« La mer monte » : Approches croisées d’un littoral en voie de métamorphose

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« La mer monte » : Approches croisées d’un littoral en voie de métamorphose
| par Marine Fauche |

Ce texte est d'abord paru dans notre recueil imprimé L’effondrement du réel : imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine, disponible dans notre boutique en ligne.

 

À l’Ouest de la côte méditerranéenne française, le littoral de l’Aude offre un ensemble de paysages contrastés, entre les basses plaines littorales, leurs étangs et stations balnéaires en collier et les petits massifs des Corbières et de la Clape auxquels elles s’adossent. Comme bien d’autres littoraux, ce territoire de faible altitude est confronté de plein fouet aux défis de l’adaptation aux changements rapides qui s’amorcent et, tout particulièrement, à l’élévation du niveau de la mer.

Dans ce contexte, un acteur original s’est emparé de la problématique : il s’agit du Parc Naturel Régional (PNR) de la Narbonnaise en Méditerranée, fondé en 2003, dont le territoire littoral court de l’embouchure de l’Aude à Port-Leucate. Engagé sous l’impulsion des élu·e·s en 2018, le programme « La Mer monte » associe des recherches scientifiques, des approches sensibles et des médiations nouvelles pour parler de cette problématique. Comment une institution récente comme le PNR, qui ne dispose ni d’un pouvoir de réglementation (à l’inverse des Parcs Nationaux), ni des moyens de recherche d’un centre scientifique, parvient-elle à s’emparer de cette thématique? Et quels aspects parfois négligés par les expertises techniques ce PNR, au contact des habitant·e·s, peut-il faire émerger?

J’en rends compte en cinq actes, faisant de façon progressive la part belle aux imaginaires. L’analyse que je propose s’appuie sur des journées d’observation participante du programme « La Mer Monte », et des entretiens conduits auprès des personnes responsables et d’une association investie sur ces problématiques.

 

Calculer : Les prévisions et leurs limites

L’élévation du niveau des mers apparaît, d’abord, comme un problème global et scientifique, en lien direct avec les changements climatiques dont l’évolution est synthétisée par les travaux du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC), institution de référence fondée en 1988. Son premier « Rapport d’évaluation des incidences potentielles du changement climatique », en 1990, évoquait déjà cette élévation ; ses études en précisent depuis les causes et les effets, à partir de modèles dont les paramètres gagnent en précision. Dans son dernier rapport de 2018, on peut lire que l’élévation du niveau moyen des mers se poursuit et s’accélère1. Les modélisations prenant en compte l’expansion thermique des eaux induites par leur réchauffement et la fonte des glaciers et des couvertures glaciaires du Groënland estiment que cette hausse serait de 0,26 à 0,77 m en 2100, dans le cadre d’un réchauffement limité à 1,5°C, et de 0,1 m supplémentaire en cas de réchauffement limité à 2°C2. D’autres études, élaborées à l’échelle régionale de la Méditerranée, corroborent ces estimations et coïncident avec le scénario pessimiste du GIEC, à + 0,80 m3. La problématique est amenée à durer, car l’élévation se poursuivra au-delà de 2100, même si le réchauffement est limité à 1,5°C4. Elle est aussi en partie inéluctable, car les réactions du système climatique interviennent avec un temps de décalage, de sorte que même une réduction drastique des émissions n’empêcherait pas le phénomène de se poursuivre pour un temps. À l’échelle de l’action humaine et pour l’altitude des plaines littorales narbonnaises, ces projections sont vertigineuses. Elles sont aussi tissées d’incertitudes, ce qui complique leur transfert vers une échelle locale.

