La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée

Environnement
La financiarisation de l’eau : comment profiter d’une ressource précarisée
Analyses
| par Elizabeth Leier |

Ce texte est extrait du recueil Faires des vagues. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Ce n’est qu’en 2010 que l’Organisation des Nations unies (ONU) a déclaré que l’accès à l’eau potable était un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [sic][1] ». Cette déclaration est toutefois contredite par la réalité de l’accès à l’eau, puisque deux milliards de personnes peinent encore à accéder à cette ressource vitale[2]. Plusieurs organismes et pays — dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), WaterAid et les pays qui participent au programme UN-Water dirigé par les Nations unies — affirment mettre en œuvre des efforts pour contrer cette situation. Malgré ces initiatives, on assiste à un mouvement sans précédent d’appropriation de l’eau, compromettant ainsi son accès.

L’appropriation de l’eau s’inscrit dans le processus de néolibéralisation des ressources humaines et planétaires. C’est à travers les mécanismes du marché qu’une petite poignée d’individus accaparent les ressources hydriques du monde. Ces personnes s’enrichissent ensuite à travers la rente et la spéculation, transformant ainsi l’eau en marchandise financiarisée. La valeur de l’eau est donc liée aux cours arbitraires du marché et non, paradoxalement, à son caractère vital.

La financiarisation reste un processus peu compris en dépit de son omniprésence et de son importance indéniable. Ce chapitre sera consacré à l’analyse de ce phénomène. Les pages qui suivent présenteront le processus de marchandisation et de financiarisation de l’eau dans le monde, puis exposeront la situation montréalaise, qui reste encore largement inexplorée. Enfin, il sera question d’un mouvement de résistance politique au néolibéralisme, celui des communs.

Deux mouvements opposés

Le stade actuel du capitalisme se caractérise par un mouvement de privatisation continuel. Sous l’égide du néolibéralisme — raison politico-économique prônant l’enrichissement individuel comme finalité ultime —, les ressources nécessaires à la vie humaine, qui étaient autrefois à l’abri de la privatisation, sont désormais soumises aux lois du marché[3]. Ce mouvement, dont la financiarisation fait partie, constitue un processus historique et politique, incarné tant par les politiques nationales et le développement de la haute finance que par la monopolisation accrue des ressources matérielles (les profits croissants pour les PDG et les actionnaires), environnementales (les ressources naturelles, dont l’eau) et intellectuelles (le brevetage et la propriété intellectuelle).

Le projet néolibéral s’est développé à la suite des politiques progressistes des Trente glorieuses[4]. Le modèle de l’État-providence, apparu à la suite des guerres mondiales, s’est vu progressivement démantelé par une série de réformes visant à redéfinir le rôle de l’État. Les élections de Ronald Reagan (président des États-Unis de 1981 à 1989) et de Margaret Thatcher (première ministre de l’Angleterre de 1979 à 1990) sont emblématiques de cette période; la fameuse déclaration « There is no such thing as society », prononcée par cette dernière en 1987[5], rend bien compte de l’idéologie naissante du néolibéralisme. Si l’État-providence se présentait comme l’institutionnalisation de la souveraineté et de la solidarité populaires — incarnées par l’offre de services publics aux citoyen·ne·s —, l’État néolibéral se définit quant à lui par un mouvement de désolidarisation et de dépossession au service de l’intérêt économique privé[6].

Cette raison politico-économique prône donc la privatisation des institutions publiques, qui autrefois étaient les domaines exclusifs de l’État et du commun. Les institutions qui échappent à cette vague de privatisation sont néanmoins soumises aux diktats managériaux de la raison néolibérale, ce que le sociologue Alain Deneault qualifie de gouvernance totalitaire[7]. On assiste alors à un processus d’optimisation des ressources qui est en réalité une forme d’austérité budgétaire dirigée contre les services publics. À l’inverse, certains domaines particuliers tels que la police, qui assure la défense de la propriété privée, sont davantage financés. Le projet néolibéral se résume ainsi : limiter le rôle de l’État à la protection de la propriété.

À partir des années 1970, un mouvement sans précédent de privatisation des ressources et des services publics se met en œuvre, passant des écoles aux prisons et des transports collectifs à la gestion d’infrastructures. De plus, les collaborations entre les secteurs public et privé se répandent, prenant souvent la forme de partenariats public-privé, ou PPP[8].

