La défense du territoire et l’avancée paramilitaire en Colombie

International
La défense du territoire et l’avancée paramilitaire en Colombie
Opinions
| par La Rédaction |

Par Alfonso Insuasty Rodriguez[i]

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile

Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Plusieurs événements survenus au cours d’une très courte période de temps depuis le début de l’année 2023 font état d’une même réalité : d’une part, le projet de réorganisation violente des territoires en faveur de corporations va toujours bon train, et d’autre part, la nécessité de consolider les organisations sociales, autochtones, paysannes et populaires pour la défense de la vie, de l’autonomie et des territoires est encore plus importante, avec ou sans gouvernement progressiste au pouvoir.

À l’heure actuelle, divers projets d’extraction, légaux et illégaux, progressent dans les territoires et nous assistons à une réingénierie et à une avancée du paramilitarisme, et ce, en collaboration, dans plusieurs régions, avec les forces de sécurité de l’État. Face à cette situation s’organise une défense du territoire par des communautés qui souhaitent compter sur un gouvernement progressiste qui est à leur écoute, sans pour autant être en mesure de se montrer à la hauteur de la situation. Nous ne mentionnons ci-bas que quelques exemples particulièrement probants qui ont eu lieu au début du mois de janvier 2023.

Siège humanitaire à Vista Hermosa (Meta)

Le village de Vista Hermosa, un parc de la Sierra Macarena, région de la grande Amazonie, un territoire très affecté par le conflit armé entre les FARC et l’État, vivait dans une certaine tranquillité depuis la signature de l’accord de paix de 2016. Toutefois, le 18 janvier dernier, cette tranquillité a été perturbée en raison du non-respect de l’accord par le gouvernement d’Iván Duque, la mise en œuvre de multiples projets extractifs, l’augmentation des groupes armés illégaux qui se sont emparés du territoire pour le commerce de la feuille de coca et l’exploitation minière illégale, ainsi que des actions agressives et stigmatisantes des forces de sécurité contre la population.

Ainsi, face au non-respect des accords d’investissement et de soutien avec les communautés de Meta et de Guaviare qui avaient été alors conclus, ces dernières ont décidé d’organiser une résistance pour revendiquer leurs droits. À cette fin, elles ont créé un siège humanitaire contre un groupe de 30 soldats installés dans la région, leur demandant de se retirer de ce corridor écologique de paix, tout en demandant au gouvernement de respecter les accords et les promesses de soutien à leurs initiatives communautaires. De leur côté, les médias n’ont fait qu’aggraver la situation, en déformant la réalité et, pire encore, en faisant passer les justes revendications des paysan·ne·s pour une action d’une des factions dissidentes des FARC, ce qui a posé un risque grave pour la sécurité de ces populations, tout en sabotant, évidemment, leur mouvement de résistance.

Finalement, le gouvernement a lancé une commission et un dialogue a été entamé avec les collectivités et la situation a été temporairement solutionnée. Le siège humanitaire a été levé, mais non sans avoir convenu d’un échéancier et de mesures de suivi pour la satisfaction des justes demandes des communautés qui visent à protéger leur qualité de vie et à défendre leur territoire.

Il est important de souligner qu’il s’agit d’une zone riche en eau, en biodiversité et en ressources pétrolières et gazières. À ce stade, il est aussi important de noter que « de 2004 à 2021, période du Plan Colombia-Patriota y Consolidación, le nombre de zones d’exploitation d’hydrocarbures est passé de 255 à 892 en 2017, et ce, sous la présidence de Juan Manuel Santos. Ce dernier nous a accusés d’être de la narcoguérilla et s’est tiré avec notre pétrole »[ii]. En arrière-plan, le trafic de drogue, l’élevage extensif de bétail, l’agriculture industrielle et les projets d’extraction continuent d’aller de l’avant.

