus tard que le plus vieux frère, Rashid, fut tué à l’étranger, dans une guerre prétendument sainte qui ne le concernait pas vraiment. Pour moi, ce drame incarnerait la fuite vers l’avant de jeunes apatrides, toujours prêt à changer de pays lorsqu’un visa expire ou qu’un autre pays leur octroie l’hospitalité. Enfin, c’est pendant ce jeûne que j’ai décidé d’entreprendre la traversée vers le Soudan, par voie fluviale. Je pris donc la route vers Assouan, le temps d’obtenir mon visa au consulat, l’estomac rongé par la rouille dont le gorgeait le jeûne. 

 

Le ventre cru répond, grogne 

Et se laisse pénétrer 

Se laisse éventrer 

La trompe des intestins répand sa souillure rauque 

Sur ces veines rousses dégorgées 

 

La langue rouillée racle 

Arrache les veines de rouille nues 

Sur un pavé flottant 

 

Le jour du départ enfin arrivé, j’ai rencontré un Afro-américain converti à l’Islam dans le magasin vide du cheikh Ridwan. Il maîtrisait parfaitement l’arabe et revenait tout juste du Yémen. Yaqoob, de son nom de converti, attendait mon départ pour occuper l’appartement du cheikhNous avons discuté de nos voyages pendant un certain temps. Le Yémen subissait alors une grave crise économique et un dollar valait littéralement quelques kilos de billets yéménites. Yaqoob avait fui la persécution en Pennsylvanie. Il avait été la cible de la moukhabarat étatsunienne après le 11 septembre. En effet, à l’aube de l’ère du PATRIOT actvii, qui conférait de nombreux pouvoirs aux services de renseignements étatsuniens, il n’était pas le seul à subir ce sort, à voir ses communications surveillées et à être intimidé et contraint de servir d’informateur. Il avait également, dans le cadre de ses études universitaires, rédigé une thèse hallucinante sur les révoltes d’esclaves africains musulmans qui avaient eu lieu aux États-Unis, au XIXe siècledans la ville de Bâton Rougepuis en Floride, s’alliant aux autochtones séminoles, mais aussi à Salvador, au Brésilviii. Il y soulignait l’importance d’entretenir une conscience historique pour parer au colonialisme interne des nations des Amériques.  

 

Il avait dû fuir après que son texte ait causé une tentative révolutionnaire dans un pénitencier fédéral. Il avait ensuite vécu en Chine, au Nigéria et au Mali. Il est la dernière personne que nous avons saluée avant de prendre le taxi vers le port. Il y a lieu de se demander pourquoi tant de personnes afro-américaines se convertissent à l’Islam. Dans un rassemblement récent à Trinidad-et-Tobago, j’ai pu constater que l’écrasante majorité des convertis américains étaient d’origine afro-américaine. Certains d’entre eux ont expliqué qu’ils avaient d’abord appartenu à la Nation of Islam, mouvement sectaire auquel s’était aussi joint El-Hajj Malik El-Shabazz, plus connu sous le nom de Malcolm X, avant d’accepter l’Islam dans sa forme plus répandue. Le message d’égalité dont est empreint l’Islam semble une forte résonance au sein de la communauté afro-américaine. Aussi, étant donné que l’Islam est établi depuis très longtemps en Afrique, il peut s’agir d’un moyen de se démarquer du christianisme teinté de colonialisme et revenir « aux origines », et ce, même si beaucoup d’Africain·e·s voient dans l’Islam une forme d’hégémonie sur le continent.  Je me questionne parfois sur certains liens qui existaient déjà entre le FLQ et la Black Panthers dès la fin des annéesNègres Blancs d’Amérique (mal informées), Pierre Vallières, avait reçu le soutien du groupe marxiste-léniniste afro-américain lors de son emprisonnement aux États-UnisixAujourd’hui, de nombreuses personnes au Québec acceptent l’Islam, beaucoup plus que dans le reste du Canada, semble-t-il. Or, il apparaît que, au revers de cette vision fortement implantée d’un Islam hostile, une minorité y voit l’incarnation d’un mode de vie  contre-courant l’aliénation de la consommation, que ce soit au Québec ou aux États-Unis, à moins que ce soit une séduction par ce qui est vue comme la seule force réellement capable de bousculer l’ordre des choses, et ce, surtout après le 11 septembre.   