La financiarisation est un processus symptomatique du mouvement de privatisation néolibéral. Ce terme réfère, comme l’expliquent les chercheur·euse·s Julia Posca et Billal Tabachount, « à la transformation de l’économie — et de la société en général — en fonction des logiques financières[9] ». En d’autres mots, la financiarisation implique l’assujettissement de l’économie dite « réelle » aux mécanismes de la haute finance. Alors que la valeur est traditionnellement produite par l’économie réelle, c’est-à-dire par les processus matériels de production et d’échanges de biens et de services, la financiarisation fait en sorte que la valeur est davantage créée par les mécanismes financiers du marché. Pensons ici à la spéculation boursière qui permet aux actionnaires de sociétés d’accroître leurs profits. Or, la valeur produite par le marché financier est instable puisqu’elle relève de la réalité impulsive des échanges en bourse. Cette fluidité fait en sorte que les actionnaires majoritaires des sociétés ont fréquemment intérêt à maximiser les gains à court terme, ce qui engendre une instabilité économique. Par ailleurs, cet intérêt à court terme se traduit concrètement par les décisions des gestionnaires de société, qui ont pour principal mandat d’optimiser le rendement de l’entreprise afin de plaire aux actionnaires.

La financiarisation profite également aux rentier·ère·s, puisqu’elle permet de faire fructifier en bourse la valeur extraite par les rentes[10]. Cette valeur est, a fortiori, plus stable que celle produite au sein des entreprises traditionnelles qui doivent gérer leurs ressources en continu. Les rentier·ère·s n’ont rien à produire, et peuvent se satisfaire d’extraire la valeur. La financiarisation a donc entraîné une prolifération des rentes. En effet, on constate que plusieurs profitent du contexte politico-économique pour mettre la main sur les ressources matérielles (la terre, l’infrastructure) et intellectuelles (le brevetage, la propriété intellectuelle) pour ensuite les louer au reste de la population. Ce phénomène a été comparé par des expert·e·s, tel·le·s Brett Christophers[11] et Silvia Federici[12], au processus d’accumulation initial du capitalisme — l’enclosure — qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, s’est manifesté par l’appropriation forcée des terres agricoles communes par l’élite économique. Dans son texte, Christophers cible, par exemple, les infrastructures de distribution d’Internet, celles-ci étant détenues à très forte majorité par des intérêts privés qui en louent l’usage aux entreprises, qui elles, fournissent l’accès aux ménages. Quant à elle, Federici parle de l’imposition des mécanismes financiers au-delà des frontières occidentales et de l’appropriation des ressources dans les pays du Sud.

Plusieurs économistes parlent donc aujourd’hui de new enclosure, c’est-à-dire du mouvement d’appropriation de sphères sociales, intellectuelles et environnementales qui sont, par le fait même, isolées du patrimoine collectif. Il s’agit, comme le décrit le théoricien marxiste David Harvey, d’une forme d’« accumulation par dépossession[13] ».

L’appropriation de l’eau : un enjeu du XXIe siècle

Le rapport humain à l’eau est fondamental, car il s’agit non seulement d’une ressource vitale qui assure notre vie et notre reproduction à travers l’hydratation, mais aussi d’une ressource qui est employée pour la production agricole, énergétique, sanitaire et ainsi de suite. Depuis 2016, près de 10 millions de personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient pas accès à l’eau[14]. Or, la vitalité de l’eau ne l’exempt pas des dérives néolibérales. La distribution et la gestion de cette ressource essentielle sont aujourd’hui largement confiées au domaine privé, à travers l’appropriation et la sous-traitance.

Ce qui préserve sans doute l’eau d’une privatisation totale, c’est la perception de son abondance. En effet, plus de 70 % de la surface terrestre est occupée par des plans d’eau. Sur ces 70 %, toutefois, seuls 3 % constituent de l’eau douce et potable. L’eau que l’on retrouve sous la surface terrestre, souvent utilisée pour abreuver les populations urbaines, est, quant à elle, difficilement accessible et peu renouvelable. Ainsi, une consommation importante de l’eau souterraine entraîne rapidement un épuisement de la ressource.