Ce passage à l’échelle locale est d’abord difficile sur le plan épistémologique parce que les incertitudes associées aux modèles globaux se multiplient au fil des transitions d’échelles opérées par les « downscaling », c’est-à-dire les changements d’échelle pratiqués sur les modélisations. Pour prévoir, à partir de projections mondiales, l’élévation marine en Méditerranée, la manière classique de procéder consiste, en effet, à forcer un modèle climatique régional avec les projections d’un modèle de circulation générale (à l’échelle du globe) pour étudier leurs répercussions sur un système plus précis. À ces deux facteurs d’incertitudes (celles induites par les modélisations et celles qui s’y ajoutent au fil des changements d’échelles), s’ajoutent encore celles qui tiennent aux trajectoires des émissions anthropiques à venir, qui se répercuteront sur l’élévation de la mer. Sur les territoires de basse altitude, à l’instar des plaines littorales comme celles de l’Aude, une telle incertitude implique qu’il faut se préparer à des scénarios complètement différents. Surtout, au niveau local, ce qui importe davantage que l’élévation moyenne, ce sont les phénomènes de submersion ponctuels lors des tempêtes, où les effets de la houle et de la surcote se combinent. Ainsi est-ce un aléa 2100 de 2,40 m qu’a choisi de retenir le schéma de cohérence territoriale (SCOT) du Grand Narbonne en vue de ces risques de submersions marines.

Par ailleurs, le transfert de ces projections à l’échelle locale pose des problèmes politiques, car, concrètement, l’élévation du niveau de la mer soulève la question de ce que l’on appelait un « repli stratégique » et que l’on appelle désormais une « recomposition spatiale » quant à la répartition des activités et des habitats. Ce qui est lourd d’enjeux économiques, dans un espace de tourisme balnéaire, mais aussi symboliques, pour un territoire déjà marqué par une histoire de dépossession récente dont nous allons parler. Aussi, anticiper l’élévation des eaux ne peut pas consister à déterminer cette recomposition en appliquant les projections du GIEC, quoique le PNR s’appuie sur ses travaux et relaie ses messages, mais doit surtout amener à envisager cette recomposition spatiale avec les habitant·e·s. C’est ce que fait en partie la portion scientifique du programme « La Mer Monte », qui étudie la salinisation des terres littorales, en association avec les agriculteurs et les agricultrices, et que prolongent les expériences de médiation du programme.

 

Faire parler : Les médiations du PNR

À l’origine de ces médiations se trouve un constat liminaire, partagé par les agents du PNR : la montée des eaux n’est pas un problème ou plutôt pas un sujet pour les habitant·e·s – si bien qu’au PNR, on parle de déni. Que cache ce déni? Espoir technologique, ignorance ou minoration du problème? C’est ce que la spécificité du phénomène, à savoir son invisibilité, invite d’abord à penser. Le lent et progressif grignotage des rivages est difficilement perceptible dans une expérience quotidienne du littoral, tout comme l’on prend difficilement conscience du grandissement d’un·e enfant que l’on côtoie. Pourtant, l’on aurait tort de mésestimer la connaissance des habitant·e·s du littoral et de ses modifications. Différents témoignages d’habitant·e·s de longue date, recueillis par Hélène Dattler, artiste dont nous parlerons plus bas, l’indiquent : « des endroits qui étaient hors d’eau sont un peu plus dans l’eau […] Les gros coups de mer se sont rapprochés. Avant, tu en avais un tous les dix ans. Là, en cinq ans, il y en a eu deux ou trois forts5 ». Les voix des habitant·e·s, leur conscience des changements de la configuration des rivages et des risques interdisent de voir dans les habitant·e·s du littoral des « profanes épistémologiques6 ». Si donc il ne s’agit pas de méconnaissance, de quoi peut-il s’agir? On peut imaginer une défiance fondée historiquement, sur ce littoral profondément marqué par une politique d’aménagement descendante, dont les habitant·e·s les plus ancien·ne·s gardent un souvenir de dépossession ou d’expropriation pure et simple, aux yeux d’un représentant de l’association Écolocal, impliquée sur ces mêmes sujets. La diffusion de ce ressenti, à la suite de la Mission Racine entre les années 1960 et 1980, est mise en perspective par les travaux de V. Andreu-Boussut, sur le littoral de l’Aude, à travers certaines publications littéraires : « Robert Lafont publie, en 1967, La révolution régionaliste, où il dénonce la dépossession des ressources touristiques et le processus de "colonisation intérieure", formule qui connaîtra un certain succès. En 1980, les éditions Denoël publient la fiction littéraire Malaïque ou l’étang de feu du journaliste et écrivain Pierre Bosc, qui évoque l’expulsion d’une communauté de pêcheurs et de pêcheuses, incarnée notamment par deux frères au caractère ombrageux, devant les projets d’aménagement touristique d’un littoral touché de plein fouet par le déclin de la pêche7 ». La mémoire collective de cette politique d’aménagement descendante pourrait alors, en partie, expliquer le sentiment de défiance vis-à-vis de nouvelles consignes d’aménagements émises par des institutions exogènes. C’est, à mon sens, ici que le travail de médiation du PNR, qui constitue un pan du programme « La Mer Monte », prend tout son intérêt.