 

Y a-t-il lieu de faire le lien avec le séparatisme islamique en Francex  Outre la forme assez totalitaire que peut parfois y prendre l’Islam, nous pourrions y voir une tentative d’autonomisation contre l’ancienne puissance colonisatrice, une tentative de ronger la France de l’intérieur. Au final, l’Islam aurait beaucoup servi, en Occident, à incarner cet ennemi de l’intérieur dans les discours hégémoniques. Malheureusement, force est de constater que, de nos jours, une certaine forme de militantisme islamique appartient surtout à la droite voire à l’extrême droite, tout le contraire des mouvements progressistes teintés d’Islam des années 1970 (mouvements palestiniens, le FLN algérien et à une certaine époque, le gouvernement révolutionnaire libyen de Mouammar Khadafi). Enfin, cette droite islamique (dont les différences idéologiques avec la alt-right raciste sont moins importantes qu’on peut le croire), sert souvent de catalyseurs de frustration et de haine, ce qui explique sans doute les attentats suicide, ce désir d’en emporter le plus possible avec soi comme dernier moyen de laisser sa marque sur le monde, de se sacrifier pour la cause.  

 

À ce propos, au Québec, j’avais connu une convertie qui avait terminé dans un pénitencier pour avoir tenté, comme Rashid, d’aller guerroyer à l’étranger. Jeune Québécoise originaire de Maniwakile cheminement exact de sa conversion m’échappait. Amna aurait été impliquée dans la vente de fentanyl pour soi-disant financer son voyage. Elle avait été arrêtée un beau matin, avec quelques complices. Même dans le pénitencier de Joliette pour femmes, elle avait été malmenée pour avoir proféré des menaces de mort  ses copénitencières n’avaient pas très bien prises. Elle disait : «Si tu ne te joins pas à nous, ils vont tuer ta famille! ». Comme l’affirme Peter Lamborn Wilson, dans The NeNihilismxi on peut comprendre qu’une personne veuille tout faire sauterqu’elle veuille exercer vengeance contre une société monolithique, qui est aussi prétentieuse quant à son caractère avant-gardiste qu’elle est bornée et aliénée. Je suis moi-même tout à fait apte à comprendre ce sentiment, que j’ai aussi éprouvé, sans pour autant basculer de l’autre côté du miroir obscène.  

 

À vrai direil m’a toujours été difficile de voir un quelconque bien-fondé dans les tendances de l’Islam politique, le plus souvent carrément islamofascistes. Même si certains liens entre l’Islam et la gauche sont intéressantsc’est le cas des idées de l’iranien Ali Shariaticonsidéré comme le penseur de la révolution islamique en Iran, la richesse que j’ai trouvée dans l’Islam se trouvent plutôt dans son mysticisme, sa «radicale tolérance»xii pour reprendre les mots de Hakim Bey, qui a passé de nombreuses années en Afghanistan et en Iran dans les années1970. Son contact avec les mystiques de l’Islam (avant la révolution islamique en Iran et avant le régime communiste en Afghanistan et l’invasion soviétique) a fortement influencé sa pensée anarchiste. Même s’il n’a jamais formellement accepté l’Islam, il est sûrement plus proche de ce que je vois dans cette vision spirituelle. Enfin, du port au navire, puis du navire au Nil, je suis entré en collision avec la nuit, pendant laquelle une ivresse semblable à celle du jeûne allait se saisir de moi, ravivant cette colère enfouie sous des couches de graisse et de carne. 