Aujourd’hui, la plupart des gens sont sensibilisés au fait que l’eau est une ressource précaire. Depuis les 30 dernières années, de nombreuses villes occidentales, dont Los Angeles et Melbourne, vivent régulièrement des cycles de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau[15]. Les citoyen·ne·s sont alors prié·e·s de réduire de manière importante leur consommation. Dans les pays du Sud, le manque d’eau potable se fait sentir comme une perturbation de plus en plus fréquente alors que des villes comme Mexico et Le Cap anticipent un manque d’eau potable dans les prochaines années. Actuellement, trois personnes sur dix peinent à accéder à l’eau potable[16].

L’eau est donc désormais un sujet d’étude fertile en économie politique. D’une part, la gestion et la distribution de cette ressource présentent de nombreux défis politiques. D’autre part, plusieurs acteur·rice·s économiques, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont perçu la précarisation anticipée de l’eau, causée par le changement climatique, comme une occasion d’enrichissement. La réalité de l’eau au XXIe siècle est donc paradoxale, car alors qu’on constate que l’accessibilité à cette ressource vitale diminue globalement, on assiste parallèlement à une course menée par quelques individus pour tenter de se l’approprier. La déclaration formulée par l’ONU en 2010 voulant que l’accessibilité à l’eau constitue un droit inviolable accentue cette contradiction.

L’eau : une marchandise financiarisée

L’appropriation de l’eau peut s’effectuer de différentes façons. La manière la plus directe de se l’approprier consiste à privatiser la ressource elle-même, c’est-à-dire d’en permettre l’achat par une entreprise privée. La privatisation s’accompagne donc du phénomène de marchandisation, puisque l’eau devient par le fait même une marchandise. L’un des exemples les plus extrêmes est celui du Chili, le seul pays où l’on a privatisé l’entièreté des réserves d’eau potable. L’adoption de la loi sur l’eau en 1981[17] — période où ont été déployé en masse des politiques néolibérales dans ce pays qui aura servi de cobaye aux théoricien·ne·s de ce courant économique[18] — a eu pour effet de créer un marché hydrique domestique. Ainsi, l’eau est traitée comme n’importe quelle autre marchandise puisqu’il devient possible de se l’approprier en fonction des coûts fixés par le marché. En résulte la création de rentes d’eau : les propriétaires louent l’utilisation des plans d’eaux leur appartenant aux communautés dans lesquelles ils se trouvent. Les prix sont quant à eux fixés selon les cours du marché en fonction de l’offre et de la demande. Alors que les quantités diminuent en raison d’une surconsommation, notamment industrielle, et des effets du changement climatique, les prix augmentent. La situation est telle aujourd’hui que de nombreuses communautés chiliennes accèdent difficilement à l’eau. Depuis quelques années, on assiste donc à des mobilisations citoyennes qui visent à reprendre le contrôle de cette ressource essentielle[19].

Au Royaume-Uni, une grande partie de l’eau est aussi détenue par les intérêts privés. Londres dépend, par exemple, de Thames Water, une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est le fonds de pension des fonctionnaires municipaux de l’Ontario[20]. Comme ce fut le cas au Chili, la privatisation de l’eau anglaise s’est effectuée à travers le déploiement de politiques néolibérales. Ce modèle de privatisation, créé sous Margaret Thatcher, a notamment permis la réduction des contrôles environnementaux et sanitaires. Sans grande surprise, le prix courant de l’eau a également bondi de 40 % en 25 ans. Cela représente une hausse importante pour les ménages à faible revenu, qui doivent aujourd’hui affecter près de 5,3 % de leurs revenus annuels à leurs factures d’eau[21].

Dans la ville italienne de Castellammare, située au sud de Naples, la crise financière de 2008 a poussé les autorités municipales à procéder à une vente aux enchères des ressources d’eau minérale se trouvant sur le territoire de la ville. Cette initiative a suscité un important mécontentement populaire : 95 % des citoyen·ne·s ont voté contre la privatisation et la financiarisation de leurs ressources hydriques en 2011[22]. Malgré cela, le gouvernement municipal a refusé de revoir sa décision.

