La clause dérogatoire : garante de la souveraineté parlementaire ou atteinte aux droits fondamentaux ?

Canada
Québec
Société
La clause dérogatoire : garante de la souveraineté parlementaire ou atteinte aux droits fondamentaux ?
Analyses
| par Èva Lachance-Adamus |

La clause dérogatoire – parfois appelée clause nonobstant – est-elle réellement dangereuse ou sert-elle plutôt de protection aux intérêts collectifs? Justin Trudeau évoque un renvoi à la Cour Suprême du Canada afin de baliser son utilisation alors que François Legault ne manifeste aucun scrupule à l’utiliser. Le premier ministre québécois qualifie tout encadrement de son utilisation d’attaque à la nation québécoise1. Son homologue canadien est réticent à ce que la clause soit utilisée de manière excessive2. Dans un contexte où les échanges entre Québec et Ottawa sur le sujet sont pour le moins acrimonieux, il est nécessaire d’établir l’état des lieux en la matière.

 

La clause dérogatoire, qu’en est-il vraiment ?

Cette fameuse clause dérogatoire figure à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 19823. Il y est indiqué qu’un gouvernement provincial ou fédéral peut faire voter une loi sans prendre en considération les articles 2 ainsi que 7 à 15 de la Charte canadienne4. L’article 2 concerne les libertés fondamentales (liberté de conscience, de religion, d’association, etc.) alors que les articles 7 à 15 font référence aux garanties juridiques (droit à la vie, à la sécurité, à la protection contre une fouille abusive, etc.) ainsi qu’au droit à l’égalité5. Notons donc que plusieurs droits, tels les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, ne sont pas concernés par la clause nonobstant6.

 

Petite histoire

L’idée de la clause dérogatoire est survenue pendant les négociations ayant lieu entre 1980 et 1982 lors de ce qui a été dénommé le « rapatriement constitutionnel »7. Il s’agit du processus entamé par Trudeau père permettant au Canada de dorénavant modifier sa constitution sans intervention du Royaume-Uni8. L’idée de consacrer la protection des droits et libertés de la personne au sein de la loi suprême du pays par le biais d’une Charte ne faisant pas l’unanimité, l’adoption d’une clause dérogatoire avait alors pour but de convaincre les adversaires de cette limitation du pouvoir parlementaire9. L’entente finale contenant la Charte canadienne que l’on connaît aujourd’hui a été conclue en catimini dans la nuit du 4 novembre 1981 par le Canada anglais, et a été adoptée dès le lendemain, sans l’accord du Québec10.

 

Place aux juges… non élu·e·s

La clause dérogatoire est toutefois bien loin d’être une simple disposition législative. Elle représente, pour ses partisan·e·s, la souveraineté parlementaire. Il faut savoir que la Loi constitutionnelle de 1982, à son article 52, indique que la Constitution canadienne est la loi suprême au Canada et qu’elle rend inopérantes les lois qui y sont incompatibles11. Les gouvernements ne peuvent donc pas légiférer sans respecter la Charte canadienne. Autrement dit, le cadre constitutionnel canadien limite la souveraineté parlementaire des différentes législatures et il en donne le contrôle, s’il y a lieu, aux tribunaux12.

Les lois adoptées devant être compatibles avec la Constitution canadienne, il revient souvent aux juges de trancher des litiges de nature hautement politique lorsque, par exemple, une loi est contestée. Cette manière de procéder rappelle la théorie du gouvernement des juges. Cette théorie, à connotation plutôt négative, explique que le rôle des juges est initialement d’appliquer la loi, et que ce rôle dérive lorsqu’iels décident du contenu des lois elles-mêmes13. Le tout est vu comme un possible affront à la souveraineté parlementaire des élu·e·s. La clause dérogatoire permettrait alors de mettre en balance les principes de suprématie parlementaire et de suprématie constitutionnelle. Pour Pierre Elliot Trudeau, premier ministre lors du rapatriement de la Constitution, elle aurait pour mission de donner le « dernier mot » aux assemblées législatives du pays14.

Les chartes des droits et libertés de la personne n’ont-elles toutefois pas des objectifs louables? Pourquoi faudrait-il alors laisser les gouvernements y déroger, même au nom de la souveraineté parlementaire? En effet, les chartes concernant les droits de la personne ont eu des effets plus que positifs au sein des démocraties occidentales, et elles sont absolument nécessaires. Le problème, c’est qu’elles ont tendance à consacrer les droits individuels. Cela peut alors entrer en collision avec certains intérêts collectifs qui peuvent être tout aussi importants. Pensons, notamment, à la protection du français au Québec. La clause dérogatoire peut être utile dans une telle situation où un gouvernement souhaite prioriser un intérêt collectif au détriment de certaines libertés individuelles. Par exemple, la loi sur la langue officielle et commune du Québec (Projet de loi 96), qui a reçu application de la clause dérogatoire, interdit aux employeurs d’exiger la maitrise de la langue anglaise comme critère de sélection pour un emploi.

