La crise politique du coronavirus

Matthieu Gouiffes, Unsplash.
Société
La crise politique du coronavirus
Analyses
| par Alexandre Dubé-Belzile |

 

Le présent texte porte sur les implications politiques de la crise du coronavirus. Il ne se veut pas une répétition de ce que les autres médias ont pu affirmer sur la question ni une simple analyse de faits éprouvés. Il vise plutôt à poser un autre regard sur la circulation des discours qui gravitent autour de cette maladie et qui s’aventurent parfois hors des sentiers battus. Au risque de nous tromper, nous cherchons à dégager de nouvelles voies de critique du pouvoir. En effet, il s’agit de profiter d’un moment de crise de l’État afin d’opérer une dissection, en temps normal beaucoup plus difficile à effectuer. Nous abordons la crise du point de vue de l’économie politique critique grâce à une entrevue avec l’économiste Mathieu Perron-Dufour. Ce texte sera suivi d’un autre qui mobilisera une approche distincte relevant du poststructuralisme et de la pensée de Jean Baudrillard.

Pour bon nombre d’économistes, l’humanité serait au bord d’une crise économique mondiale. Le FMI a même annoncé la pire récession depuis le krach boursier des années 19301. Le néolibéralisme a déjà effrité les moyens de contrôle du marché et, ce faisant, a laissé libre cours à de fréquentes crises économiques, dont la crise internationale de la fin des années 2000 (2007-2009). Les politiques néolibérales ont entraîné, au Québec, la dissolution graduelle de l’État providence et la décrépitude notoire de ses systèmes d’éducation et de santé. Ces conditions ont, d’une certaine manière, jeté les bases de la crise économique qui résultera du coronavirus et, d’une manière plus importante, ont suscité la panique face à l’incapacité des structures déjà très fragiles à répondre à la crise. Le philosophe Michel Onfray a d’ailleurs souligné, dans une entrevue avec RT News, à quel point la subordination de l’État au Capital, depuis longtemps normalisé, s’avère maintenant catastrophique : « Emmanuel Macron ne dispose pas d’un autre logiciel que le logiciel maastrichtien qui suppose que le marché doit faire la loi.2 » Or, la situation en Amérique du Nord n’est pas si différente, même si ce sont d’autres accords, dont l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui sont en vigueur. Le résultat est grosso modo le même; la règle d’or est la non-intervention, règle à laquelle on a assez longtemps hésité à déroger.

Par conséquent, et peut-être en apparente contradiction, voilà que l’État redeviendrait temporairement interventionniste. En Europe, malgré le Traité de Maastricht (1992)3, on laisse s’élever le taux d’endettement. Comme l’explique l’économiste Renaud Bouret, ce traité vise à limiter le déficit des pays membres de l’Union européenne à 3 % de leur PIB. Toutefois, face à cette crise inusitée, les gouvernements dépassent déjà largement ce seuil avec des déficits de près de 10 % dans certains cas4. Au Canada, même si la question de la dette avait fait couler beaucoup d’encre et que l’austérité était devenue, pour certains politiciens, une préoccupation primordiale5, voilà que l’on dépense d’énormes sommes pour la prestation canadienne d’urgence (PCU)6. L’objectif des mesures ainsi mises en en place est simple : assurer le maintien d’un pouvoir d’achat, une « solution miracle » qui consisterait en une « planche à billets7 », selon Bouret. Malheureusement, cette méthode fonctionne à condition que puisse se poursuivre la production de biens de consommation, ce qui n’est pas nécessairement le cas en situation de confinement8.

Plus précisément, les mesures prises par les États sont des « assouplissements quantitatifs ». Au Canada, elles consistent en un « rachat massif de titres de dette canadienne avec de la monnaie que la Banque du Canada crée pour l’occasion afin de fournir des liquidités aux marchés financiers ». Le gouvernement dépense ainsi, depuis le 1er avril 2020, 5 milliards par semaine en bons de la Banque du Canada. Le programme devrait durer au minimum un an pour un total d’au moins 250 milliards de dollars9. En conséquence, « la Banque du Canada se retrouve à détenir une bonne partie de la dette du gouvernement. En d’autres termes, une bonne part des nouveaux emprunts du gouvernement se retrouvent à être financés par une émission de monnaie, et une branche du gouvernement détient la dette encourue par l’autre », explique monsieur Perron-Dufour.