La marchandisation de l’eau s’accompagne désormais d’un processus encore plus insidieux et abstrait : celui de la financiarisation. Lorsqu’une ressource est privatisée, le prix pour y accéder est établi en fonction de la volonté du ou de la propriétaire d’en retirer un profit. Au-delà de l’injustice d’un tel rapport, la valeur[23] de la marchandise est néanmoins assujettie aux besoins matériels et concrets — ici, par exemple, le besoin de s’abreuver. Quand une marchandise est financiarisée, sa valeur est dénaturée puisqu’elle est déconnectée de cette même réalité matérielle. La valeur est ainsi établie et fluctue en fonction de calculs probabilistes, des contextes économique et politique et d’autres facteurs indirects qui ont un impact sur les valeurs boursières et sur le cours du marché financier.

Concrètement, la financiarisation de l’eau passe par plusieurs mécanismes. D’une part, les individus peuvent investir dans les entreprises qui exploitent et gèrent l’eau potable à travers l’achat d’actions. Par exemple, les sociétés Veolia et Suez détiennent à elles seules 12 % du marché mondial de l’eau potable[24]. Considérant le caractère essentiel de l’eau, il s’agit pour plusieurs investisseurs et investisseuses d’une valeur assurée. De plus, ce type d’investissement se popularise grâce à la précarisation anticipée de l’eau liée au changement climatique, puisque les entreprises détenant les droits d’exploitation, ou étant chargées de la distribution, de la purification ou de l’emmagasinage de cette ressource verront leurs profits augmenter lorsque l’eau se raréfiera. L’achat d’actions émises par ces sociétés est donc perçu comme un investissement stratégique. À cet effet, le géant de la haute finance, la banque américaine Goldman-Sachs, a publié un document en 2008 où l’eau est qualifiée de « prochain pétrole[25] ».

D’autre part, il est désormais possible de parier, à travers l’achat de produits financiers dérivés, sur les prix éventuels de l’eau, établis en fonction des changements de quantité et d’accessibilité. D’importants fonds ont été créés pour répondre à cette demande, offrant des portfolios d’investissements qui rassemblent différents produits financiers liés à l’appropriation et à l’exploitation des ressources hydriques.

Ce processus fait en sorte que l’avenir de l’eau dépend, en grande partie, de la bourse et des marchés financiers. Il faut donc s’attendre à ce que l’accès à cette ressource essentielle soit de plus en plus accaparé par les nanti·e·s et, conséquemment, que les pauvres — celles et ceux qui seront les plus fortement affecté·e·s par le changement climatique — peinent à y accéder. On anticipe également que l’eau deviendra une ressource contestée, ce qui pourrait provoquer d’importants conflits civils et internationaux.

Étude de cas : l’eau montréalaise

À première vue, l’eau consommée par les Montréalais·es provient d’un approvisionnement et d’une gestion publics. En effet, sur le site Web de la Ville de Montréal, on présente « une affirmation évidente de la volonté de la Ville d’assurer une gestion publique responsable de l’eau[26] ». Or, une étude approfondie menée par Maria Worton en 2016 révèle une situation bien plus complexe et opaque[27]. L’étude met en lumière les liens entre les secteurs public et privé, qui se manifestent principalement par l’octroi de contrats de sous-traitance. Depuis 2016, le montant des contrats octroyés par le service de gestion des eaux totalise plus d’un milliard de dollars[28].

D’emblée, Worton souligne que les politiques publiques québécoises en matière de gestion des ressources hydriques sont fortement influencées par l’intérêt économique privé. Même les centres de recherche universitaires n’échappent pas à cette influence. Par exemple, le Centre de recherche, développement et validation des technologies et procédés de traitement des eaux (CREDEAU) a pour mandat de produire du savoir scientifique sur la gestion de l’eau potable au Québec et à Montréal. Fondé en 2003 et opérant par l’entremise de l’École polytechnique, de l’Université de Montréal, de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de McGill, le CREDEAU reçoit une importante partie de son financement des géants du marché hydrique mondial : Veolia et Suez. Or, puisque cet institut fonctionne aussi grâce aux subventions étatiques et grâce à la participation des étudiants et étudiantes qui y sont formé·e·s, il se présente toutefois comme un institut universitaire et public. Il en va de même pour CentrEau, un centre de recherche opérant par l’entremise de l’Université Laval, qui présente Veolia comme l’un de ses principaux partenaires. Le Centre des technologies de l’eau (CTE), accueilli par le Cégep Saint-Laurent, est dirigé quant à lui par plusieurs administrateurs et administratrices qui occupent parallèlement de hautes fonctions au sein d’entreprises comme Veolia. Il y a donc fort à parier que le savoir produit par ces instituts universitaires est influencé, de manière directe ou indirecte, par les entreprises partenaires qui y financent la recherche ou qui participent activement à leur gestion. La perte d’autonomie et d’intégrité scientifique causée par la présence croissante du secteur privé dans le milieu de la recherche universitaire fait d’ailleurs l’objet d’un mémoire déposé en 2013 par la Fédération québécoise des professeurs et professeures, qui affirme que « la recherche appliquée et clinique […] bénéficie de fréquents partenariats entre les universités et le secteur privé, souvent intéressé par la commercialisation des résultats de recherche[29] ».