Les dispositifs de médiation sont imaginés par le PNR d’une façon expérimentale. Un atelier de réflexion participative du programme auquel j’ai pu assister s’articulait ainsi autour de cinq problématiques prioritaires : « rendre visible et appréhendable la question de l’élévation du niveau de la mer et des lagunes », « vivre avec des milieux et ressources en évolution permanente », « engager de nouveaux rapports à la mer en encourageant de nouveaux comportements », « reconnaître l’importance des rôles et des fonctions des zones humides pour la résilience du territoire », « penser une recomposition spatiale de manière engageante et choisie ». Y furent imaginés puis testés des prototypes de médiations pour engager la parole des riverain·e·s : tracés de lignes bleues aux niveaux des élévations projetées, « happenings » de dégustation d’eau salée pour faire parler de la salinisation des aquifères ou encore sensibilisation aux zones humides et à leurs ressources proposées aux passagers et aux passagères d’un train longeant l’un des étangs. Au cours de l’atelier se manifestait régulièrement le souci de rendre ces dispositifs non anxiogènes : en ceci, le nom du programme est judicieusement choisi, car il évoque la mer qui monte comme on parlerait de la nuit qui tombe, comme d’un phénomène naturel, habituel, normal – et c’est le cas, pour qui considère les variations du trait de côte dans un temps long, géologique. Ce type d’actions est représentatif d’une mission propre aux PNR, à savoir celle d’expérimenter de nouvelles formes d’actions publiques et collectives. Reprenant, au titre d’objectif, la distinction conceptuelle de Guillaume Simonet8, le PNR ambitionne par ce programme de contribuer à passer « de l’adaptation silencieuse à l’adaptation choisie », en faisant parler les habitant·e·s du sujet pour le porter à la discussion publique.

 