 

 

Ô vautours en orbite 

Telles les aiguilles d’une montre 

Vous portez des yeux aveugles 

En vos becs charognards 

 

Je est le cloaque invisible 

 

Le cadavre social a les neurones en transe  

Les neutrons s’enfoncent et son flanc pourrissant 

Ballonné par l’accumulation scatologique 

Il étouffe par endoctrinement 

 

L’inconscient collectif 

Y est remplacé par un lapidé imposteur 

La créativité, par l’anthropophagie 

 

Entre la destinée et la conscience individuelle 

Gronde un océan agité 

Vaste, d’une profondeur ineffable 

 

II 

 

Au loin, j’entrevois 

Les longues surfaces cuivrées 

Les fleuves de sperme 

Qui ont amené l’humanité à cogiter 

 

Mais la larve s’est métamorphosée 

En désertification 

 

Où es-tu violé, ma créativité? 

 

Sur une plage d’yeux vitreux 

Au bord d’un océan de mères noyées 

 

Où es-tu violé, ma créativité? 

 

Toi, ô «je» qui fut soustrait au Néant 

Nous en sommes la plénitude 

 

Quelques heures plus tard, j’étais affaissé sur la carapace d’acier brûlant du navire. Les paillasses et les châles des passagers et des passagères tapissaient le pont supérieur du vaisseau africain. Des centaines de corps en sueurs semblaient catalyser toute la chaleur de la nuit. Cette chaleur nous irradiait et faisait flotter nos corps, détrempés des sueurs qui se mélangeaient. Nous étions en proie à une sorte de rêverie collective et nos âmes étaient devenues des protubérances qui s’exhibaient à demi hors de nos corps. Tel un champ de cordes entrelacées nous gisions, dans nos vêtements comme des feuilles de chou collées et gluantes. Nos torses et nos jambes s’étaient soudés à nos tuniques, torturés de démangeaisons absurdes, de picotements intermittents et de morsures d’insectes aux quatre extrémités. Nous étions ivres d’une nuit blanche de guerre avec les puces, sales et en sueur, coagulés les uns contre les autres sous un ciel désertique. Un monument de silence y avait été érigé de fatigués entortillés entre eux et contre les tiges chaudes et rongées des garde-fous. 

 

Juste avant l’aube, avec la transition de la nuit noire vers la nuit bleutée qui précède l’aube, les silhouettes se retiraient des fanges de la stupeur, maquillées des affres de la traversée nocturne. L’engin grondait d’un assommant tonnerre de ferraille. La voix de l’appel à la prière se déversait telle une psalmodie contre la marée, audible avec l’apparence d’un écho lointainLentement et maladroitement, les uns cherchaient leurs galoches pendant que d’autres patientaient en position fœtale ou sur le flanc parmi les sacs et les caisses. La lune nous observait, l’appel à la prière se poursuivait. Mon turban de coton noir dénoué sur l’épaule, je suis descendu dans le gouffre fumant du bateau par une cage d’escalier squelettique. Puis, au bout d’un étroit passage à travers les machines en dégueulades, j’entrais dans la gargote à foul (fève fava), le bouche-creux égyptien. Au Soudan, l’eau avec laquelle sont cuites les fèves est recyclée, c’est-à-dire achetée par les moins nantis et mêlée avec des morceaux de pain. Ils appellent cette mixture le Bush. Une confection semblable faite avec du lait se nomme Obamaxiii. Cela témoigne du ressentiment de la population à l’égard des sanctions des États-Unis (maintenant abolies). En fait, à l’époque où j’étais au Soudan, on priait pour la destruction des États-Unis dans certaines mosquées. Enfin, je n’ai pas connaissance d’une recette pour le Trump. L’appel se poursuivait. 

 

Mes yeux tentent de noyer l’ennui 

Dans les cieux liquéfiés et les fanges lentes 

Mais seul Ton nom existe, dévêtant toutes les nuits 

Sous leurs silhouettes soupire mon âme gémissante 

 

Ô Allah, pardonne à un halluciné à demi suicidé 

Une ombre à l’ombre d’un univers vaporeux 

 

Ô Allah, retire mon squelette de sa vierge de fer 

Pour le déposer là où il ne sera plus déchiré d’hier 

Dans ce paradis sans nausée, sans soif débordante 

Bien au-delà des profondeurs aux voix hurlantes 

 