Les populations résistent à l’entrée des entreprises nationales et multinationales dans la région[iii] et construisent et mettent en œuvre des projets pour une vie commune. Il convient de noter que, depuis la signature de l’accord de paix, les organisations communautaires de défense du territoire ont pris de l’expansion.

Grève illimitée dans la région de Dos Rios

Le 22 janvier, les communautés de la région de Dos Rios se sont mobilisées dans le cadre d’une « grève régionale illimitée pour la vie et la permanence sur le territoire », exigeant que le conflit historique sur la terre, l’extraction de ses richesses, le génocide et la destruction sur le territoire aux mains des paramilitaires prennent fin.

Le 26 janvier dernier, le gouvernement a entamé un dialogue avec ces communautés, aux termes duquel un accord a été conclu. Selon cet accord, notamment, « le gouvernement reconnaît qu’il existe dans les régions rurales de la Colombie une crise humanitaire et qu’y sont commises, en raison d’une reconfiguration des groupes paramilitaires, de graves violations des droits de la personne, un enjeu non seulement militaire, mais aussi politique, culturel, économique et social »[iv]. Les parties ont également convenu d’une stratégie et d’un échéancier, tombant d’accord pour parler d’une « urgence humanitaire » en vertu d’une loi administrative et ainsi surmonter à long terme les causes structurelles de l’urgence.

La région constitue une vaste zone enclavée par les rivières Magdalena et Cauca, deux artères fluviales importantes de la Colombie. Il s’agit d’un territoire d’une grande richesse hydrique, avec des terres fertiles, sur lequel sont menées des activités d’élevage extensif et des activités agro-industrielles, notamment de production d’huile de palme, d’extraction d’or, d’argent, de zinc, de cuivre (un minerai clé pour la transition énergétique), de pétrole, de gaz, de charbon et, enfin, la production de cultures destinées à un usage illicite.

Selon le rapport intitulé Expansión Paramilitar y represión contra comunidades en la región de los dos Ríos (Expansion paramilitaire et répression contre les communautés de la région de Dos Rios) présenté en janvier 2023 par un réseau d’organisations communautaires qui défendent le territoire, cette région a subi les effets d’une militarisation, qui comprend des activités paramilitaires, et ce, en fonction d’intérêts économiques. Les communautés concernées réaffirment que, à l’heure actuel, le pouvoir des paramilitaires sur le territoire et ses sociétés est consolidé par une présence accrue de ses membres, mais aussi par ses structures établies en collaboration avec l’armée.

En effet, la deuxième division de l’armée nationale, sa cinquième brigade, le 48e bataillon de jungle (Batallón de Selva Nº 48), la force opérationnelle conjointe de Marte (la Fuerza de tarea conjunta Marte), le 8e bataillon chargé des voies de transport et de l’énergie (Batallón Vial y Energético No. 8), qui protège l’entreprise Gran Colombia Gold, opèrent dans cette zone. Des groupes paramilitaires connus sous le nom de Caparrapos, le Clan du Golfe, composé des groupes Autodefensas Unidas de Colombia (AUC) et Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC), le Jalisco Nueva Generación, certaines factions dissidentes des FARC et l’ELN sont également présents dans la région.

La présence militaire et paramilitaire et la complicité entre ces derniers trouvent leur raison d’être dans des intérêts économiques et politiques précis, et mènent à un contrôle territorial et social efficace. Dans de vastes zones, ces groupes exercent un contrôle sur, entre autres, la mobilité des populations et sur l’aménagement du territoire ainsi que sur l’approvisionnement. Ils sont devenus des expressions de facto du pouvoir sur le territoire, pouvoir maintenu par l’intimidation de sa population. Dans d’autres régions, ils agissent en tant que promoteurs de la culture de la coca et acheteurs de feuilles de coca, prêteurs et constructeurs d’infrastructures de base, de routes et d’entrepôts, pour ne mentionner que quelques éléments[v].