S’allier : La revalorisation des zones humides

Dans ce contexte de bouleversements rapides où la mer se fait menace, les habitant·e·s du littoral peuvent compter sur de nouveaux alliés9. En effet, selon les rivages, l’élévation est distincte, d’abord du fait des mouvements tectoniques pouvant rehausser le terrain, ou, à l’inverse, de tassements des terres, d’origine naturelle ou en lien avec une forte urbanisation. Mais surtout, l’élévation se décline selon les différentes vulnérabilités et résiliences des littoraux. Ainsi, les îles du Pacifique, où les eaux de l’océan s’élèvent plus rapidement qu’ailleurs (au rythme de 12 mm par an depuis 1900), sont-elles particulièrement vulnérables du fait de leur faible altitude, mais aussi très résilientes grâce à leurs mangroves, végétation dense qui « atterrit » les rivages et les renforce10. De façon similaire, sur le littoral qui nous intéresse, l’élévation du niveau de la mer donne lieu à une mise en valeur forte des zones humides, marais couverts de salicornes, prés salés et roselières, requalifiées dans ce contexte comme des espaces pourvoyeurs de services d’atténuation et d’adaptation : par leur captation de carbone, pour le premier aspect, et par le rôle de tampon qu’elles jouent lors des tempêtes et des « coups de mer », phénomènes d’élévation temporaire menaçant les littoraux de submersion, pour le second. On peut voir dans cette revalorisation une stricte application du conseil émis par le GIEC, qui met en avant la restauration des milieux naturels côtiers comme technique d’adaptation à l’élévation marine. Pourtant, l’interpréter comme une simple application de directives scientifiques « venues d’en haut » serait négliger ce que ce choix implique de rupture avec les précédents dispositifs de « défense contre la mer », comme les appellent encore les textes datant de quelques décennies : construction de digues, de brise-lames, renforcement de plages par ré-ensablement. Le fait de compter non plus sur des techniques de maîtrise des aléas mais sur des espaces naturels comme des alliés initie un changement de représentations double : vis-à-vis de la persistance d’un espoir technologique, l’impossibilité assumée dans les messages du PNR d’une gestion par solutions techniques de « défense contre la mer » invite à une reconsidération de la maîtrise humaine sur l’élément marin. Vis-à-vis des entités naturelles, leur mise en avant comme autant de solutions ou de pourvoyeurs de services dans le cadre de la reconfiguration littorale qui s’amorce transforme le regard sur ces espaces longtemps négligés, malaimés. Ce changement des représentations est sans doute encore plus frappant dans une région dont l’aménagement est ancien, qui a longtemps consisté essentiellement en l’assèchement de ces zones humides inquiétantes, emplies de moustiques, parfois malodorantes, espaces de vide ou de maladies et qui se trouvent désormais requalifiées en tant qu’alliés.

Si donc les calculs des instances scientifiques permettent d’anticiper, dans la mesure du possible, le phénomène, les médiations du PNR, d’en faire parler et de le mettre en débat, et les zones humides, de le ralentir, quel rôle jouent les approches par l’imaginaire proposées par les artistes invités en résidence par le pôle culturel du PNR?

 

Styliser : Les mise en images d’Enrique Ramirez

L’idée des approches sensibles comme forme de médiation culturelle prend sens dans l’histoire institutionnelle du parc, marquée par le passage d’une productrice de radio dans la mise en place d’un pôle culturel fort. Les actions de ce pôle se structurent notamment autour de l’axe « Territoire réel, imaginaire, rêvé », un thème qui va bien au-delà d’une esthétisation de l’espace narbonnais ; il s’agit plutôt de proposer à des artistes de s’installer en résidence au Parc pour proposer une production qui sera un alliage de leur sensibilité propre et du territoire habité qui l’inspire. Dans le cadre de « La Mer Monte », la directrice du Pôle culturel a choisi d’inviter trois artistes, dont deux ayant déjà effectué leur résidence : le plasticien chilien Enrique Ramirez et l’architecte, comédienne et scénographe Hélène Dattler. J’ai pu entendre chaque personne parler de son travail. Quoiqu’elle et il affirment tout·e·s deux s’être senti·e·s pris·e·s au dépourvu, au premier abord, face à cette problématique « de scientifiques », elle et il ont cherché, chacun·e par leurs moyens d’expression, à ouvrir d’autres problèmes. Quelles sont ces pistes ouvertes par les imaginaires?