Les crevasses de mes regards visqueux 

Sont les oblongs boudoirs 

D’un rêve dont tu as sculpté mes yeux 

Ces placards profanés, ces éteignoirs 

Ce crâne floconneux de cendre gelée 

De son silence d’humilié éclate 

Telles mille langues fumées 

Par le souffle de géhenne écarlate 

 

Ô Allah, pardonne à un halluciné à demi suicidé 

Une ombre à l’ombre d’un univers vaporeux 

 

Je ne sais pas encore exister 

Je reste une limace engluée de vivre 

Enlisé de feu pour m’y noyer 

À moins que Tes faveurs m’enivrent 

 

Mes yeux se sont faufilés dans le compartiment de classe supérieure, muni de grandes banquettes sans rembourrage, une ventilation quelconque, capharnaüm avec éclairage tamisé, discussions et volutes de fumée se propulsaient dans ce qui restait d’espace. J’enjambais les corps en concerts de ronflements pour me faufiler dans la ligne qui oscillait énergiquement vers les latrines. Des femmes endormies étaient bien ensevelies dans leurs niqabs enluminés ou léopards, les pieds tatoués de henné resurgissant comme des télescopes. Au-dessus de ces pieds, l’appel se poursuivaitLe type derrière moi, avec de grands verres noirs et miroitants, une calotte aux couleurs jamaïcaines sur son crâne imberbe me racontait : «Je suis né au fond de ces eaux mon frère, avant qu’ils ne construisent le barrage et que tout soit englouti. Je vis depuis 25 ans à Vancouver.» Au-dessus de la tête de ce type, l’appel continuait.  

 

Ma cervelle navire-proie 

Se dérobe vers l’acide du bain ancien 

Parmi les yeux qui flottent 

Les nerfs optiques sanglotent 

 

Chaque œil y est un grain de sable 

D’une ivresse déshydratée 

Chaque dune du décor 

Était une population de viols 

 

Mes paupières ne sont plus que des faisceaux oblongs! 

 

À l’endos de mes paupières mi-closes 

Se creusent deux étroits paysages 

Deux souterrains à la Van Giap 

Deux intestins cancéreux 

Dévaloirs incendiés vers le feu 

Vers les bas-fonds telluriques  

 

J’y vois ma chair pourrie combustible 

Et mon sang carbonisé 

 

À l’intérieur, les toilettes turques avaient débordé et l’eau du Nil avec ses matières en suspension nous passait entre les orteils. Nous utilisions le petit lavabo pour faire nos ablutions. Au-dessus de toilettes turques débordantes, l’appel se poursuivait encore. J’avais lavé mon visage et ma barbe. J’introduisais mes bras dans l’évier minuscule, puis passai mes mains mouillées sur mes cheveux. Enfin, je terminai par les pieds, un à un, une poigne ferme sur le hublot, lavant d’abord ma jambe droite, m’assurant que la peau soit rincée jusqu’aux chevilles. L’appel a fini par prendre fin. Le temps de remonter sur le pont supérieur, nous formions les rangs pour la prière. Les hommes se faufilaient un à un pour boucher les interstices. L’espace a été totalement occupé très rapidement. Un étranger hirsute au teint d’Européen se tenait au milieu des rangs. Debout et stupéfait, il restait enfoncé, immobile comme un épouvantail. Sa chevelure était nouée d’un élastique au-dessus du crâne. La touffe blonde giclait aux courants d’air comme une flamme jaune ou un drapeau. Orientés vers La Mecque, le navire a cessé pour un moment d’exister. 

  

Par qui les cœurs s’inondent 

 

Toi par qui les cœurs s’inondent 

Par qui bourdonnent et s’écrasent les mondes 

De quelles guerres ma langue est-elle amputée? 

Tel un serpent, pour quelle tentation a-t-elle déserté? 

 

Comment irais-je la récupérer? 

Là où mes paupières seraient arrachées 

 

Poses-y ton pied ô Allah seigneur des mots versés 

Avec force, ne la laisse pas traverser 

Le désert de fiel des idoles menacées, 

Des miroirs grisâtres d’opiacés 

 

Comment irais-je la récupérer? 

