La citadelle lézardée de l’hétérogène : le temps et l’économie informelle de Marrakech

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La citadelle lézardée de l’hétérogène : le temps et l’économie informelle de Marrakech
Idées
| par Alexandre Dubé-Belzile |

Ce pays situé en Afrique s’appelle l’Occident. Cela dit, la plupart des gens le connaissent sous une translittération très approximative de son nom en arabe : le Maroc. Ce royaume porte bien son nom, proche de l’Europe autant par sa géographie que par son économie et son régime politique; une monarchie en l’occurrence. Même s’il a été réintégré en 2017 à l’Union africaine, le royaume s’est retiré après l’adhésion du Sahara occidental, agité par des mouvements indépendantistes et dont le gouvernement en exil se trouve en Algérie. En effet, le mouvement sahraoui est très présent à Alger et ses partisans verraient aussi le Maroc comme étant « impérialiste ».

Même si le Maroc n’a pas été défavorable à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, les rapports actuels entre les deux nations du Maghreb sont tendus, et ce, malgré une récente tentative de rapprochement. L’Algérie a tendu la main au FLQ (Raymond Villeneuve en tête de délégation), aux Black Panthers, au Weather Underground et à l’ANC (dont à Nelson Mandela). Le pape du LSD, Timothy Leary, avait également trouvé du soutien à la « Mecque » des révolutionnaires. Le mouvement sahraoui ne fait pas exception.

Autre fait intéressant, le Maroc accepte l’entrée des citoyens israéliens, contrairement à bien des pays du monde arabo-musulman tel que l’Algérie. Cela est dû en partie à l’influente minorité d’Arabes juifs du Maroc.

Dans une série documentaire israélienne intitulée Inside the Mossad, constituée d’entrevues avec les agents des services secrets en question, il est expliqué que le Maroc a été les yeux du Mossad au sein de la ligue des pays arabes et surtout dans ses régimes progressistes vilipendés en Occident. En effet, une rumeur (peut-être elle-même propagée par le Mossad) voulait que Gamal Nasser, leader progressiste égyptien, ait fomenté un complot pour assassiner le roi Hassan II en raison de sa trop grande proximité avec les pays occidentaux!

En 2014, le pays était qualifié par le Democracy Index de « non libre » et, à partir de 2017, de « partiellement libre ». Il est bon de mentionner au passage que ces données sont discutables ; dans l’ouvrage On Western terrorism[i], le linguiste Noam Chomsky et le journaliste Andre Vultchek affirment pouvoir s’exprimer plus librement dans les médias iraniens et chinois (pourtant eux aussi « non libres » selon l’index) qu’aux États-Unis et en Angleterre, pays dans lesquels ils préféraient refuser d’intervenir dans les médias de peur qu’on leur coupe la parole ou que leurs propos soient manipulés, alors qu’il n’y a officiellement pas de censure. Quoi qu’il en soit, au Maroc, le roi reste le chef d’État incontesté et le « commandant des croyants », en raison de la supposée descendance directe du prophète Muhammad. Paradoxalement, c’est généralement le chiisme (branche de l’Islam presque inexistante au Maroc), mouvement d’abord politique ayant pris forme autour de la contestation de la légitimité des califes n’appartenant pas à la famille du prophète et qui ont régné après sa mort. Dans le système marocain, il existe une assemblée des représentants et une assemblée des conseillers aux pouvoirs toutefois limités.

J’ai récemment eu l’occasion d’entreprendre un voyage dans une ville du Sud de l’Occident : Marrakech. J’y ai passé quelques jours pour assister à une conférence à l’Université Cadi Ayyad. À Marrakech, ce ne sont pas tous les quartiers qui se ressemblent, la nouvelle ville étant plutôt aseptisée, d’inspiration européenne avec ses villas et ses hôtels touristiques. En fait, il est possible de visiter la ville sans vraiment la voir, si on la déguste comme un touriste de consommation. Vraiment, Marrakech est comestible, et les mâchoires œuvrent sans relâche, sauf pour l’os qui traverse le jarret rôtissant sur la broche : la médina. Lors de mon séjour dans la moelle même de cet os, il a plu, chose peu fréquente dans ce climat désertique. La poussière des rues s’était alourdie et les habitants de la citadelle marchande négociaient du mieux qu’ils pouvaient malgré l’humidité. Les hommes se déplaçaient vêtus de leur grande tunique brune et leur capuche tirée sur leur front. À la recherche de quelque chose d’autre, mon regard s’est posé sur un vieillard qui se traînait et qui avait un sac de plastique sur son turban. Cependant, j’ai pu me faufiler dans des passages plus étroits de la ville, dans ses étals plus enfouis ou dans les marchés couverts afin d’éviter les averses ; de la même manière dont les marchands échappaient aux intempéries, leurs activités se dérobaient aux contraintes rigoureuses du capitalisme venu d’Occident. Les euros et la dépendance envers l’Europe crèvent les yeux sous le soleil ardent de Marrakech, la médina offrait tout de même une nouvelle perspective. L’odeur de la boue et de la viande crue était inoubliable. Les poulets nus étaient alignés en rang dans des positions voluptueuses. Les gigots étaient suspendus sur les étals pour faire saliver les passants. Les marchands pouvaient y être agressifs, vendant leurs denrées de pacotille : cristaux et rocailles peints en pierres précieuses, huile d’argan diluée avec de l’huile d’amande, tripes farcies, soupe aux escargots, etc. La liste est interminable. La Médina résiste, en quelque sorte, au tourisme toxique, à l’exception peut-être de la jamaa-el-fna, d’une esthétique plus prête à la consommation, avec ses musiciens ambulants berbères, ses dresseurs de singes, ses mendiants et ses charmeurs de serpents, qui fournissent des émotions à emporter, surtout lorsque le charmeur vous met le cobra sur l’épaule contre votre gré et vous demande 20 dirhams.