La situation actuelle suscite de nombreuses questions. Les États, valets du Capital, prennent des mesures pour assurer la survie de l’économie de marché. Malgré cela, les autorités n’ont pas nécessairement d’idées claires par rapport à ce que nous réserve l’avenir. Dans quelle mesure la crise sera-t-elle comparable à celle des années 1930? À quelles éventualités pouvons-nous nous attendre? Les prochains bouleversements nous feront-ils glisser vers l’austérité, vers la croissance, vers un retour de l’État providence, voire vers l’effondrement du capitalisme? Le Financial Times, par exemple, se fait rassurant et prévoit un retour à la normale en 2021. La Harvard Business Review, de son côté, va jusqu’à annoncer une croissance économique fulgurante à l’occasion de ce retour. La revue Foreign Policy, quant à elle, est plus pessimiste et envisage de nombreuses difficultés, surtout pour les pays du Sud, auxquels le FMI et la Banque mondiale continueront de proposer des ajustements structurels10.

Afin de mieux comprendre les différentes facettes de cette nouvelle crise économique, nous avons interrogé le professeur Mathieu Perron-Dufour, économiste à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Nous lui avons demandé dans quelle mesure il serait possible d’affirmer que la crise actuelle pourrait prendre les proportions de celle des années 1930. Pour lui, il y a lieu de nuancer. Il souligne d’abord les différences qui séparent les crises les unes des autres et la difficulté de prévoir les conséquences qu’elles auront à long terme. Malgré leurs divergences, ces analyses ont en commun d’offrir une réflexion exempte de toute critique à l’endroit du système capitaliste, dont les faiblesses se font de plus en plus évidentes. Monsieur Perron-Dufour fait référence à un billet de blogue de Pierre Beaudet, sociologue à l’UQO, qui affirme que la crise pourrait bien être une excuse pour sabrer encore davantage les dépenses publiques. Aussi, selon Beaudet, il est important, plus que jamais, de comprendre que la situation actuelle est en grande partie le résultat d’une précarisation des services publics11. Cet appauvrissement n’a pas cessé de s’approfondir dans les dernières décennies12. Au Québec, comme l’affirme Beaudet, l’Institut économique de Montréal propose d’aider les entreprises en offrant des exemptions de taxes, ce qui signifie que la population paiera la note, et ce, pendant longtemps13.

Cela dit, alors que Bouret annonce une austérité nécessaire pour éponger ces dettes14, monsieur Perron-Dufour réfute d’emblée cette position. Pour lui, « pas besoin d’austérité future pour couvrir les emprunts du gouvernement ». En d’autres mots, le fardeau des 704 167 000 000 $ en date de mars 2020 ne pèse pas sur nos épaules15. Pour lui, même s’il est fort probable que les gouvernements mettent en place des mesures d’austérité après la crise, il s’agit d’un choix politique et non d’une absolue nécessité pour ces derniers. En somme, cela n’a rien à voir avec cette idée de « vivre selon nos moyens16 ». D’une part, les investissements de l’État sont partiellement récupérés au moyen de taxes. D’autre part, un État n’a pas vraiment à rembourser ses dettes, rappelle M. Perron-Dufour, puisqu’un État a une durée théorique indéfinie, et ce, même si les institutions financières internationales cherchent à faire pression sur les gouvernements à cet égard. En effet, chaque fois qu’un prêt vient à échéance, l’État peut tout simplement réemprunter. De plus, le Canada emprunte à un taux d’intérêt inférieur à l’inflation et au taux de croissance économique (moins de 1 %17), ce qui ne devrait pas être un problème, à condition de penser à long terme. Même en ne payant pas les intérêts, la dette impayée continuerait donc de diminuer. Enfin, comme la dette du Canada est en dollars canadiens, le pays garde le plein contrôle sur cette dernière18.