En 2018, le Québec a annoncé sa stratégie d’économie d’eau potable pour 2019-2025[30]. Cette stratégie a été élaborée pour faire suite au plan de gestion d’eau de 2002. Il est question notamment de la réalité environnementale, alors qu’on fixe comme objectif explicite de réduire la consommation généralisée d’eau potable au Québec. On retrouve le CTE ainsi que le Conseil patronal de l’environnement du Québec (CPEQ) parmi les partenaires techniques de la stratégie.

Un examen du document en question renforce les conclusions présentées par l’étude de Maria Worton, soit que la gestion de l’eau se fait conformément à des paramètres néolibéraux, notamment puisque la collaboration avec le secteur privé occupe une place importante de cette gestion. Précisons toutefois qu’il s’agit du premier plan qui vise à découpler les mesures de consommation d’eau résidentielle et non résidentielle, ce qui signifie que nous aurons, pour une première fois, accès aux taux de consommation différenciés du secteur industriel. Cela permettra de déterminer les proportions de consommation de ces secteurs et d’établir les mesures d’économie de l’eau en conséquence. On peut présumer, en fonction des données probantes recueillies sur la consommation de l’eau au Canada, que les secteurs industriel et privé consomment l’eau potable de façon disproportionnée, ce qui pourrait en compromettre l’accès public à long terme[31].

Le document mentionne la révision des coûts associés à la gestion de l’eau, afin que les besoins d’entretien et de réfection des infrastructures soient considérés en amont, ce qui n’est pas en soi problématique. Cependant, cela le devient lorsqu’on comprend que ces frais seront établis en fonction des prix facturés par les sous-traitants avec lesquels les municipalités ont conclu leurs ententes de gestion. Ainsi, le prix « révisé » pour l’approvisionnement en eau au Québec reflétera la double réalité de la précarisation (puisqu’il s’agit d’une stratégie d’économie d’eau) et de la volonté du marché (à travers la sous-traitance). En d’autres mots, le prix fixé par les exploitants sera établi en fonction des prix du marché et en fonction de la diminution des quantités disponibles.

Par ailleurs, la stratégie cible uniquement les ménages et les municipalités comme consommateurs d’eau potable. Le secteur privé est, pour sa part, absent. Cette absence est remarquable lorsque l’on considère que de 2017 à 2018, les entreprises québécoises ont prélevé 1000 milliards de litres d’eau au Québec en échange de 3,2 millions de dollars en redevances[32]. Omettre le secteur privé de cette stratégie constitue un choix politique décisif.

En ce qui concerne l’eau de la métropole, on constate que le nombre de contrats privés signés par le service de l’eau montréalais est élevé, l’ensemble totalisant près de 800 millions de dollars de 2017 à 2018[33]. S’il s’agit d’une légère diminution par rapport aux années antérieures, cela demeure toutefois une proportion importante des dépenses du service municipal. Il est important de souligner que l’infrastructure hydrique de Montréal nécessitait une réfection majeure, entamée en 2016 et dont la date d’achèvement était projetée à 2028. On a, par exemple, découvert une contamination de plomb dans la majorité des conduits d’eau résidentiels. D’ailleurs, la réfection d’égouts municipaux était un besoin impératif dans certains quartiers. L’urgence de mettre à niveau les infrastructures hydriques met en lumière les années de négligence qui ont mené au dépérissement du réseau. Les gouvernements municipal et provincial ont cumulé un important déficit d’investissements en infrastructures d’eau, évalué à 3 milliards de dollars. Ce retard relève d’un manque de volonté politique d’investir dans les infrastructures publiques. Avant 2015 (l’année où l’on a augmenté de manière considérable les investissements), l’entretien de ces infrastructures dépérissantes ne figurait pas parmi les priorités budgétaires des gouvernements municipaux.

