La criminalité entre les entreprises et l’État : une alliance efficace pour la dépossession en Colombie

International
La criminalité entre les entreprises et l’État : une alliance efficace pour la dépossession en Colombie
Opinions
| par La Rédaction |

Par Alfonso Insuasty[1] et Norela Mesa Duque[2] 

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile

Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Parmi les entreprises condamnées à la restitution des terres dont elles s’étaient accaparées pendant le conflit armé, on retrouve Cementera Argos, la multinationale du charbon Drummond, les sociétés minières Continental Gold Limited, Anglo Gold Ashanti, le Fondo Ganadero de Córdoba, des sociétés agro-industrielles qui œuvrent dans les secteurs de l’huile de palme et de la banane ainsi que des sociétés immobilières[3].

En Colombie, le pouvoir avait prêché la haine contre l’accord de paix qui aura été conclu entre les FARC-EP et l’État et a sans doute pu, par ce moyen, inciter la population à voter contre la paix lors du référendum d’octobre 2016. L’objectif sous-jacent était de limiter la portée des discours pour la vérité et la justice. Il s’agissait d’un moyen pour les hommes et les femmes d’affaires, les politicien·ne·s, les cadres de l’armée et les entreprises étrangères responsables de la dépossession, de la violence et de la douleur de se protéger et de perpétuer un modèle économique de la mort[4], tout en assurant leur survie et leur expansion. Tout cela se poursuit au moment où ces lignes sont écrites[5].

Après la signature de l’accord de paix entre les FARC et le gouvernement colombien en 2016, le pouvoir en place a bénéficié d’une impunité qui lui a permis de continuer d’agir librement pour influencer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’armée et les médias. Ces derniers ont huilé la machinerie de guerre qui, aujourd’hui, a plongé le pays dans une spirale de violence renouvelée sur des territoires riches en ressources, exploités ou à la veille de l’être.

En fait, le pays n’en est pas encore arrivé à mette en lumière les diverses responsabilités des gros bonnets de la politique nationale et internationale, du monde des affaires (des tiers civils, terceros civiles dans le jargon judiciaire colombien) impliqués dans la perpétuation du conflit. Ielles maintiennent et profitent du statu quo tout en se posant comme un barrage policier sur la voie du progrès. Ielles refusent de laisser avancer certaines réformes nécessaires dont le gouvernement de Gustavo Petro fait la promotion avec insistance : de petits ajustements au cadre législatif, institutionnel, culturel et la transformation des idéologies qui ont permis à un très petit groupe de personnes de s’assurer des privilèges considérables. Dans l’ouvrage Élites, poder y principios de dominación en Colombia (1991-2022): Orígenes, perfiles y recuento histórico, les auteurs concluent : « 1281 personnes identifiées comme appartenant à l’élite colombienne, au cours des trois dernières décennies, soit 0,02 % de la population, ont dirigé le cours de l’État et de l’économie en Colombie »[6].

Cependant, les décisions qui ont été prises, parmi lesquelles la restitution des terres, ont révélé le modus operandi qui a mené les élites locales, régionales, nationales et internationales à accumuler un pouvoir et une richesse importantes grâce à la machine de guerre. Faisant de prime abord irruption dans les territoires avec des discours soi-disant progressistes, se heurtant à la résistance des communautés locales, ils se sont imposés par la violence. La guerre leur a ainsi permis d’accumuler terres et capital.

Dans un rapport de 2023, l’organisation Fundación Forjando Futuros (FFF) a souligné que 435 condamnations avaient été prononcées pour la restitution des terres accaparées par diverses entreprises depuis 2012. En effectuant un suivi du nombre de causes entendues par année, il est possible de constater que l’année 2018 a ertainement été la plus occupée, avec 108 décisions rendues. En 2022, 72 décisions ont été rendues, obligeant les entreprises à restituer des terres[7]. Ce chiffre est le deuxième le plus élevé de l’histoire depuis la mise en œuvre de la Loi 1448, connue sous le nom de Loi sur les victimes (Ley de víctimas). Ces décisions obligent les entreprises à restituer les terres dépossédées. De plus, pour l’année 2022, 15 entreprises ont comparus pour la première fois sur la scène des restitutions territoriales, parmi lesquelles des institutions financières qui ont dû annuler des titres hypothécaires (voir tableau ci-dessous), cinq banques qui avaient déjà été sanctionnées au cours des années précédentes et qui l’ont été de nouveau et cinq autres banques qui ont essuyé des sanctions.

