La Cour suprême se prononce sur les droits des Métis et des Indiens sans statut

Canada
La Cour suprême se prononce sur les droits des Métis et des Indiens sans statut
Analyses
| par Benjamin Pillet |

Le 14 avril dernier, la Cour suprême canadienne reconnaissait que les Métis et Autochtones non inscrit-e-s sont bien des Autochtones au sens de la Loi constitutionnelle de 1867, rappelant ainsi le gouvernement fédéral à ses devoirs et obligations envers eux et elles. Quelles sont les conséquences de cette nouvelle reconnaissance et à qui s’applique-t-elle exactement ?

Le 14 avril dernier, la Cour suprême du Canada reconnaissait de manière unanime, au terme de 17 années de procédures judiciaires, que quelque 700 000 Métis et Autochtones sans statut étaient bien des « Autochtones » au sens entendu à la section 91 (24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (1). Cette décision vient ainsi affirmer qu’au même titre que pour les deux autres catégories de peuples autochtones reconnus par la section 35 de la Constitution de 1982 (les Indiens et les Inuits), le gouvernement fédéral détient des droits et des responsabilités, notamment de négociation, vis-à-vis de la nation Métis et des Autochtones sans statut.

De qui parle-t-on ?

La nation Métis se forme au début du 18e siècle des descendant-e-s des trappeurs et coureurs des bois majoritairement francophones (mais aussi écossais et irlandais) et d’Amérindiennes. Du fait d’une certaine endogamie, et d’une séparation sociale autant vis-à-vis des Européen-ne-s que des Autochtones, les Métis (qu’on appela dans un premier temps Sang-Mêlés) vont ainsi développer une identité culturelle et nationale propre, fondée sur une culture, des traditions et des langues (dont le michif) spécifiques. De nombreuses communautés voient le jour principalement dans les Prairies, mais également en Ontario, dans les Territoires du Nord-Ouest, en Colombie-Britannique et dans le nord des États-Unis ; elles vont connaître des scissions politiques diverses aboutissant par la suite au développement d’identités nationales propres, mais se reconnaissant toutes sous le nom Métis (les différentes organisations Métis canadiennes ont d’ailleurs chacune établi leurs critères spécifiques concernant l’appartenance à l’identité Métis). Bien qu’ayant dû faire face à de nombreuses discriminations et à des répressions sanglantes lors de leur résistance quant à la spoliation de leurs territoires (notamment en 1871 et en 1885), les Métis sont parvenu-e-s au cours de leur histoire à développer leur autonomie politique, via notamment la mise en place de leur propre système de gouvernance, au niveau local comme fédéral (2).

Les réalités de la nation Métis ne sont pas entièrement étrangères aux Autochtones sans statut (3), bien que ce groupe constitue un cas séparé. À l’échelle du Canada, les seules personnes qui sont reconnues officiellement comme Autochtones au sens de la Loi sur les Indiens sont celles disposant du statut indien, héréditaire et lié à des quotas sanguins. Dit autrement, sont considérées comme autochtones les personnes dont les ancêtres furent recensé-e-s lors des Traités historiques (ou, par la suite, par les agents des affaires indiennes), tant et aussi longtemps qu’elles descendent de mariages non mixtes (la loi C-31, adoptée en 1985, bien que visant à édulcorer cette dernière caractéristique, ne l’a cependant pas entièrement supprimée (4). Il existe donc au Canada des personnes qui s’identifient comme autochtones, et qui sont reconnues comme telles par leur communauté, mais qui ne disposent pas du statut indien ; soit parce que leurs ancêtres, pour des raisons variées, ne furent pas pris en compte lors des recensements (ils ou elles étaient par exemple parti-e-s en expédition lors de la signature d’un traité, ou bien firent les frais de rapports de pouvoir à leur désavantage) ; soit parce que du fait de la discrimination genrée incluse dans la Loi sur les Indiens (modifiée en partie en avril 1985 par la loi C-31) et visant à faciliter les politiques d’assimilation forcée, une de leurs aïeules, s’étant mariée à une personne sans statut indien, perdit ainsi son propre statut et la possibilité de le transmettre à ses descendant-e-s (5). Il existe donc des individus, mais aussi des communautés entières qui correspondent à ce cas de figure, pour un total d’environ 220 000 personnes au Canada.