Or, l’étude de Maria Worton montre que l’annonce d’investissements majeurs en 2015-2016 coïncide avec l’augmentation des partenariats entre les secteurs privé et public pour la même période. Cela coïncide également avec les compressions budgétaires dans la fonction publique municipale sous l’administration de Denis Coderre. Ainsi, Worton affirme que Montréal est passée de fournisseur de services publics à approvisionneur de services privés. On constate donc un embrouillage des frontières entre les domaines public et privé. Ce constat met à mal l’affirmation selon laquelle la Ville assure une gestion pleinement publique des ressources et des services.

Les multinationales Veolia et Suez ont notamment signé d’importants partenariats avec la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec pour cette période. Veolia est l’un des fournisseurs principaux du nouveau Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’entreprise Degrémont, qui appartient à Suez, a aussi signé un contrat de plus de 500 millions de dollars pour l’épuration de l’eau en 2020[34]. Bref, les liens entre ces entreprises et la Ville demeurent étroits. À celles-ci s’ajoute, par ailleurs, une longue liste de sous-traitants aux profits plus modestes.

On constate que le domaine privé exerce un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’eau à Montréal. Pouvons-nous donc réellement parler de la gestion publique d’une ressource si l’approvisionnement de celle-ci ainsi que la valeur qui y est attribuée sont établis par des entreprises privées? Notre survol fait écho aux conclusions présentées par Maria Worton, soit que l’accès à l’eau montréalaise et québécoise dépend de plus en plus des intérêts économiques privés.

Le retour aux communs

À la lumière de ces faits, nous pourrions être tenté·e·s de militer pour une renationalisation des ressources hydriques. En effet, la nationalisation de l’eau impliquerait une réappropriation de cette ressource — soit la réappropriation de la matière en elle-même, soit la récupération des fonctions essentielles de distribution, de gestion et de traitement — par l’État. Or, les constats présentés ci-dessus font écho aux propos des sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, qui affirment que la raison néolibérale et la domination de la haute finance ont aujourd’hui infiltré le secteur public[35]. Une nationalisation de l’eau n’imposerait donc ni une remise en question de son statut de marchandise ni son retrait des marchés financiers.

Bien que le domaine privé se soit exclusivement approprié une part non négligeable des ressources hydriques planétaires, la majorité de l’eau demeure gérée par des partenariats entre les secteurs publics et privés. Ainsi, les processus décrits plus haut n’ont pas été freinés par l’inclusion de l’État. Le problème ne provient donc pas du clivage entre public et privé, mais bien du concept même de propriété.

Préserver l’accès à cette ressource vitale d’une manière juste, équitable et en harmonie avec l’écologie ne peut s’effectuer tant qu’elle sera appropriable. Le néolibéralisme et ses dérivés — la privatisation et la financiarisation — sont des processus dynamiques soutenus par le régime sociopolitique actuel. Leurs conséquences ne sont donc pas inéluctables. Suivant ce constat, Dardot et Laval nous présentent un mouvement opposé qui viserait à collectiviser la propriété privée[36].

Selon leur définition, la communalisation est, à l’instar du néolibéralisme, un mouvement sociopolitique. Or, celle-ci vise à collectiviser les ressources matérielles et intellectuelles de manière qu’il soit impossible de se les approprier. Il s’agit, en quelque sorte, de l’antithèse du néolibéralisme. Il est important de préciser qu’il n’est pas ici question d’un modèle de nationalisation où la propriété est transférée à l’État, mais bien d’un mouvement qui s’oppose entièrement à l’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorisation sui generis qui détermine que certains biens relèvent du commun en vertu d’une essence qui leur est attribuée. Le commun n’est pas un attribut fixe : c’est un processus dynamique incarné et défendu par la volonté politique collective. Le commun passerait donc, toujours selon Dardot et Laval, par « la création d’institutions démocratiques qui encadrent la pratique des gens qui coopèrent[37] ».