 

L’alternative de l’article premier

Avant d’affirmer la légitimité idéologique de la clause dérogatoire, il faut rappeler l’existence de l’article premier de la Charte canadienne. En effet, la clause dérogatoire n’est pas l’unique porte de sortie pour les assemblés législatives qui souhaitent affirmer leur souveraineté parlementaire. L’article premier mentionne qu’il est possible pour une loi de restreindre un droit si cette restriction est raisonnable dans le cadre d’une société « libre et démocratique »15. Ces deux mots assez simples renferment en réalité un test juridique établi par les tribunaux, et que doit passer chaque loi contestée pour des motifs de discrimination. Les critères sont les suivants : la loi restreignant un droit individuel doit répondre à un objectif réel et urgent, un degré suffisant de proportionnalité doit être présent entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre, la restriction doit démontrer un lien rationnel avec l’objectif, l’atteinte au droit doit être minimale et, pour finir, il doit exister une proportionnalité entre les effets préjudiciables de la loi et ses effets bénéfiques16.

Comme nous pouvons le voir, même sans la présence d’une clause dérogatoire, il est possible pour un gouvernement de restreindre un droit individuel pour, par exemple, privilégier un intérêt collectif. Seulement, cette restriction est encadrée. La question se pose donc : souhaitons-nous réellement nous prévaloir de lois qui ne passent pas ce test juridique ? Bien que ce ne soit pas mentionné de manière explicite, la clause dérogatoire est appliquée lorsque le législateur considère que son texte législatif ne pourra répondre à tous ces critères. Pourrait-on y trouver une manière de cacher une forme de discrimination? Si la loi contestée n’est pas discriminatoire, ne devrait-elle pas être en mesure de passer ce test juridique? Initialement, il était établi qu’une utilisation discriminatoire de la clause dérogatoire par un gouvernement serait sanctionnée par le peuple lors des élections puisque la population ne souhaiterait pas le voir réélu17. Mais, qu’arrive-t-il lorsque la majorité de la population est en accord avec son utilisation ? Est-ce parce qu’une position est minoritaire qu’elle ne mérite pas d’être défendue? Les Québécois·es francophones, baignant dans une Amérique largement anglo-saxonne, sont plutôt bien placé·e·s pour répondre à cette question.

 

Et le droit international dans tout ça?

Le droit international, bien que configurant une réalité politique tout autre, semble également aller en ce sens. On retrouve dans plusieurs conventions des clauses dérogatoires. Contrairement à l’article 33 de la Charte canadienne, elles s’assurent quant à elles d’énoncer des critères à respecter dans l’éventualité où un État chercherait à restreindre des droits. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient par exemple une clause dérogatoire à son article 4. La disposition mentionne cependant qu’une dérogation est possible dans « le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation »18. La Convention américaine relative aux droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Charte arabe des droits de l’homme ont aussi une approche semblable en la matière. De fait, la Charte arabe des droits de l’homme mentionne à son article 4 la possibilité de déroger aux engagements de la charte à condition que ceci « n’entrain(e) aucune discrimination fondée sur le seul motif de la race, de la couleur, du sexe, de la langue, de la religion ou de l’origine sociale »19. Ces clauses dérogatoires correspondent donc plutôt à la manière dont l’article premier a été défini par les tribunaux canadiens. Effectivement, l’article premier permet, tout comme la clause dérogatoire, de restreindre des droits fondamentaux. Il établit toutefois, en conformité avec le droit international, un certain encadrement.

 

Dissonance à Québec

François Legault allègue qu’un renvoi en Cour suprême du Canada à la demande de Justin Trudeau représenterait une attaque contre la nation québécoise. Ceci pourrait être compréhensible dans l’hypothèse où la clause nonobstant représenterait le dernier rempart de la souveraineté du peuple québécois et que tout type d’encadrement constituerait de facto une limitation. Toutefois, le premier ministre François Legault a-t-il réellement à cœur la suprématie parlementaire du système politique québécois ? Rappelons que la composition actuelle de l’Assemblée nationale est loin de réellement représenter la volonté du peuple québécois. Les élections de l’automne 2022 ont démontré une disproportion si grande entre le vote populaire et le nombre de sièges attribué à chaque parti, qu’elles ont obtenu un indice de Gallagher de 25,720. Le Québec se classe donc bien loin derrière les autres démocraties occidentales avec l’Allemagne à 3,41, la Belgique à 3,92 ou bien la Suède à 0,6421. Lorsqu’il est questionné au sujet de cette situation alarmante, François Legault répond que la réforme du mode de scrutin « n’intéresse pas la population, à part quelques intellectuel[·le·]s »22. Est-ce là une manifestation de respect de la volonté du peuple québécois ?