Leur arrivée et le maintien de leur présence modifient peu à peu les logiques territoriales, culturelles et relationnelles, engendrent des répercussions sur l’environnement dont l’ampleur est incommensurable et transforment la composition de la population. Il s’agit d’une réingénierie socioterritoriale complète qui va à l’encontre de la volonté des communautés qui habitent et protègent ces territoires et du pouvoir populaire et qui sont constamment victimes de diverses formes de violence et d’assassinats.

Caravane humanitaire

Du 17 au 21 janvier, une caravane humanitaire a été lancée dans le Bajo Calima et le Medio San Juan, afin de mettre en œuvre les accords sur l’aide humanitaire conclus lors du premier cycle de négociations entre le gouvernement national et l’ELN.

L’objectif est d’établir un diagnostic sur l’intensification du conflit armé au cours des derniers mois, qui a entraîné de graves conséquences, comme le déplacement et le confinement de la population civile, dans le but de tracer un échéancier souple qui, à moyen terme, permettra aux communautés de sortir de leur confinement ou, dans les cas où il y a eu un déplacement forcé, de retourner sur leurs territoires si elles le souhaitent, et ce, en toute dignité et en toute sécurité.

« Mettre en œuvre des mesures humanitaires immédiates » est l’appel lancé à la fin de la caravane humanitaire de Calima et San Juan. Contenir la crise vécue par les communautés déplacées dans les abris et les installations de Cali, Dagua et Buenaventura, ainsi que par la population confinée dans les territoires[vi]. Des rapports persistants font état entre autres, d’actions coordonnées entre les paramilitaires de l’AGC et l’armée colombienne, de pressions sur les communautés, de confinement, de déplacement, d’affrontements avec l’ELN dans plusieurs régions et de contrôle permanent de la mobilité.

Parallèlement, les projets d’exploitation de palmiers à huile, de cultures illicites, de bois, de mines d’or et de platine[vii] et de cuivre progressent. En outre, les rivières qui constituent des voies de transport rapides vers et depuis la mer suscitent un intérêt particulier des groupes impliqués dans la région[viii].

En guise de conclusion

Le mouvement social, populaire et ethnique des paysan·ne·s doit être renforcé et doit continuer d’exiger ce qui est juste, avec ou sans gouvernement progressiste. Le modèle économique extractiviste, ancré dans des stratégies militaires, paramilitaires et même juridiques de persécution, sévit toujours, et ce, dans l’impunité. Il s’agit de zones très riches en ressources naturelles, que ce soit en eau, en sols fertiles ou en minéraux précieux.

L’abandon de l’État ou, en autres mots, la présence de groupes militaires et paramilitaires comme abandon par l’État de sa fonction dans cette région persiste. En outre, certains accords n’ont pas été respectés, notamment l’accord de paix entre les FARC et le gouvernement colombien. Les conditions structurelles qui permettent la perpétuation du conflit armé et de la violence dans le cadre d’un modèle économique extractiviste massif et destructeur n’ont pas encore cessé. La reprise de contrôle du territoire par les armes est aujourd’hui caractérisée par des intérêts divers, mais ce qui est certain, c’est que la stratégie de contrôle social, politique, économique et armé des territoires se repositionne, avec la complicité des forces armées et c’est ce que dénoncent les communautés qui en sont elles-mêmes victimes.

Au fur et à mesure que cette stratégie de prise de contrôle territorial progresse, les initiateurs de projets miniers et agro-industriels, qu’ils soient légaux ou illégaux, agissent impunément et avec agressivité, ce sur quoi il faut enquêter et ce qu’il faut dénoncer. Il convient de souligner l’attitude d’ouverture au dialogue du gouvernement de Gustavo Petro et de Francia Márquez, qui sont à la recherche de solutions, mais qui, sans avoir de position claire, sans agir rapidement et efficacement, pourraient vite voir leurs élans frustrés. La mobilisation collective des communautés est la voie vers la construction d’un tissu territorial autonome, et la force organisationnelle est la première garantie de protection, car elle a été en mesure de poser des conditions à l’État ainsi qu’à d’autres formes et tentatives de contrôle de la population et du territoire.