Enrique Ramirez, plasticien et cinéaste chilien, a été judicieusement invité par la responsable du pôle culturel du PNR, à la suite de son travail cinématographique Océan, fresque documentaire poétique et politique sur la traversée transatlantique d’un cargo, des rives chiliennes au nord de l’Europe en passant par le canal de Panama. Le thème de l’océan, récurrent dans le travail de Ramirez et intriqué à une biographie personnelle, trouvait alors en narbonnaise un site d’expression propice à l’occasion du programme La Mer Monte. « Comment rendre visible l’invisible? » : c’est la question qui a animé son travail, éminemment visuel, uni par une forte stylisation du phénomène. Le premier court métrage qu’il a proposé au public au Théâtre-Cinéma de Narbonne en novembre 2019, Chant pour el mar, livrait une prosopopée, celle d’une mer chantée par une famille en errance, semblant voguer à la dérive sur une chaloupe ancienne, dans l’un des étangs du territoire du PNR, étrangement immobile au large des rivages. Comme dans le long-métrage qui a conduit la responsable du pôle culturel à l’inviter, se lisait dans ce travail le délicat alliage d’une mer entendue poétiquement et politiquement, comme tout à la fois espace de liberté et d’errance prolongée, de migrations forcées auxquelles la Méditerranée est tristement associée aujourd’hui. Dans ses productions suivantes pour « La Mer Monte », les moyens et courts-métrages « Lauso la mare et tente’n a terro » et « Effacer le monde », présentés en exposition à la Chapelle des Pénitents Bleus de Narbonne en juillet et en août 2020, cette veine se précise. Dans la première de ces productions dont le titre reprend le proverbe provençal « Fais l’éloge de la mer et tiens-toi à terre », Enrique Ramirez propose un film en diptyque, rythmé par le basculement entre un discours scientifique tenu à l’ouverture et une approche stylisée. Dans les premières minutes, à l’abri d’une embarcation, ramant régulièrement, un personnage explique et commente l’élévation des eaux jusqu’à un temps de rupture où, troublant le rythme de son discours jusqu’alors rationnel et quasi pédagogique, il souffle : « on l’entend… elle approche. » Le film alors chavire et, dans le second temps, amorcé par un long plan « traveling » au-dessus d’une mer écumeuse, deux silhouettes, d’abord sur le rivage, puis de plus en plus englouties par l’eau, s’imaginent poissons, bateaux, parlent de froid mais aussi d’images maternelles portées par l’élément marin, puis font corps avec cet élément qui finit par les submerger, et sans doute, les réinventer métaphoriquement. À nouveau, son travail, que la musique, la technique et les textes poétiques animent et esthétisent, rendent l’événement poétique plutôt que tragique. C’est cette même idée de réinvention que nous montre « Effacer le monde », où, associée à la voix de Guillaume Simonet en fond sonore, est filmée une séquence d’effacements et de recréations lithographiques : une page disparaît sous l’écriture d’une autre, suggérant de donner à la disparition du rivage le sens d’un palimpseste, ces anciens parchemins sur lesquels les strates d’écriture se juxtaposent.

 

Écouter : La collecte de récits d’Hélène Dattler

Très différent et au plus proche des habitant·e·s est le travail d’Hélène Dattler, architecte de formation, comédienne, scénographe et membre (entre autres) du collectif artistique de l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine (ANPU), familier des approches de l’espace par l’imaginaire. Elle a fait le choix d’explorer les relations intimes des habitant·e·s du littoral avec la mer, d’interroger le sens d’une vie menée, ou recommencée, à proximité du rivage :  La mer qui monte en moi11, le livret qu’elle signe, est sous-titré Collecte de récits et laisses de soi. Ce travail a donné lieu à une ballade sonore, longtemps reportée du fait de la pandémie. Proposée aux visiteur·e·s du PNR le dimanche 13 septembre 2020, cette ballade associait l’écoute au casque de témoignages recueillis par l’artiste au cours de sa résidence, mis en musique, à la déambulation sur un sentier de basse altitude, donnant sur les anciens salins de la réserve naturelle régionale de Sainte-Lucie, lieu phare du territoire du PNR. Ce faisant, Hélène Dattler offrait aux habitant·e·s (car, pour plusieurs, celles et ceux qui avaient témoigné étaient présent·e·s) une mise en représentation de leur parole, qui connut un grand succès dans le public venu se livrer au jeu itinérant.