Que signifie la décision de la Cour suprême ?

La décision de la Cour suprême peut ainsi être lue à plusieurs niveaux. D’une manière très générale, elle ne fait que reconnaître une réalité qui s’impose, à savoir que même en l’absence de statut indien, les Métis comme les Autochtones sans statut connaissent les mêmes réalités, ont fait – et font encore – face aux mêmes discriminations que les Autochtones inscrit-e-s, et que ce faisant, le gouvernement fédéral possède une responsabilité vis-à-vis d’eux et d’elles. Cette responsabilité implique notamment l’obligation de négocier de bonne foi avec les Métis et les Autochtones sans statut sur tout sujet les affectant, ce qui inclut également une responsabilité financière. La décision de la Cour suprême vient ainsi mettre un terme à une partie de patate chaude de plusieurs décennies entre les échelons provinciaux et fédéraux, qui jusqu’à présent niaient chacun toute responsabilité vis-à-vis de ces populations – un déni qui est loin d’être sans conséquence notamment en termes de développement territorial. S’ensuit que le gouvernement fédéral est aujourd’hui face à l’obligation d’entamer des négociations avec les communautés concernées chaque fois qu’un projet de développement sera rejeté par elles ou ne fera pas l’unanimité (comme – et c’est d’actualité – dans le cas d’un projet de pipeline). S’ensuit également l’obligation pour le gouvernement fédéral de négocier avec les communautés concernées si celles-ci demandent à ce que leurs territoires traditionnels soient reconnus par la loi, ce qui fait incidemment partie des revendications constantes des Métis.

Si cette décision de la Cour suprême offre de prime abord matière à réjouissance pour toute personne sensible à la réalité coloniale de ce pays, elle représente néanmoins un défi de taille pour la politique autochtone. Il faut en effet se rappeler qu’une stratégie de longue date de l’État canadien est de « diviser pour mieux régner », et il va sans dire que l’arrivée de communautés nouvellement légitimes (au sens de l’État fédéral) dans les négociations autochtones peut s’avérer être un pari risqué. Risqué parce que le nerf de la guerre de la politique fédérale reste la finance. Si, comme mentionné précédemment, les échelons provincial et fédéral se renvoyaient jusqu’à présent la balle de la responsabilité vis-à-vis des Métis et Autochtones sans statut, c’est qu’elle implique une responsabilité financière. Or, les fonds alloués aux questions autochtones sont sous-évalués depuis des générations, et malgré la promesse de Justin Trudeau d’engager des budgets supplémentaires dans ce domaine, cette réalité ne semble pas en passe de changer. Plusieurs choses, donc : si les Métis et les Autochtones sans statut parviennent à forger des alliances politiques durables avec le reste des acteurs autochtones sur la scène fédérale, ce poids politique accru peut jouer en faveur d’une décongestion de la situation coloniale que connaît encore le Canada. Ce serait un inédit historique (sans compter que les désaccords sont déjà nombreux au sein de la multitude d’acteurs autochtones sur la scène fédérale), mais rien n’est impossible. En revanche, si l’État fédéral, aidé des provinces qui y trouveraient immanquablement leurs comptes, parvenait à accentuer la compétition entre les acteurs politiques autochtones, il y a fort à parier que de telles possibilités d’alliance de long terme s’en trouveraient fortement affaiblies.

C’est également sans compter l’enjeu que représente l’augmentation de la dépendance financière de certaines communautés vis-à-vis d’agents extérieurs, particulièrement en ce qui concerne les risques d’une perte d’autonomie politique graduelle, accentuée en période de crise (6).

Sur le long terme, et d’un point de vue plus théorique, mais non moins essentiel, se pose l’épineuse question de la reconnaissance en contexte colonial. Si elle constitue un enjeu de taille pour les Premières Nations, c’est en premier lieu parce qu’en confirmant leur légitimité et leur autonomie théorique sur la scène fédérale, elle leur permet un accès à des ressources et un poids politique accrus. Mais si elle constitue un enjeu non moins important pour l’État fédéral, c’est que, outre son devoir éthique de se conformer aux droits humains (qui impliquent un droit à une certaine autodétermination interne), la reconnaissance des Premières Nations se traduit par leur assimilation à des degrés divers au sein de la souveraineté canadienne. Cette même souveraineté canadienne, cet ordre politique qui se veut hégémonique, inaliénable (7) et faisant reposer sa légitimité en dernier recours sur le droit de conquête, nie par définition toute possibilité d’une affirmation pleine et entière de l’autonomie autochtone (NDA : c’est la définition même du colonialisme) puisqu’elle n’autorise cette dernière que tant et aussi longtemps qu’elle se développe au sein des structures fédérales canadiennes.