Il pourrait être envisagé, contrairement à ce que l’Institut économique de Montréal propose, de taxer plutôt les multinationales pour payer la note, mais il y a fort à parier que l’élite néolibérale ne prendra même pas en considération cette avenue. Nous avons aussi abordé avec monsieur Perron-Dufour l’attitude de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, qui tentent d’en faire le moins possible dans la gestion de la crise, c’est-à-dire en limitant toute intervention qui pourrait ralentir les activités économiques. En effet, il est dans l’intérêt des classes dirigeantes de faire en sorte que l’économie continue de fonctionner à tout prix. Il est également vrai que ces dernières en profitent pour mener en douce ce qui risque de causer le mécontentement de la population. Pour Mathieu Perron-Dufour, il serait difficile d’envisager un retour à l’État providence à long terme. Comme le dit Romaric Godin, après « la crise sanitaire, la crise économique va prendre son autonomie19 ». En effet, la récession qui nous attend n’a pas encore commencé parce que l’État a suspendu le système économique en injectant un simulacre de fonctionnement normal, c’est-à-dire en se substituant au marché, permettant ainsi aux ménages de consommer et aux entreprises de produire aux frais de l’État. Dans les mots de Romaric Godin, on « congèle l’économie » ou on applique un « socialisme temporaire20 ».

Cependant, cette mesure n’empêchera pas les conditions de se détériorer, surtout que même après un déconfinement partiel, certains secteurs comme la restauration et l’industrie du spectacle continueront de faire l’objet de restrictions pendant longtemps21. Deux économistes proches d’Emmanuel Macron, Gilbert Cette et Philippe Aghion, verraient la crise actuelle comme un « un moyen d’accélérer la “destruction créatrice” de l’économie en favorisant sa “numérisation”22 ». Cela se traduirait par une continuation, et même par une accélération de l’application de la pensée néolibérale, par exemple en offrant du soutien aux entreprises d’innovation technologique et en laissant le choix au marché en ce qui a trait aux emplois à éliminer. Selon Godin, c’est sans doute cette stratégie qui sera mise en œuvre, ce qui risquera d’engendrer encore plus de précarisation de l’emploi.

D’ailleurs, avec des mesures qui favorisent les entreprises, les populations laissées pour compte : les régimes politiques rendus plus autoritaires par la crise risquent aussi de provoquer des insurrections de plus en plus fréquentes et de l’instabilité politique23. Nous voyons, depuis un certain temps, des émeutes aux États-Unis en réaction au racisme systémique et à la violence à l’égard des Afro-Américains, et plus particulièrement à la mort controversée de George Floyd24. Plusieurs incidents ont suivi ce dernier, et la réaction du gouvernement de Donald Trump a été des plus hostiles25. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’instabilité en temps de COVID-19.

Enfin, historiquement, les crises économiques ont permis une accélération de la concentration du capital entre les mains d’un plus petit nombre d’entreprises, les entreprises nationales cédant la place aux multinationales26. La crise causée par le coronavirus risque par ailleurs de donner lieu à une concentration du pouvoir économique démesurée et à des régimes plus totalitaires. L’extrême droite pourrait sans doute aussi profiter de la crise, les propos de Donald Trump servant de temps à autre de baromètre pour les groupes d’extrême droite fascistes et néonazis dont il reprend beaucoup les horizons de revendication27. Cette conclusion sera en quelque sorte le point de départ de la deuxième partie du présent texte, qui traitera des relations entre la crise de la COVID-19 et le pouvoir, et ce, au regard de la pensée poststructuraliste et, plus précisément, de celle de Jean Baudrillard.

 

 

Al Jazeera, « Pandemic will cause worst recession since Great Depression: IMF ». Al Jazeera, 9 avril 2020, récupéré sur https://www.aljazeera.com/ajimpact/pandemic-worst-recession-great-depression-imf-200409191924374.html (Consulté le 4 novembre 2020).

RT France, « “Le roi est nu” : Michel Onfray tacle la gestion par Macron de la crise du coronavirus », mars 2020, récupéré sur https://francais.rt.com/france/73057-le-roi-est-nu-michel-onfray-tacle-gestion-macron-crise-coronavirus (Consulté le 4 novembre 2020).