Comme nous l’avons mentionné, des efforts en ce sens sont actuellement mis en œuvre par des communautés au Chili, en Italie, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde. Un peu partout, on constate que le néolibéralisme pose une menace existentielle au bien-être humain. Ainsi, plusieurs luttent aujourd’hui pour s’en défaire et pour réimaginer un monde où il est possible d’exister sans craindre de manquer d’eau.

Un retour aux communs implique nécessairement un processus inverse à la marchandisation. Ce processus, de nature politique, implique la création et le maintien d’institutions capables de défendre l’accès universel à l’eau, et idéalement à l’ensemble des ressources vitales nécessaires à la reproduction et à l’épanouissement humain, contre les relents de privatisation.

Conclusion : Quel avenir pour l’eau?

L’accès à l’eau constituera nécessairement l’un des enjeux les plus importants des prochaines années. On peut imaginer, en prévision des effets dévastateurs du changement climatique, que l’accès à cette précieuse ressource deviendra de plus en plus restreint. Or, l’eau n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’on ne peut vivre sans elle. Dès lors, permettre la marchandisation et la financiarisation de l’eau entraîne des conséquences majeures sur les conditions de vie de millions d’êtres humains. Pour plusieurs millions de personnes, ces conséquences seront catastrophiques, voire fatales.

Ce processus est emblématique de la raison néolibérale, montrant à quel point cette idéologie surestime le profit au détriment de la vie humaine. Les géants financiers comme Goldman-Sachs se montrent déjà prêts à exploiter cette précarisation, pourvu que cela serve à enrichir leurs clients et leurs actionnaires.

Au-delà du choix moral qui nous confronte, il faut d’abord comprendre et reconnaître la façon dont les mécanismes du marché et de la haute finance prennent peu à peu le contrôle de cette ressource vitale. Le fonctionnement de la gestion publique de cette ressource doit être mis en lumière et analysé de manière critique. A priori, un simple survol de la situation à Montréal démontre à quel point le secteur privé empiète sur la gestion dite « publique ». Une étude encore plus approfondie et plus vaste est de mise afin de mieux comprendre ce phénomène. De surcroît, une étude du phénomène à l’échelle internationale s’impose afin d’élucider les liens entre la spéculation financière, l’intérêt privé et la sphère publique. Comment se fait-il, par exemple, que le fonds de pension des fonctionnaires ontariens abrite la majorité des parts de marché de Thames Water? Comment les fonctionnaires ontariens justifient-ils leur enrichissement au nom de la précarisation des ressources hydriques des communautés anglaises?

À l’heure actuelle, l’appropriation de l’eau passe inaperçue aux yeux de celles et ceux qui ont toujours l’illusion de son abondance. Toutefois, au fur et à mesure que les conditions climatiques se dégraderont, l’accès à l’eau deviendra une source de conflit, de souffrance et d’iniquité. Il est donc impératif de songer aux solutions de rechange qui permettraient non seulement de préserver cette ressource, mais aussi d’assurer son accessibilité universelle. Le commun, tel que décrit par Dardot et Laval, s’impose comme une solution à la fois éthique et idéale. Comme l’expriment ces auteurs, l’instauration du commun passe nécessairement par l’action citoyenne et politique : reste à espérer que l’enjeu de l’eau constituera un catalyseur pour ce genre d’action collective.

CRÉDIT PHOTO: Tangi Bertin/Flickr

[1] Organisation des Naions unies, « Questions thématiques – L’eau », www.un.org/fr/sections/issues-depth/water/index.html, consulté le 22 avril 2021.

[2] Ibid.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010, 504 p.

[4] Période de prospérité économique suivant la deuxième guerre mondiale. Larousse, www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Trente_Glorieuses/185974.

[5] The Guardian, « Thatcher: a life in quotes », 2013. www.theguardian.com/politics/2013/apr/08/margaret-thatcher-quotes. 

[6] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[7] Alain Deneault, Gouvernance : Le management totalitaire, Montréal : Lux, 2013, 200 p.

[8] Ibid.

[9]  Julia Posca et Billal Tabaichount, « Qu’est-ce que la financiarisation », Rapport de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020. iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-financiarisation.

[10] Une rente est un prix fixé et perçu par un·e propriétaire, en échange de l’utilisation de sa propriété. L’exemple sans doute le plus connu de la rente est le loyer.

[11] Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for it?, Verso, 2020, 512 p.

