« J’aime pas ça, les déficients! » Déficience intellectuelle, diversité et exclusion

Société
« J’aime pas ça, les déficients! » Déficience intellectuelle, diversité et exclusion
Analyses
| par Stéphane Handfield |

Cet article est paru dans notre recueil diversalité, en vente sur notre boutique en ligne et dans plusieurs librairies indépendantes. 

 

J’ai déjà travaillé avec des handicapés, des déficients. J’avais le même salaire qu’eux autres.

– Léon, 65 ans

Je vis dans une famille d’accueil. C’est une famille pour personnes avec des problèmes de santé mentale, mais moi j’ai rien. C’est vrai que j’ai rien, hein, Milos? Ça m’fait d’quoi, moi, Milos, d’être là, parce que moi j’suis normale.

– Claudia, 48 ans

J’ai commencé à faire de la recherche avec des personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle en 2014. Depuis 5 ans, je rencontre régulièrement Léon, Claudia et une douzaine d’autres personnes vivant ou ayant vécu en situation d’itinérance et considérées comme ayant une déficience intellectuelle – avec ou sans diagnostic.

Dès nos premières interactions, j’ai remarqué que le déni de leurs limitations intellectuelles est au cœur de leur représentation de soi. Dans une société qui valorise de plus en plus la « diversité » et où l’on arbore fièrement les caractéristiques qui nous valaient autrefois (et qui nous valent encore souvent) préjugés et discriminations, ils et elles refusent de se percevoir et d’être perçu∙e∙s comme autre chose que des personnes « normales ». Et je leur donne raison[i].

Contrairement à ce que laisse supposer l’existence d’une évaluation formelle pour la diagnostiquer, la déficience intellectuelle n’est pas une condition observable, mais une objectivation de certaines limitations et difficultés avec lesquelles composent des personnes au quotidien – principalement en ce qui concerne le comportement, l’autonomie et les capacités cognitives.

Comme les autres catégories légitimant des rapports d’exclusion et de subordination, la déficience intellectuelle est une construction sociale; elle est déterminée et interprétée à travers des caractéristiques arbitrairement considérées comme plus importantes que d’autres et employées pour définir des personnes aux capacités, aux besoins et aux vécus hétérogènes. Comme les autres stigmates, cette catégorisation arbitraire et relative a toutefois des impacts bien concrets dans la vie des personnes qui y sont associées et qui sont perçues et définies, par autrui comme par elles-mêmes, comme « différentes » et, surtout, comme inférieures[ii].

Pour Léon, Claudia et la majorité des personnes que j’ai rencontrées au cours de mes recherches, le stigmate social associé à être « déficient∙e » ou « retardé∙e » est trop lourd à porter pour être revendiqué, voire reconnu – et ce même lorsque l’on répond aux critères diagnostics et que l’on bénéficie de services sociaux institutionnels et communautaires spécialisés en déficience intellectuelle.

En explorant le cas de la déficience intellectuelle, qui me paraît commander une inclusion de la différence qui passerait par la reconnaissance de la similarité plutôt que de la diversité, je propose dans ce texte de réfléchir aux tensions qu’impliquent les approches promouvant la diversité ainsi qu’aux implications de ces tensions sur les stratégies de renversement des inégalités sociales.

La diversité : pourquoi et comment?

Avant tout, dans quelle optique favorise-t-on la diversité? Je présume qu’une base commune sur laquelle prennent appui les différents courants mettant la diversité de l’avant est la réduction des inégalités sociales. Au-delà de cette question, les courants se divisent et proposent divers indicateurs d’inégalités, appréhendés par exemple en termes économiques, de liberté d’action individuelle, de bien-être, de santé ou de qualité de vie.

Selon ma compréhension, les approches favorisant la diversité viseraient la réduction des inégalités sociales à travers deux processus interreliés. Le premier serait la subversion des catégories sociales altérisantes (c’est-à-dire qui regroupent des personnes partageant des caractéristiques réelles ou supposées à partir desquelles on les conçoit comme fondamentalement différentes, et généralement inférieures), soit le renversement de leur signification et de leurs implications sociales et politiques, notamment en termes de rapports sociaux inégalitaires. Le second serait la reconnaissance du potentiel de contribution sociale des personnes appréhendées à travers ces catégories sociales altérisantes : en reconnaissant la non-conformité aux normes non pas comme une déviance ou comme un symptôme de mésadaptation, d’incompétence ou d’infériorité, mais plutôt comme une différence porteuse de potentiel particulier, complémentaire à ceux déjà reconnus et socialement indispensables, on renverse la signification initiale de la catégorie sociale légitimatrice de discriminations pour faire émerger de cette catégorie une identité fièrement revendiquée.

Prenons l’exemple de l’autisme : en se regroupant et discutant entre pairs, les personnes catégorisées comme autistes interrogent publiquement les étiquettes qu’on leur accole. On fait des vidéos en ligne pour sensibiliser et informer[iii]. On met de l’avant des modèles[iv] qui portent fièrement leur différence tout en se montrant à la hauteur des exigences sociales, avec ou sans adaptation convenant à leurs besoins particuliers. Ce faisant, on renverse la tendance et on subvertit la catégorie de l’autisme : la non-conformité à la norme n’impliquerait ni dangerosité, ni déviance, ni inutilité sociale. Au contraire, les facultés particulières – et non pas déficientes ou mésadaptées – des personnes neurodiverses seraient complémentaires, voire supérieures, à celles des personnes neurotypiques. Négliger leur potentiel est néfaste pour la société et leur exclusion sociale est injustifiée; les personnes autistes devraient être reconnues à leur juste valeur et socialement intégrées de manière à ce qu’elles puissent contribuer à leur plein potentiel, être reconnues pour cette contribution et bénéficier des mêmes opportunités et conditions de vie que leurs concitoyen∙ne∙s.