Ces défis dépendent, sans aucun doute, de la volonté politique forte et claire des organisations sociales, paysannes, ethniques et populaires, ainsi que de la volonté politique forte du gouvernement progressiste actuel, visant à promouvoir des transformations rapides par le biais de plans et d’actions efficaces pour exécuter les accords et les lois existants, ainsi que pour mettre en œuvre les réformes nécessaires et structurelles. Insister pour que des solutions durables soient apportées à moyen et à long terme implique en soi un exercice constant et dynamique de participation contraignante des différents secteurs de la société et du territoire.

En quatre ans de gouvernement de Gustavo Petro, même dans le meilleur des cas (ce qui est peu probable), des changements structurels suffisants ne seront pas réalisés, de sorte que le mouvement renforcé devra faire preuve de la clarté politique nécessaire pour permettre la poursuite des changements, tout en défendant ses acquis. Avec ou sans progressisme, les luttes des communautés pour la consolidation et l’affirmation de leurs projets de vie collective, la défense de leurs territoires, leur autodétermination, sont toujours d'actualité. 

CRÉDIT PHOTO: Ákos Helgert / Pexels 

[i]Alfonso Insuasty Rodríguez est professeur et chercheur à l’Université de San Buenaventura, à Medellín et membre du groupe de recherche et éditeur pour Kavilando : www.kavilando.org.

[ii] Estefania Ciro, « Magia Salvaje », La Jornada, 18 novembre 2022. https://www.jornada.com.mx/notas/2022/11/13/politica/magia-salvaje-20221113/?from=page&block=politica&opt=articlelink (consulté le 21 mars 2023)

[iii] Semana Rural, « Petróleo y deforestación, las amenazas que enfrenta La Macarena », Semana Rural. https://semanarural.com/web/articulo/petroleo-y-deforestacion-las-amenazas-que-enfrenta-la-macarena/495 (consulté le 21 mars 2023)

[iv] Comunidad, & Gobierno, « Gobierno y Comunidades acuerdan crear comisión para la solución de la #EmergenciaHumanitaria. Macrorregión Magdalena Medio. Colombia », Kavilando, 26 janvier 2023. https://kavilando.org/lineas-kavilando/formacion-genero-y-luchas-populares/9421-gobierno-y-comunidades-acuerdan-crear-comision-para-la-solucion-de-la-emergenciahumanitaria-macrorregion-magdalena-medio-colombia (consulté le 21 mars 2023)

[v] Organizaciones sociales y firmantes, « Expansión Paramilitar y represión contra comunidades en la región de los dos Ríos. Colombia. Informe », Kavilando, 21 janvier 2023. https://kavilando.org/lineas-kavilando/territorio-y-despojo/9413-expansion-paramilitar-y-represion-contra-comunidades-en-la-region-de-los-dos-rios-colombia (consulté le 21 mars 2023)

[vi] Caravana Humanitaria, « Implementar medidas humanitarias inmediatas. El llamado al cierre de la Caravana Humanitaria Calima y San Juán. Colombia ». 23 janvier 2023. https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9416-implementar-medidas-humanitarias-inmediatas-el-llamado-al-cierre-de-la-caravana-humanitaria-calima-y-san-juan-colombia (consulté le 21 mars 2023)

[vii] El Tiempo, « Rebelión contra permisos para la minería en Calima El Darién (Valle)», El Tiempo, 21 décembre 2021. https://www.eltiempo.com/colombia/cali/rebelion-contra-tres-proyectos-de-mineria-en-calima-el-darien-valle-638140 (consulté le 21 mars 2023)

[viii] Alfonso Insuasty Rodríguez, « El pacífico entre fuegos, Kavilando », 5 janvier 2020.  https://kavilando.org/lineas-kavilando/observatorio-k/7379-el-pacifico-entre-fuegos (consulté le 21 mars 2023)

 

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