Les entreprises tenues de procéder à des restitutions sont Agropecuaria Cuba S.A.S., Sociedad Pegados Restrepo y CIA S.C.A., Inversiones Silva Silva y CIA S.A.S., Agropecuaria Cuba S.A.S. et Agropecuaria Cuba S.A.S., Inmobiliaria Santander, Agropecuaria Santander, Financiera Santander, Constructora Santander, Agropecuaria Cesar, Inmobiliaria Cordoba, Agropecuaria Bolívar, Multinational Drummond LTDA, Fondo Ganadero de Córdoba, Bananera la Florida, Todo Tiempo S.A.S., Inversiones JAIPERA.

Avant 2022, de grandes entreprises bananières, le cimentier Argos du puissant groupe entrepreneurial de l’Antioquia (Grupo Empresarial Antioqueño) et Bancolombia avaient été condamnés à annuler des hypothèques, comme, par ailleurs, l’entreprise Las Palmas LTDA, Palmas de Bajirá, Palmagan S.A. et les entreprises minières Continental Gold Limited et Anglo Gold Ashanti, entre autres[8].

Dans le cas de la puissante multinationale charbonnière Drummond, que la réputation en matière de mauvaises pratiques précède, elle a été condamnée non seulement à restituer des terres, mais les dirigeant·e·s de la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz - JEP) ont aussi sommé l’entreprise de rendre des comptes de l’assassinat de trois membres importants de la centrale syndicale des travailleur·euse·s des mines (Sindicato Nacional de trabajadores de la industria Minera - Sintramienergética), dont Gustavo Soler, président du syndicat en 2001. Selon les déclarations de l’ancien chef paramilitaire[9] Jairo Jesús Charris, « les principaux responsables de ces crimes sont le président de la multinationale de l’époque, Augusto Jiménez Mejía, le propriétaire de Drummond, Gary Drummond, et l’ancien président mondial Mike Tracy »[10]. La plupart des victimes d’assassinat sont des paysan·e·s qui possédaient de petites parcelles de terre. Quant aux responsables des assassinats, 75 % étaient des paramilitaires, 15 % des gueriller@s et, dans 6 %, des cas étaient dus à des affrontements.

Il convient de noter que l’Agence de restitution des terres (Agencia de Restitución de Tierras - ART), une organisation créée grâce à la Loi sur les victimes qui a commencé à œuvrer en 2012, s’était donné comme objectif principal de restituer 300 000 propriétés, mais 10 ans plus tard, en 2023, elle n’a atteint qu’un peu plus de 4 % de cet objectif[11]. Les obstacles à l’effectivité de ces restitutions sont nombreux, mais le principal est l’absence de volonté politique claire de la part des gouvernements en place, qui bloque l’application de la loi. En fait, une série de dispositifs et de procédures administratives alourdissent le processus de restitutions et s’ajoutent aux obstacles judiciaires déjà présents, ce qui entrave la plupart des restitutions. Le gouvernement actuel de Gustavo Petro s’est penché sur cette question et a pris des décisions qui ont progressivement permis d’affronter et de surmonter les obstacles accumulés.

L’élevage, l’industrie agro-alimentaire, l’exploitation minière et le secteur financier sont accusés de tirer profit de la guerre en Colombie. Derrière cela, c’est tout un réseau institutionnel de collusion qui émerge, mis au service de ce génocide et de cette dépossession qui se poursuivent : dans les secteurs, militaires, politiques et de justice. Il s’agit de tout un réseau de criminalité qui amalgame les entreprises et l’État, une alliance malveillante dont les répercussions sont désastreuses pour le pays

Néanmoins, la vérité émerge lentement. À notre avis, le rapport de la commission de la vérité a manqué de force à cet égard. Hébert Veloza García, connu sous le pseudonyme de H.H., chef paramilitaire condamné en vertu de la Loi de justice et de paix (Ley de Justicia y Paz), a été extradé par le président de l’époque, Álvaro Uribe Vélez. Selon H.H., il s’agissait d’une manœuvre visant à étouffer la vérité. Or, l’homme qui détient cette vérité est désormais de retour en Colombie après avoir purgé sa peine aux États-Unis et demande une audience devant la JEP, affirmant qu’il y a encore beaucoup de révélations à faire, lesquelles permettraient de mettre en lumière les raisons qui expliquent le retour du conflit armé. Il affirme que cette dépossession a été possible grâce au soutien des forces de sécurité, de l’État et des entreprises. Pour tourner la page, tous·tes les acteur·trice·s du conflit doivent être traduit·e·s en justice, y compris les politicien·ne·s et les industriel·le·s influents de Colombie et de l’étranger qui poursuivent leur activité, nouant des alliances macabres pour empêcher la véritable justice de fonctionner.