Là où mes paupières seraient arrachées 

 

Où suis-je pour ne plus me voir dans les cieux? 

Les sables mouvants me dévisagent d’immenses yeux 

Puisque ces telluriques entités s’enracinent dans mes jarrets 

Ma langue définitivement se dérobe 

Comment irais-je la récupérer? 

Lorsque mes yeux sont crevés 

 

Plus tard, une fois le Soleil bien haut, nous sommes arrivés à Wadi Halfa, la ville frontalière du côté soudanais. Il n’y avait pas grand-chose à part quelques auberges, ou plutôt des murailles d’argiles formant des cours intérieures dans lesquelles étaient alignés des lits de corde directement sur le sable, et quelques cafés rudimentaires bondés de fumeurs de narguilé. Quoi qu’il en soit, j’y ai fait la connaissance d’un étudiant qui voulait bien m’accompagner jusqu’à Khartoum. Dans l’arrêt de bus, le portrait du général Bachir en uniforme, dictateur du Soudan pendant près de 30 ans, de 1989 à 2019, guettait nos moindres mouvements. Après avoir flotté en provenance d’un pays en révolution, la Tunisie, moins d’un an après l’auto-immolation du vendeur ambulant Bouazizi, qui en avait l’étincelle, je me retrouvais dans la contrée encore habitée par la moukhabarat et l’excision pharaonique, une phallocratie antédiluvienne, multimillénaire qui n’avait pas encore été châtrée.   

Ô Seigneur des ouïes 

J’ai subsisté sur ta poussière 

J’ai traversé tes étendues sans miroir 

Ma chair y a suppuré sa sanie 

Ma chair et son «je» sont ta créature 

 

Ô Seigneur des yeux des cœurs 

Tu as vu mon tronc sec d’idolâtre 

Sa faim de ténèbres se repose 

À mon épaule fendue 

Cette langue T’implore de guérir 

Un habitant de l’Univers 

 

Seigneur de la compréhension 

Mon intelligence s’est amaigrie 

N’est plus qu’un désert 

De fibres et de membranes d’argile 

Des réflexions piliers de l’angoisse 

 

Le sang et les larmes sont coagulés 

Dans mon cerveau affaissé  

Mes membres glissent dans les actes du brasier 

Je crains les liseurs de grimaces 

Purifie mon visage! 

 

Je crois respirer le remugle de la tombe 

Et le parfum de mon crâne en bouillonnements 

Ô Seigneur des déchirements et des fumoirs 

J’ai étranglé mon intelligence 

Pour une mâchoire de chien, un os de datte 

Est-ce que je suis encore un esclave cadavérique? 

 

La moukhabarat soudanaise avait la réputation d’écraser les testicules avec des pinces lors de ses interrogatoires. Heureusement, je n’ai pas eu d’interactions, à ma connaissance, avec ces agents de la terreur. J’allais toutefois faire la rencontre d’anciens janjawidles escadrons de la mort qui sévissaienau Darfour dans un conflit opposant, depuis 2003, le gouvernement et des milices paramilitaires à des rebelles issus de tribus non arabes. Ce conflit très complexe aurait eu pour cause à la fois la découverte de ressources pétrolières, les changements climatiques ayant causé sécheresse et les politiques racistes du gouvernement qui favorise les populations arabes du paysxiv. Ces anciens janjawid étaient des adolescents, parfois même des enfants, qui avaient pour la plupart eux aussi des enfants. Ils n’avaient rien de monstres, malgré les horreurs qu’ils avaient pu commettre et subir. J’allais passer des mois en leur compagnie à dormir dans les mosquées, à bénéficier de leur hospitalité, véritables trésors des désertsL’un d’entre eux travaillait-il pour la moukhabarat?  