Quittant le temps de la prospective, l’abscisse implacable des projections modélisées, le temps des mandats et des aménagements, c’est dans un temps vécu, individuel, atavique parfois, que Datler situe son propos. Le point de départ demeure la peur de la submersion : « J’ai peur de la mer. J’ai toujours eu peur d’elle. Depuis que je sais qu’elle monte, ma peur ne cesse de grandir. Je l’imagine laper la pierre des maisons, croquer le béton, s’insérer dans chaque ouverture, chaque fenêtre, chaque fissure. Les habitants. La mer va manger leurs racines. Je les vois partir les bras remplis d’affaires, quelques souvenirs sauvés des eaux, la mine défaite, marchant vers un horizon renversé12 ». Pourtant, ce motif est rapidement écarté en faveur de thèmes plus positifs, cherchant ce que peut signifier, pour des vies humaines, de se lier intimement à l’élément marin. Aussi explore-t-on, au fil de mots confiés, le sens d’une « relation impérieuse » à la mer, construite en grandissant à ses côtés, ou celui d’un attachement transmis, avec joie ou regret, refoulé parfois, réapparu alors : « La mer et les bateaux, c’était tellement imprégné chez moi (sic) que j’ai quitté mon métier et qu’à cinquante-cinq ans, ce rêve s’est réalisé : avec mon fils, j’ai créé une activité de promenade en mer. Cette enfance près de la mer et ce contact avec l’eau se sont répercutés trente ans après13 ».

Apparait, surtout, ce que la mer apporte à une existence, de force, de mystère, de liberté : « La mer ne peut pas faire d’une personne qui vit avec elle une mauvaise personne. Elle est tellement ouverte… C’est un milieu, plus on s’enfonce dedans, moins il devient hostile. C’est aussi cela qui la fait grandiose14 ». L’attachement des habitant·e·s à ce milieu, qui borde leurs habitats, habite leurs vies, se trouve ainsi écouté avec une attention soutenue, archivé, rendu visible, esthétisé. Les histoires qu’elle recueille ne sont pas iréniques pour autant, qui livrent les échos de dynasties d’apnéistes, parfois victimes d’accidents, et explorent cette intensification du sentiment de liberté toujours conjoint à l’ampleur de la solitude et des risques, qui survient lorsque l’on est en mer. Les souvenirs des « coups de mer », ces hausses subites de la mer par gros temps, prennent des allures d’anticipation, par les images de submersion mais aussi d’isolement qu’ils livrent, car la topographie du territoire amène, dans les projections, certains espaces à se trouver en situation d’insularité : « La montée des eaux sur l’île de Sainte-Lucie, c’était après un coup de mer. Deux énormes cargos s’étaient échoués sur la plage de la Vieille Nouvelle. On est restés quinze jours coincés à Sainte-Lucie en autonomie complète. Il n’y avait plus de canal, plus de chemin de halage, plus d’étang de l’Ayrolle, plus d’étang de Bages, plus rien. C’était la mer15 ». Pourtant, à ces souvenirs à première vue angoissants, se joignent, dans les témoignages, la conscience profonde des aléas liés à la proximité du milieu marin et leur acceptation : « Pour moi, ce n’est pas nouveau. La mer a toujours envahi le village et les plages ici. On sait que cette entrée des eaux va être de plus en plus forte. Les ancien[·ne·]s et moi avons le sentiment profond que l’eau monte et que nous sommes fragiles sur la côte. On sait cela16 ». Cette conscience se tient à distance de l’orgueil d’une compréhension totale des mouvements de la mer (« On a vu des houles se former de manière brutale sans vent alors qu’on était en pleine mer. Tu ne sais pas d’où elles sortent. Quelques vagues de submersion sont arrivées. Qu’est-ce qu’on peut faire? On sera où on sera17 ») ainsi que d’une ingénierie littorale, qui prétendrait lutter contre l’élévation : « L’eau peut monter effectivement. Mais monter les sols de trois mètres pour être hors d’eau et faire des barrières partout : non! Il faut vivre avec son milieu et pas aller contre [lui]18 ». Ces témoignages, riches d’une connaissance sensible toute autre que celle des modélisations, de savoirs propres à une familiarité, une pratique des lieux, une temporalité autre que celles des prévisions, portent avec eux une autre vision de l’élévation des eaux. Il me semble qu’on peut comprendre son travail comme une maïeutique, un travail herméneutique dans l’expression de quelque chose comme une condition littorale, élaboré sur des médiations : souvenirs d’enfance, objets symboliques, répétitions familiales, rêveries face à l’horizon, autant d’objets transitionnels par lesquels l’artiste révèle les liens entre les habitant·e·s du rivage et cette immense présence, conduisant à cette furieuse nécessité de vivre sur un bord de mer. Car c’est la conclusion que tire Hélène Dattler de son travail : « Il faut beaucoup l’aimer pour accepter qu’elle monte19 ».