Notre premier ministre s’érige haut et fort en défenseur de la nation québécoise devant Ottawa, mais s’écrase piteusement lorsque sa fronde risque d’entraîner une perte de sièges au Salon bleu. De plus, le gouvernement caquiste actuel ne se gêne pas pour faire adopter des lois « sous bâillon ». La procédure du bâillon permet au parti au pouvoir de limiter le temps de débat portant sur une loi et donc d’accélérer son processus d’adoption23. C’est une manière de court-circuiter le processus parlementaire et c’est notamment ce qui a été fait lors de l’adoption du projet de loi 21. Bien qu’il ait fait couler beaucoup d’encre sur la question du port de signes religieux, le projet de loi modifiait également la Charte québécoise des droits et libertés de la personne24. Le premier ministre s’est donc permis de modifier cette charte de nature quasi constitutionnelle sans obtenir le consensus de l’Assemblée, et sans même respecter le processus parlementaire habituel25. En d’autres mots, lorsqu’il est question de souveraineté parlementaire, le Québec aura vu bien meilleur·e défenseur·e que François Legault.

Crédit photo : Tom Carnegie, Supreme Court of Canada, 16 janvier 2021 https://unsplash.com/fr/photos/SdVHStSkYKg

 

 

Références

  1. « Disposition dérogatoire : Trudeau lance “une attaque frontale” au Québec, dit Legault », Radio-Canada, 21 janvier 2023 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1949974/justin-trudeau-clause-nonobstant-cour-supreme-francois-legault

  2. « Disposition de dérogation : Trudeau se défend de mener une attaque contre le Québec », Radio-Canada, 23 janvier 2023 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1950270/clause-derogatoire-nonobstant-constitution-ottawa-quebec-federal-provincial

  3. Charte canadienne des droits et libertés, art 33, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c1. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-12.html

  4. Ibid.

  5. Ibid, aux art. 2 ainsi que 7 à 15.

  6. Ibid.

  7. Laurence Brosseau, Marc- André Roy : La disposition de dérogation de la Charte, Division des affaires juridiques et sociales et Service d’informations et de recherche parlementaire de la Bibliothèque du parlement, Publication numéro 2018-17-F, à la page 2. https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2018-17-f.pdf

  8. Sheppard, Robert. « Rapatriement de la Constitution. »  l’Encyclopédie Canadienne. Historica Canada. Article publié septembre 03, 2012; consulté le 5 mars 2023. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canadianisation-de-la-constitution

  9. Ibid note 7.

  10. Ibid note 7, à la page 4.

  11. Loi constitutionnelle de 1982, art 52, constituant l’annexe B de la Loi sur 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c11 https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/Const/page-12.html#h-39

  12. Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, au para 89. 2014 CSC 21. https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/13544/index.do

  13. Anne-Marie Le Pourhiet, « Gouvernement des juges et post-démocratie. » Constructif, 61, 45-49. 2022, https://doi.org/10.3917/const.061.0045

  14. Ibid, note 7, à la page 5.

  15. Charte canadienne des droits et libertés, art 1, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c1. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-12.html

  16. Ministère de la Justice du Canada, Article 1 – Limites raisonnables, 2022, Gouvernement du Canada https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/dlc-rfc/ccdl-ccrf/check/art1.html

  17. Ibid note 7, à la page 10.

  18. Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’art. 4, Entrée en vigueur le 23 mars 1976. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-civil-and-political-rights

  19. Charte arabe des droits de l’homme, à l’art. 4, Entrée en vigueur le 15 mars 2008. https://acihl.org/texts.htm?article_id=16

  20. Calcul fait par la Solution étudiante nationale pour un scrutin équitable, publié sur Facebook, publié le 4 octobre 2022. Voir. https://www.facebook.com/ScrutinSENSE/posts/1068906407024417/

  21. Michael Gallagher, « Election indices », 2023, consulté le 11 mars 2023, https://www.tcd.ie/Political_Science/people/michael_gallagher/ElSystems/Docts/ElectionIndices.pdf

  22. « Mode de scrutin : Legault accusé de prendre les Québécois “pour des imbéciles” », Radio-Canada, 5 septembre 2022 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1911106/reforme-mode-de-scrutin-abandonnee-legault-prend-les-quebecois-pour-des-imbeciles

  23. « Bâillon », Encyclopédie du parlementarisme québécois, Assemblée nationale du Québec, 16 mai 2016.

  24. Pierre Bosset, « Une inquiétante désinvolture » Le Devoir, 15 mai 2019 https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/554344/une-inquietante-desinvolture

  25. Ibid.

Ajouter un commentaire