Je me souviens d’une nuit brûlante, lors de laquelle, dormant dans une petite mosquée à quelques kilomètres de Khartoum, dans le désert, j’ai été tiré de mon sommeil par le souffle violent d’une explosion. J’apprenais le lendemain qu’un avion israélien avait bombardé une usine d’armement du régime. Cela navait cependant que contribué au discours antiaméricain de l’État, qui ne tomba que près d’une décennie plus tard, en 2019, sous les pressions des révoltes populaires. Le pays est à ce jour en pleine transition…xv  

J’irai comme un cheval fouxvi 

Étourdi dans les sueurs ocres  

Et l’amertume des brûleries 

 

Médusement, ma céphalée absorbe 

Les murs et les enluminures 

Des matières violées pour mon œil 

 

La nuit hurle de ses pattes et de ses mains 

L’obscurité ronge l’ampoule nue 

Saigne le verre des vitrines de vide 

La nuit lèche la fange avec vacarme 

Laisse ses crocs couler le long des herbes 

Les fumées et les vapeurs 

S’accouplent et muent 

De cireux ossements se font lâches 

Et viennent se poser sur un front insomniaque 

 

 

i Khwaja Abdullah Ansari, Intimate Conversations, traduction de Wheeler M. ThackstonPaulist Press, New York, 1978, cité par Peter Lamborn Wilson. 2014. Spiritual Journeys of an AnarchistAutonomedia, Brooklyn, 2014, p.43 (Nous avons assuré la traduction vers le français). 

ii Nom donné à la police secrète dans la plupart des pays arabes. Elle est notoire en Égypte, au Soudan, en Iraq et en Syrie, entre autres régimes, pour sa brutalité.  

iii Al Jazeera, « My Arab Spring: Egypt’s silent protest»,  Al Jazeera, 24 janvier 2016. https://www.aljazeera.com/news/2016/01/arab-spring-egypt-silent-protest-160124101244868.html. 

iv Mouammar Kadhafi, Le Livre vert, Éditions Cujas, Paris, 1976. 

v Al-Sulami, Muhammad. 2011. « Saudi Arabian Scholars Support Libyan Uprising ». Eurasia Review, 1 mars 2011. https://www.eurasiareview.com/01032011-saudi-arabian-scholars-support-libyan-uprising/. 

vi Hakim Bey, « Jihad Revisited », 2009, https://theanarchistlibrary.org/library/hakim-bey-jihad-revisited. 

vii Nouvel Observateur. 2006. « Qu’est-ce que le Patriot Act ? » Nouvel Observateur, 6 septembre 2006. https://www.nouvelobs.com/monde/20060906.OBS0822/qu-est-ce-que-le-patriot-act.html. 

viii Pour avoir visité cette ville récemment, je suis resté troublé par la manière dont l’islam africain y avait été presque totalement effacé. De nos jours subsiste un Islam surtout à Sao Paulo, communauté essentiellement palestinienne, syrienne et libanaise. 

ix Louis Fournier, F.L.Q.: Histoire d’un mouvement clandestin, Lanctôt, Montréal, 1998. 

x Pierre Michaud, « France : Macron lance la lutte contre le “séparatisme islamiste” ». Euronews, 21 février 2020. https://fr.euronews.com/2020/02/18/france-macron-lance-la-lutte-contre-le-separatisme-islamiste. 

xi Peter Lamborn Wilson, The New Nihilism, Bottle of Smoke Press, North Salem, NY, 2018. 

xii Peter Lamborn Wilson, Spiritual Journeys of an AnarchistAutonomedia, Brooklyn, 2014, p.64. 

xiv La page Wikipedia, dans ce cas-ci, propose une bonne synthèse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Darfour 

xv Al Jazeera, « 12 defining moments in Sudan’s 12-month uprising ». Al Jazeera, 18 décembre 2019. https://www.aljazeera.com/news/2019/12/12-defining-moments-sudan-12-month-uprising-191215151600227.html. 

xvi Le premier vers de ce poème est aussi le titre d’un film de Fernando Arrabal, réalisé en 1973 et tourné, en grande partie, n Tunisie. Le protagoniste du film fuit dans le désert et y rencontre un nain extraordinaire qui lui fait découvrir un autre univers de sens. Ce film surréaliste évoque pour moi, métaphoriquement, le mysticisme islamique et ce qu’il représente pour moi.   

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