[12] Silvia Federici, Re-Enchanting the World – Feminism and the Politics of the Commons, Kairos Books, 2019, 227 p.

[13] Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique ». Espaces et sociétés, no 4, 2011, p. 173-185. doi.org/10.3917/esp.147.0173.

[14] Organisation mondiale de la santé, « Faits et chiffres sur la qualité de l’eau et la santé », www.who.int/water_sanitation_health/facts_figures/fr/, Consulté le 22 avril 2021.

[15] Paul Laudicina, « Water Day-Zero Coming to a City Near You », Forbes, 7 juin 2018. www.forbes.com/sites/paullaudicina/2018/06/07/water-day-zero-coming-to-a....

[16] Organisation des Nations unies, Op. Cit.

[17] Olivier Petit, « La nouvelle économie des ressources et les marches de l’eau : une perspective idéologique? », Vertigo, Vol. 5, no 2, 2004. doi.org/10.4000/vertigo.3608.

[18] Gilles Bataillon, « Démocratie et néolibéralisme au Chili », Problèmes d’Amérique latineVol. 3, no 98, 2015, p. 81-94.

[19] Bala Chambers, « Inside Chile’s largest mobilisation since the end of the dictatorship », TRT World, 28 octobre 2019.www.trtworld.com/magazine/inside-chile-s-largest-mobilisation-since-the-....

[20] Omers, « Portfolio », www.omersinfrastructure.com/Investments/Portfolio/Thames-Water, consulté le 22 avril 2021.

[21] BBC, « Reality Check: Has privatisation driven up water bills? », 16 mai 2017. www.bbc.com/news/election-2017-39933817

[22] Andrea Muehlebach, « The price of austerity Vital politics and the struggle for public water in southern Italy », Anthropology Today, Vol. 33, No. 5, 2017, p. 20-23.

[23] Il est ici question de la notion de valeur d’échange — ou valeur marchande — développée par Karl Marx. La valeur d’échange est établie en fonction l’offre et de la demande, c’est-à-dire du marché. Cette forme de valeur se distingue de la valeur d’usage qui est établie en fonction de la valeur d’un bien ou service en fonction de l’utilité qu’on en retire à l’usage.

[24] Olivier Cognasse, « Derrière la bataille Veolia-Suez, l'enjeu mondial de l'eau », L’Usine Nouvelle, 29 octobre 2020, www.usinenouvelle.com/article/derriere-la-bataille-veolia-suez-l-enjeu-m....

[25] Water industry commission for Scotland, « Empowered customers: sustainable outcomes », www.watercommission.co.uk/UserFiles/Documents/Wednesday%20Radisson%20Con..., Consulté le 22 avril 2021.

[26] Ville de Montréal, « L’eau de Montréal », ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6497,54201575&_dad=portal&_schema=PORTAL, Consulté le 22 avril 2021.

[27] Maria Worton, The Globalization and Financialization of Montreal Water: Network Procurement Practices for Commodifying a Commons. Mémoire de maîtrise, Université Concordia, 2016, 136 f.

[28] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », ville.montreal.qc.ca/vuesurlescontrats/, Consulté le 20 juin 2021.

[29] Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, « Pour l’autonomie de la recherche universitaire », mémoire présenté aux assises nationales de la recherche et de l’innovation, 2013.

[30] Gouvernement du Québec, « Stratégie québécoise d’économie d’eau potable », www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/grands_dossiers/strategie_eau..., Consulté le 22 avril 2021.

[31] Our world in data, « Water use stress ». ourworldindata.org/water-use-stress, consulté le 4 juillet 2021.

[32] Thomas Gerbet, « 1000 milliards de litres d'eau pour 3 millions $ au Québec », Radio-Canada, 18 juin 2019, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1123907/milliards-litres-eau-quebec-industrie-redevances-dollars-elections.

[33] Ville de Montréal, « Vue sur les contrats », Op. Cit.

[34] Philippe Teisceira-Lessard, « Station d’épuration: un projet d’un demi-milliard en eaux troubles », La Presse, 17 décembre 2019, www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2019-12-17/station-d-epuration....

[35] Pierre Dardot et Christian Laval, Op. Cit.

[36] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: La Découverte, 2015, 400 p.

[37] Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Du néolibéralisme au commun », iris-recherche.qc.ca/publications/Commun1, Consulté le 22 avril 2021.

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