La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale : entretien avec Dalie Giroux

Culture
La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale : entretien avec Dalie Giroux
Entrevues
| par Sophie Del Fa |

Entrer dans l’œuvre de la professeure de théorie politique Dalie Giroux, c’est plonger dans ce qu’elle appelle une « phénoménologie de l’espace dans l’Amérique du Nord-Est. Elle s’intéresse aux phénomènes de circulation, comme ceux entre la maison et le travail par exemple, et d’habitation dans les foyers, mais aussi dans les transports en commun. Et ce, avec une perspective postcoloniale qui s’ancre dans une histoire amérindienne de l’Amérique. Avec une démarche qu’elle qualifie de « réaliste-réflexive », qui mêle des auto-enquêtes photographiques de ses propres mouvements et des analyses sémiotiques du territoire, l’autrice offre avec La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale, un livre d’orientation pour comprendre comment se constituent les espaces contemporains dans lesquels nous habitons et pour saisir les rapports de pouvoir qui y circulent.

Ce recueil de huit essais (parfois complexe pour les non initiées et initiés), écrits entre 2003 et 2013, est une prise de conscience de notre condition humaine en Amérique du Nord-Est et nous invite à nous réapproprier les « territoires » qui ont été dépossédés et colonisés. Sa prémisse de départ est la suivante : nous sommes des êtres circulants et circulés aliénés dans un monde mondialisé. Autrement dit, nous circulons sans cesse (souvent en tournant en rond : maison-travail-maison), mais nous nous faisons aussi circuler (notamment par les routes qu’il faut suivre, par les relations de pouvoir, par les lois qui dictent les conduites, etc.). De plus, Dalie Giroux insiste à plusieurs reprises, dans la première partie du livre, sur le fait que, dans le monde d’aujourd’hui soumis au capitalisme néolibéral, « la stagnation est le recul et le stationnement, c’est la mort ».

Pourtant, Dalie Giroux nous invite à nous arrêter, à nous stationner et finalement à nous (re)trouver, en posant quatre questions fondamentales :

Comment vivre sur la terre et comment y vivre sans vivre la conquête? Comment habiter sans exproprier? Comment se spatialiser sans se constituer comme extériorité à soi-même? Que faire du paysage postindustriel et postimpérial, s’il s’agit d’y vivre?

En proposant d’arrêter le mouvement infernal de notre monde, Dalie Giroux meurt-elle? Bien au contraire, elle (re)vit. « Il faut tout faire pour bricoler des communautés là où on se trouve et lâcher les groupes d’affinité. Il faut arriver à s’inscrire dans des lieux où on ne se sent pas nécessairement confortable. Il n’y a pas de luttes trop petites, mais il faut bricoler des lieux de tous les types », explique-t-elle en entrevue téléphonique.

Dans la première partie de l’ouvrage, elle décrit ce qu’elle appelle « la machine à circuler » mise en place par le capitalisme néolibéral qui produit et qui extrait la valeur marchande de la Terre, la désertifiant. Puisant chez plusieurs philosophes, en particulier Heidegger, Husserl, Deleuze, Spinoza ou Carl Schmidt, elle propose une « phénoménologie de la prise de terre » en présentant l’humain comme configurateur du monde. C’est une partie qu’elle qualifie de tactilei puisqu’elle décrit un monde d’abondance destructeur de la nature et de nous-mêmes. La deuxième partie esquisse de manière juridique une nouvelle manière de penser et d’agir en politique en présentant une « autre histoire de l’Amérique » qui prend comme ancrage l’histoire autochtone. Elle montre dans quelle mesure l’Amérique est une « construction » créée par une histoire de colonisateurs qui a tué celle des autochtones et leurs récits mythiques, tuant ainsi, par le même coup, la multiplicité des rapports au monde pour en imposer un seul et unique. Ce dernier étant celui de la consommation, de la transformation des objets en marchandise, d’un éloignement vis-à-vis de la Terre et de la nature et d’un désenchantement du monde.