Ce à quoi le travail d’Hélène Dattler aboutit peut alors être rapproché des conclusions d’une anthropologue, qui, s’intéressant à la même problématique chez les habitants d’un parc naturel au Costa Rica, remarque que « les [habitant·e·s locales et] locaux, les rangers, les biologistes travaillant dans cet espace et même les visiteur·e·s ont remarqué que la mer monte chaque année. Certain·e·s en donnent une explication par le changement climatique, d’autres en disent simplement que “la mer reprend ce qui lui appartient”. La plupart de ces attitudes se fondent sur de l’empirisme. Ce sont des conclusions tirées de leurs expériences au fil du temps, comme ces personnes sont en lien avec la matérialité de leur environnement. […] Leur positionnement, dès lors, ne consiste pas à maîtriser ou administrer ces matérialités, mais est plutôt de l’ordre d’une observation à travers le temps, d’une coopération et, surtout, d’une adaptation à une terre et une mer qu’[elles et] ils savent être constamment changeantes20 ».

Dans les approches sensibles que nous avons souhaité mettre en avant, l’objectivité du regard scientifique est doublement écartée. D’abord, par ce que ces artistes ont cherché : histoires de vie, de souvenirs, de rêves, d’humeurs, de pratiques ou d’images poétiques. Mais aussi par ce qu’elles et ils ont mis d’elles et eux-mêmes, dans cette recherche, ainsi que d’Hélène Dattler, qui consignant, co-signant, s’alliant aux récits des habitant·e·s, archive ce qu’aucun protocole scientifique ne saurait reproduire : « J’écoute, pour recueillir les fragments d’histoires individuelles, pour retenir un patrimoine intangible. Je prends de la distance, puis j’écoute encore, pour garder l’essentiel, pour inviter chaque lecteur [et chaque lectrice] à se rappeler ses premiers contacts avec la mer ». De même d’Enrique Ramirez, que sa façon de s’emparer du thème a conduit vers une stylisation méditative de l’errance, de la peur, de la disparition et de leurs autres sens possibles. L’association de leurs caractères artistiques distincts trouve une cohérence et ébauche une conclusion étrange, qui pourrait s’apparenter à une mise en avant de la vulnérabilité plutôt que de la force. À l’opposé d’une culture du risque, fondée sur les prévisions et l’agir technique, de telles initiatives initient une culture de la vulnérabilité, entendue comme condition existentielle, intriquée à l’expérience sensible et à l’attachement à un territoire, et participent à rendre cette culture commune, ce qui pourrait bien être de première importance pour notre condition contemporaine.

Crédit photo : EdWhiteImages, Pixabay, https://pixabay.com/fr/photos/de-d%C3%A9fense-contre-la-mer-digue-mer-48...

1 IPCC, « Chapter 3 : Impacts of 1.5°C of Global Warming on Natural and Human Systems », Special Report : Global Warming of 1.5°C, 2018, p. 225, www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2019/06/SR15_Chapter3_Low_Res.pdf ;

Concernant la Méditerranée, le récent rapport du MedECC (Mediterranean Experts on Climate and Environmental Changes) indique que « le niveau de la mer en Méditerranée a augmenté de 0,7 mm par an18 entre 1945 et 2000 et de 1,1 mm par an entre 1970 et 2006. On constate une accélération de l’élévation du niveau de la mer ces deux dernières décennies atteignant environ 3 mm par an. » ; MedECC, Les risques liés aux changements climatiques et environnementaux dans la région Méditerranée, 2019, p.8, www.medecc.org/wp-content/uploads/2018/12/MedECC-Booklet_FR_WEB.pdf