Quelques pistes de réflexion

Ce texte souligne l’existence de tout un réseau criminel, institutionnalisé et protégé par l’État lui-même. Ce réseau ne fait qu’accélérer le rythme d’une transformation violente du territoire dans les régions riches en ressources naturelles. Il s’agit d’une logique, d’une dynamique et d’une réalité qui évoluent aujourd’hui dans un contexte de crise mondiale où le modèle extractif se renforce, malgré la prépondérance du discours écologiste.

Pour mettre fin à une guerre qui perdure et qui ne profite qu’à quelques familles et propriétaires et afin d’en arriver à une paix totale, le processus de résolution des conflits doit aller encore plus loin. Le milieu des organisations sociales, populaires et ethniques ainsi que le monde universitaire engagé et militant doivent mettre en œuvre une construction des savoirs, des moyens de formation et de sensibilisation, en dévoilant, en communiquant et en approfondissant la dynamique d’une vérité libératrice, émancipatrice, celle qui permet de comprendre les origines d’une guerre qui se poursuit encore et qui sert à protéger les privilèges d’une minorité.

CRÉDIT PHOTO: eliasfalla/ Pixabay

[1] Professeur de recherche à l’université de San Buenaventura de Medellín, membre du réseau interuniversitaire pour la paix REDIPAZ et du groupe autonome Kavilando.

[2] Sociologue, titulaire d’une maîtrise en études politiques et chercheure au sein du groupe de recherche et de la maison d’édition Kavilando.

[3] Alfonso Insuasty Rodríguez, « La defensa del territorio y la avanzada paramilitar », Desinformémonos, 2023. https://desinformemonos.org/la-defensa-del-territorio-y-la-avanzada-paramilitar-en-colombia/ (consulté le 29 mai 2023)

[4] Norela Mesa Duque et Alfonso Insuasty Rodríguez, « Criminalidad corporativa y reordenamiento territorial en Urabá (Antioquia, Colombia) », Ratio Juris, 595-622, 2021. https://publicaciones.unaula.edu.co/index.php/ratiojuris/article/view/1243 (consulté le 29 mai 2023)

[5] Omar Eduardo Rojas Bolaños, Alfonso Insuasty Rodríguez, Norela Mesa Duque, Jose Fernnado Valencia Grajales et Héctor Alejandro Zuluaga Cometa, Teoría social del Falso Positivo. Manipulación y muerte, 2020. http://biblioteca-repositorio.clacso.edu.ar:8080/bitstream/CLACSO/4966/1/0_16.pdf (consulté le 29 mai 2023).

[6] Jenny Pearce, Juan David Velasco Montoya, (16 de febrero de 2023). Élites, poder y principios de dominación en Colombia (1991-2022): Orígenes, perfiles y recuento histórico, 2023.  https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9448-elites-poder-y-principios-de-dominacion-en-colombia-1991-2022-origenes-perfiles-y-recuento-historico-libro-libre (consulté le 29 mai 2023).

[7] Fundación Forjando Futuros, « 72 Empresas fueron obligadas a restituir tierras en 2022 », 11 avril 2023. https://www.forjandofuturos.org/72-empresas-fueron-obligadas-a-restituir-tierra-en-2022/ (consulté le 29 mai 2023).

[8] El Universal, « Estas son las empresas que han sido condenadas a restituir tierras », 3 novembre 2016. https://www.eluniversal.com.co/colombia/estas-son-las-empresas-que-han-sido-condenadas-restituir-tierras-239156-OXEU347292  (consulté le 29 mai 2023).

[9] Alfonso Insuasty Rodríguez, « ¿De qué hablamos cuando nos referimos al paramilitarismo?», El Ágora USB, 17(2), 338–367. https://doi.org/10.21500/16578031.3278  (consulté le 29 mai 2023).

[10] WRadio. (13 de 04 de 2023). « JEP: señalan a expresidente de Drummond y a ‘Jorge 40′ por homicidio de sindicalistas ». https://www.wradio.com.co/2023/04/13/jep-senalan-a-expresidente-de-drummond-y-a-jorge-40-por-homicidio-de-sindicalistas/ (consulté le 29 mai 2023).

[11] Fundación Forjando Futuros, Op. Cit., note 8.

 

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