Philosopher un non-lieu

Pour comprendre pleinement La généalogie du déracinement, il faut connaître le parcours et l’approche de Dalie Giroux et le replacer dans son œuvre. Professeure agrégée à l’Université d’Ottawa, originaire du sud de Québec, autrice, entre autres, de Contr'hommage pour Gilles Deleuze, elle vit aujourd’hui en Outaouais. Ses recherches puisent dans son intérêt pour l’histoire des idées politiques dans la suite de son doctorat qu’elle a complété en 2003. Elle est animée par le souci d’explorer les liens entre les lieux et l’espace/temps. Et elle est pétrie par le refus de l’universalité des idées et par la fin des grands récits. De plus, elle est animée par la compréhension de l’accès au savoir et à la culture et entreprend de décloisonner le tout à partir d’une autre histoire : une histoire que l’on ne raconte pas, une histoire invisible, une histoire autochtone. « Je vis dans un non-lieu de la philosophie : un territoire où la philosophie n’arrive pas à exister, un territoire importateur de culture et de pensée plus que producteur de celles-ci », explique-t-elle.

En effet, elle pense en termes de multiplicité des récits. Alors que nos livres d’école nous imposent une seule histoire, Dalie Giroux montre qu’il existe plusieurs récits et plusieurs manières de « faire l’histoire ». Marquée notamment par l’ouvrage Pour une histoire amérindienne de l’Amériqueii, elle veut souligner l’existence de trajectoires multiples qui font l’hybridité de notre monde soumis à une norme unique.

Mais peut-être que Dalie Giroux ne réalise pas qu’elle « philosophise » ce « non-lieu philosophique » en faisant justement émerger, de ce territoire, un langage unique et nouveau. Elle le fait à travers ce qu’elle appelle « un vécu épidermique », c’est-à-dire une orientation de pensée qui se réalise à partir du corps et de ce qui l’affecte. Elle veut produire une pensée englobante pour que tout fonctionne ensemble : que ce soit sa pratique professorale, ses implications militantes et syndicales et ses relations de voisinage.

Bricoler de nouveaux territoires

Par ailleurs, La généalogie du déracinement est un livre théorique qui manque à certains égards de propositions concrètes pour que nous puissions en saisir toute la portée. Pourtant, Dalie Giroux ne manque pas d’idées et d’outils pour résister et créer de nouveaux territoires. Forte d’expériences d’actions directes et d’écritures militantes, la clé de la transformation est, selon elle, à trouver dans l’autogestion et la militance municipale et locale : « Restez où vous êtes! », incite-t-elle à faire. Elle invite à ne pas s’éloigner de nos lieux de vie, et à agir de là où nous sommes pour bricoler de nouveaux territoires : « Je crois à l’action dans la zone subalterne, mais pas dans une sorte de pureté morale. Je ne suis pas contre l’institution et je ne suis pas contre l’argent. On est rendu à faire du bricolage intensif et ça exige beaucoup d’engagements. Il faut tout faire, mais pour vrai », lance-t-elle. Par bricolage intensif, elle décrit des actions locales aux outils multiples : il ne faut pas avoir peur d’allier nos forces et nos modes d’action (que ce soit l’autogestion, l’implication dans des syndicats, aller parler à sa voisine ou son voisin…).

En allant au-delà de l’opacité de l’ouvrage, il faut parcourir l’œuvre de Dalie Giroux dans son ensemble. En effet, son travail offre plusieurs outils pour résister au mouvement infernal que nous impose le système capitaliste néolibéral. Comme elle invite à le faire, si on lit entre les mots et si on se place dans les interstices de sa pensée, on découvre aussi dans cet ouvrage (et dans son œuvre) une invitation à réintroduire la poésie. Une poésie comme « langue vernaculaire », me dit-elle, et comme « micromédiation » qui ferait entendre de nouvelles formes de vie pour avoir une prise directe avec le monde. La poésie comme outil pour réécrire de nouveaux récits qui nous émanciperaient de la norme pour désinvisibiliser des histoires et des espaces trop longtemps restés cachés.

 

Le livre La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale a été publié aux Presses de l’Université de Montréal en 2019.

CRÉDIT PHOTO : Pavel Czerwinski, Unsplash

i Voir la vidéo de la causerie organisée à la librairie Le port de tête avec l’autrice en février 2019.

ii Georges E. Sioui, 1999, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », Québec.

Ajouter un commentaire