2 IPCC, « Summary for policy makers » Special Report : Global Warming of 1.5°C, section B.2.1, 2018, www.ipcc.ch/sr15/chapter/spm/

3 Fanny Adloff et coll., « Mediterranean Sea response to climate change in an ensemble of twenty first century scenarios », Climate Dynamics, 45(9‑10), 2015, 2775‑2802. C'est notamment sur ce travail que s'appuie le Groupe de Recherche sur les Evolutions du Climat en Provence-Alpes-Côte-d'Azur (GREC-PACA devenu GREC-SUD).

4 IPCC, op. cit., section B.2.2.

5 Hélène Dattler, La mer qui monte en moi: collecte de récits et laisses de soi, Sigean : Éditions du Parc Naturel Régional de la Narbonnaise en Méditerranée, 2019, p 71.

6 La notion de « profane épistémologique », conçue pour ressaisir la présupposition, de la part des experts, d’un public peu averti, est notamment employée par Nicolas Rocle, Bruno Bouet, Silvère Chasseriaud et Sandrine Lyser, 2016, « Tant qu’il y aura des "profanes"… dans la gestion des risques littoraux. Le cas de l’érosion marine à Lacanau », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, 16(2), 2016, doi.org/10.4000/vertigo.17646

7 Vincent Andreu-Boussut, La nature et le balnéaire - Le littoral de l’Aude, Paris : Éditions de L'Harmattan, 2008, p. 95.

8 La distinction est proposée par Guillaume Simonet, « De l’ajustement à la transformation : vers un essor de l’adaptation? », Développement durable et territoires, 7(2), 2016, doi.org/10.4000/developpementdurable.11320

9 J’emploie ce terme d’alliance en écho volontaire au titre de l’article de Baptiste Morizot, « Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diplomatique avec le vivant », Tracés, 33, 2017, doi.org/10.4000/traces.7001

10 Patrick D. Nunn, Augustine Kohler et Roselyn Kumar, « Identifying and assessing evidence for recent shoreline change attributable to uncommonly rapid sea-level rise in Pohnpei, Federated States of Micronesia, Northwest Pacific Ocean », Journal of Coastal Conservation, 21(6), 2017, 719‑730.

11 Hélène Dattler, op. cit. Ce livret, recueil de témoignages recueillis librement par l’artiste et organisés en sections, a été publié par le PNR dans la collection « Territoire réel, imaginaire, rêvé », en 2019, et a été performé lors des ballades sonores du 13 septembre 2020 à la Réserve Naturelle Régionale de Sainte-Lucie.

12 Hélène Dattler, ibid., p. 9.

13 Hélène Dattler, ibid., p. 15.

14 Hélène Dattler, ibid., p.37.

15 Hélène Dattler, ibid., p. 67.

16 Hélène Dattler, ibid.

17 Hélène Dattler, ibid.

18 Hélène Dattler, op. cit., p. 71.

19 Hélène Dattler, propos recueillis directement auprès de l’autrice.

20 Traduction libre de Marine Fauché pour Alessandra Baltodano Estrada, « A Matter of Time », Minding Nature, 13(1), 2020, p. 53."It was no surprise, then, when I started asking people around the park what they imagined would happen to the place in a thousand or a million years, that their imaginaries were filled with a “reclaiming” sea. Local residents, rangers, biologists working in the area, and even visitors have noticed that the sea is rising every year. Some gave an explanation of rising seas as an effect of climate change; others simply used phrases like “the sea is taking what is his.” Most of these attitudes are based on empiricism. They are conclusions drawn from what these people have experienced over time as they relate to the materiality of their surroundings. They have to notice and care about what the sea and the rocks do because their craft, their profession, their knowledge about the world, and simply their daily lives are contingent on the trajectories of these things. Their position, therefore, is not of mastering or administering these materialities, but instead it is one of observation across time, cooperation, and, mainly, adaptation to a land and sea they know to be in constant change."

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