Il va sans dire que cette décision de la Cour suprême est donc historique ; à la fois du fait des possibilités de changements politiques d’ampleur auxquelles elle est susceptible d’ouvrir la voie, mais également parce qu’en dernier recours, il est fort possible qu’elle ne vienne que renforcer un vieux projet politique, sans doute aussi vieux que le Canada lui-même, et qui porte le nom funeste d’assimilation. Le futur, seul, nous l’apprendra.

(1) « Métis, non-status Indians win Supreme Court battle over rights, The Globe and Mail, 14 avril 2016; en ligne : http://www.theglobeandmail.com/news/national/metis-ruling/article29628869/

(2) Au cours du XXe siècle, plusieurs organisations voient le jour pour revendiquer la représentation des Métis au niveau fédéral. En 1961, le Conseil national des Indiens (CNI) est créé sous les auspices du gouvernement fédéral dans un but de coordination des questions concernant les Métis et Autochtones non inscrits (c’est-à-dire sans statut) ; en 1968, la Canadian Métis Society est fondée pour remédier aux insuffisances du CNI, dont les Métis jugent qu’il représente surtout les Autochtones non inscrits urbains. Cette organisation est remplacée en 1971 par le Conseil national des Autochtones du Canada, dont une des missions supplémentaires est de représenter les intérêts des Autochtones vivant hors réserve. La même année, l’Alliance laurentienne des Métis et Indiens sans statut voit le jour sous la direction de Kermot A. Moore et est incorporée au titre d’organisme à but non lucratif l’année suivante. En 1983, le Ralliement national des Métis est créé ; il est composé de cinq organisations Métis provinciales et son but est de représenter les Métis du nord-ouest en tant que nation à part entière.

(3) Les organisations de représentation des Métis au niveau fédéral ont ainsi généralement eu pour mission de représenter également les Autochtones non inscrits (voir note précédente).

(4) En effet, bien qu’ayant permis à 127 000 individus de recouvrer leur statut indien en annulant la disposition 12(1)(b) de la Loi sur les indiens (qui supprimait le statut indien de toute femme autochtone se mariant à un allochtone), la loi C-31 introduisit une restriction à la transmission du statut en établissant deux catégories d’individus : la catégorie 6(1), permettant à un individu de transmettre son statut à ses enfants; et la catégorie 6(2) qui reconnaît le statut indien d’un individu mais ne lui permet pas de le transmettre à ses descendants si son conjoint ou sa conjointe n’est pas détenteur-trice d’un statut indien. Les personnes de catégories 6(2) sont de manière générale les enfants de femmes s’étant mariées à un non-autochtone.
Il est à noter également que la loi C-31 retira le statut indien de 106 000 personnes au Canada. Ceci concerne principalement les personnes ayant acquis leur statut par mariage.

                Source : http://indigenousfoundations.arts.ubc.ca/home/government-policy/the-indian-act/bill-c-31.html

(5) Les dispositions assimilationnistes de la Loi sur les Indiens prévoyaient également qu’un individu puisse renoncer volontairement à son statut indien, lui permettant d’accéder à un certain nombre de droits dont ne bénéficiaient pas les Autochtones, tel que le droit de vote, la propriété privée, ou encore les services d’un avocat. Cependant, ces dispositions furent rarement utilisées par les Autochtones, à tel point que de tels cas sont statistiquement insignifiants.

(6) La récente mise sous tutelle de la communauté d’Attawapiskat est à ce titre exemplaire. Voir : http://ici.radio-canada.ca/regions/ontario/dossiers/detail.asp?Pk_Dossiers_regionaux=558

(7) C'est-à-dire qui se reconnaît comme autorité suprême et de dernier recours, sans compétiteur, au sein des frontières qu'il revendique ; cet aspect de la souveraineté canadienne est rappelé par la Cour suprême chaque fois qu'elle se prononce sur la question de l'autodétermination autochtone.

CRÉDIT PHOTO:  Donovan Shortey
 

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