Les murs sont roses, orange, parfois rouges ou vermeils, parfois vermoulus, effrités, lézardés, écorchés ou repeints, révélant par moment un peu de ciment nu. // Les minarets de vieilles mosquées s’y dressent, prismes à base carrée qui laissent transparaître une certaine pudeur maghrébine. Il ne semblait pas y avoir de minarets ithyphalliques comme au Moyen ou en Extrême Orient et, enfin, les premières mosquées n’en avaient pas du tout. Les Maghrébins adhèrent majoritairement à l’école sunnite malikite, réputée comme étant la plus stricte, ce qui n’est vrai qu’en théorie. En effet, le Maghreb est aussi occidentalisé que le reste du monde arabo-musulman, à quelques exceptions près. Dans la médina, les ruelles se rétrécissent parfois inexplicablement, pour s’élargir brusquement par la suite ou, au malheur de l’étranger en mal d’orientation, se divise en ruelles, en nervures. Les étals se succèdent. En grappes, agglutinées souvent selon le secteur de l’économie en jeu : mécaniciens, soudeurs, épiciers, menuisiers, à d’autres occasions avec un désordre baroque. Tout cela semblait être géré d’une manière difficile à saisir au premier abord. La Médina est le refuge des petits commerçants qui souhaitent rester hors de l’économie formelle, de son système bancaire. La médina de Marrakech est la forteresse de l’économie informelle. Il n’y a pas de banques et il est possible que la gestion financière y prenne la forme du « daret », ou tontine dans le reste de l’Afrique, un microcrédit communautaire. En errant dans les rues de la médina, un collègue professeur d’université m’expliquait que le verbe (fi’l) est l’élément central dans la morphologie de la langue arabe parce que l’action est centrale à la vision spirituelle de l’Islam. Cela signifie que toutes les classes grammaticales sont des déclinaisons du verbe. Dans la mesure où les systèmes de représentation de la langue peuvent correspondre à des notions d’organisations politiques, la médina pourrait être comprise comme un ensemble de déclinaisons des activités qui s’y déroulent.

Les mosquées étaient nombreuses, nichées dans les crevasses et les interstices de la Médine. Elles étaient verrouillées hors des heures de prière, un peu comme en Algérie, ou elles avaient été le lieu de rassemblement des opposants à la dictature, et finalement, les écoles de politisation et de conscientisation du mouvement islamiste. Cependant, en Occident, les mosquées semblaient encore échapper au contrôle quasi absolu qui caractérisait l’État voisin. En effet, elles semblaient même être un lieu qui esquivait l’emprise du Royaume de l’Occident. L’élément le plus étonnant de cette opposition à l’État et au Capital reste cette résistance présente dans les mosquées après que le roi ait décrété le changement d’heure. De nombreuses mosquées ont carrément refusé cette nouvelle notion de temps imposée par Sa Majesté. Au moment où le Maroc se préparait à changer l’heure, il a été décrété que le Maroc serait désormais à l’heure avancée toute l’année et que le fuseau horaire serait maintenant aligné avec celui de l’Europe[ii].  En plus, des manifestations qui ont eu lieu au lendemain du décret, les mosquées se sont converties en un foyer de résistance en maintenant l’ancienne heure de Greenwich, refusant la lecture du temps (et donc l’historicité de l’État).

Si « l’histoire est temporalité, comme elle prétend l’être, alors le soulèvement est un moment qui jaillit hors du temps, qui viole la “loi” de l’histoire. Si l’État est histoire, comme il le prétend, alors l’insurrection est le moment interdit, un déni impardonnable de la dialectique, qui oscille le long d’un axe jusqu’à l’extérieur du trou fumant, une manœuvre de chaman exécuté d’un angle impossible de l’univers. » [iii] La mosquée serait-elle un lieu de culte ou un « angle impossible de l’univers »?

Si les mosquées sont presque toujours verrouillées en Algérie et que, en Jordanie, l’heure des prières et même l’appel de la prière sont contrôlés par l’État, chaque mosquée devant retransmettre un appel diffusé sur les fréquences radio par les haut-parleurs des mosquées, au Maroc : pas question! En fin de compte, la médina est peut-être un cobra pour lequel l’État se serait fait charmeur, ou plutôt à son grand malheur, une masse de cobras enlacés, de ruelles, de passages et de graffitis en caractères arabes élastiques. Même si les charmeurs de serpents charment aussi les touristes, une réalité demeure : de nombreux charmeurs de serpents se font mordre par leur gagne-pain et y trouvent la mort. L’État n’arrive jamais à totalement contrôler l’animal hagard et venimeux. Le voyageur, quant à lui, aspire un peu de bouillon de soupe d’escargot, une soupe de médina, rhizomique, et se demande si cette dernière finira par mordre l’État.

CRÉDIT PHOTO: Piloslab - FLICKR

[i] Noam Chomsky et Andre Vltchek, Western Terrorism: From Hiroshima to Drone Warfare, Pluto Press, 2013.

[ii] Hassan El Arif. « L’heure d’été toute l’année : Les impacts sur l’entreprise ». L’Économiste, 29 octobre 2018, https://www.leconomiste.com/article/1035766-l-heure-d-ete-toute-l-annee-....

[iii] Hakim Bey, T.A.Z. : The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, Autonomedia, Brooklyn, 1985.

 

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