Renaud Bouret, « La “planche à billets”, solution miracle à la crise du coronavirus? », 2020, récupéré sur https://rei.ramou.net/doc/sup07-VirusDeWuhan.htm (Consulté le 4 novembre 2020).

4 Ibid.

Hélène Buzzetti, « Trudeau n’envisage pas d’austérité pour éponger la dette », Le Devoir, 1 mai 2020, récupéré sur https://www.ledevoir.com/economie/578096/trudeau-n-envisage-pas-d-austerite-pour-eponger-la-dette (Consulté le 4 novembre 2020).

Radio-Canada, « Fin de la PCU pour tous les Canadiens », 27 septembre 2020, récupéré sur https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1736901/fin-pcu-prestation-canadienne-urgence-assurance-emploi (Consulté le 4 novembre 2020).

Renaud Bouret, Op. cit., note 3.

Ibid.

9 Renaud Bouret, Op. cit., note 3.

10 Pierre Beaudet, « La crise vue d’en haut », Le blogue de Pierre Beaudet, 20 avril 2020, récupéré sur https://www.pressegauche.org/La-crise-vue-d-en-haut (Consulté le 4 novembre 2020).

11 Pierre Beaudet, Op. cit., note 10.

12 Jim Stanford, « Canada joins the QE club: What is quantitative easing and what comes next? », Behind the numbers, 2020, récupéré sur http://behindthenumbers.ca/2020/04/08/canada-joins-the-qe-club-what-is-quantitative-easing-and-what-comes-next/ (Consulté le 4 novembre 2020).

13 Pierre Beaudet, Op. cit., note 10.

14 Renaud Bouret, Op. cit., note 3. 

15 https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1010000201 (Consulté le 4 novembre 2020).

16 Bégin, Alexandre, Mathieu Dufour, et Julia Posca. 2019. « Dette publique canadienne : exploration de quelques idées reçues ». https://cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/DF_WEB_IRIS.pdf (Consulté le 4 novembre 2020).

17 https://www.bankofcanada.ca/rates/interest-rates/canadian-bonds/ (Consulté le 4 novembre 2020).

18 Il est à noter que cela pose vraiment problème pour les pays dont la dette est en monnaie étrangère, car ces derniers doivent constamment être à la recherche de ces devises, qu’ils ne contrôlent pas, pour payer leur dette.

19 Romaric Godin, « Quelles politiques face à la crise économique? », Mediapart, 5 mai 2020, récupéré sur https://www.mediapart.fr/journal/france/050520/quelles-politiques-face-la-crise-economique (Consulté le 4 novembre 2020).

20 Ibid.

21 Lecomte, Anne Marie. 2020. « Novembre pourrait voir la fin de 60 % des restaurants au Canada, prédit l’industrie ». Radio-Canada, 27 août 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1729316/fermeture-covid-campagne-chambre-commerce-aide (Consulté le 4 novembre 2020).

22 Ibid.

23 Pierre Beaudet, Op. cit., note 4.

24 Al Jazeera News, « George Floyd: Prosecutors seek tougher sentences for accused cops », Al Jazeera, 29 août 2020, récupéré sur https://www.aljazeera.com/news/2020/08/george-floyd-prosecutors-seek-tou... (Consulté le 4 novembre 2020).

25 Al Jazeera and News Agencies, « Trump denies systemic racism, pushes “law and order” in Kenosha ». Al Jazeera, 1 septembre 2020. https://www.aljazeera.com/news/2020/09/trump-denies-systemic-racism-pushes-law-order-kenosha-200901203137937.html (Consulté le 4 novembre 2020).

26 À cet égard, voir (Perron-Dufour 2012).

27 RT News, « Coronavirus : Donald Trump appelle à “libérer” plusieurs États américains confinés », RT News, 18 avril 2020, récupéré sur https://francais.rt.com/international/74216-coronavirus-donald-trump-appelle-liberer-plusieurs-etats-americains-confines (Consulté le 4 novembre 2020).


 
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