Ce discours permet à la fois de subvertir la catégorie a priori stigmatisante de l’autisme et de mettre en valeur le potentiel d’utilité sociale des personnes autistes, notamment en contexte d’emploi. Promouvoir la différence à travers la neurodiversité permettrait ainsi de renverser les inégalités sociales, notamment en termes d’exclusion dans les interactions et dans la sphère économique, des personnes autistes.

La difficile intégration des personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle

De son côté, la catégorisation de déficience intellectuelle me paraît se distinguer de l’autisme et d’autres différences socialement construites : elle me semble avoir fondamentalement très peu de potentiel à être subvertie à travers une identité positive ainsi qu’à permettre l’inclusion des personnes qu’elle catégorise à travers la reconnaissance de leur potentiel de contribution sociale.

Déficience intellectuelle et identité

Je commence par le premier élément : contrairement à d’autres catégorisations altérisantes, la déficience intellectuelle ne me semble pas être une étiquette propice à être subvertie en identité positive.

En effet, ce qui distingue les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle n’est pas simplement une différence, mais un manque : elles sont perçues comme cognitivement handicapées; et, contrairement à d’autres handicaps, le handicap intellectuel est fondamentalement dégradant puisqu’il remet en question la capacité d’une personne à atteindre les standards pour être considérée comme concitoyenne, voire comme personne.

Comme le présente la philosophe Eva Feder Kittay[v], la tradition philosophique occidentale, de l’antiquité grecque jusqu’à nos jours en passant par les Lumières, conçoit les statuts de « citoyen∙ne » et de « personne » comme fondés sur deux éléments : la capacité intellectuelle, notamment en termes de pensée critique, et la capacité à participer aux délibérations citoyennes, et donc à présenter un discours et une pensée considérés comme rationnels. Les personnes socialement reconnues comme ayant des lacunes en termes de pensée rationnelle et critique ne sont ainsi pas considérées comme des interlocutrices valables et comme des personnes aptes à prendre des décisions « éclairées », notamment par rapport à leurs propres vies.

S’appuyant sur ce positionnement philosophique, le libéralisme a utilisé et utilise toujours la présomption de limitations intellectuelles pour légitimer les inégalités sociales, notamment en contexte de colonisation :

« L’une des caractéristiques supposées des peuples primitifs était l’incapacité à faire usage de nos esprits (minds) ou de notre intellect. […] Dépourvu∙e∙s de ces qualités, nous n’avions pas les qualifications nécessaires pour accéder à la civilisation, ni même à l’humanité. En d’autres mots, nous n’étions pas "entièrement humain∙e ∙s"; certain∙e∙s d’entre nous n’étaient pas même considéré∙e∙s partiellement humain∙e∙s[vi]. » – Linda Tuhiwai Smith

J’observe qu’en réaction, dans le processus de subversion d’une étiquette en identité positive, la plupart des groupes en quête d’émancipation sentent le besoin de se dissocier de la présomption de déficience intellectuelle qui pèse sur eux et légitime leur subordination.

Cette dissociation leur est nécessaire pour revaloriser leur statut et subvertir les catégories sociales altérisantes qui légitiment leur subordination. Toutefois, en revendiquant un statut d’égalité et en refusant la subordination sur la base de leurs capacités intellectuelles, ces groupes valident et reconduisent inévitablement l’idée selon laquelle un manque de capacités cognitives disqualifierait une personne d’un statut pleinement humain et légitimerait sa subordination. Lorsque des groupes remettent leur statut d’infériorité en question en se dissociant de ceux et celles dont la subordination serait légitime plutôt qu’en revendiquant une équité inconditionnelle sur la base d’une humanité commune, l’émancipation des un∙e∙s se fait au détriment de celle des autres.

Difficile par la suite pour les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle de s’approprier et de subvertir une catégorisation fondée sur une caractéristique distinctive unanimement considérée comme « disqualifiante » sur le plan de l’humanité… Comment pourraient-elles se bâtir une identité positive à partir d’une caractéristique affectant leur capacité à être reconnues comme interlocutrices valables, comme égales, comme personnes à part entière? Comment pourraient-elles revendiquer fièrement un statut qui les prive de considération et de dignité?

Pour protéger leur estime personnelle, plusieurs personnes n’ont de choix que de nier leur handicap face aux autres, mais surtout face à elles-mêmes. Ainsi, les personnes que j’ai rencontrées se perçoivent – et certaines se valorisent – d’abord et avant tout comme des personnes itinérantes ou ayant vécu l’itinérance; comme Alphonse, elles nient généralement avoir des limitations intellectuelles et participent à la reconduction des préjugés, très présents dans le milieu de la rue, à l’endroit des « mongols » et des « soucoupes » dont ils cherchent à se dissocier : « [Mon travailleur social] m’a envoyé dans une résidence, je suis resté là une semaine pis je suis parti. C’est des déficients, là-bas. J’aime pas ça, les déficients! »

Comme d’autres personnes composant avec une caractéristique socialement stigmatisée, les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle que j’ai rencontrées ne souhaitent pas être intégrées malgré ce qui les distingue. Mais, contrairement aux personnes dont l’étiquette peut être subvertie à travers une identité positive, elles ne souhaitent pas non plus être intégrées pour, ni par leurs caractéristiques distinctives, puisqu’elles refusent de se définir et d’être définies par la catégorisation de déficience intellectuelle, fondamentalement dégradante.

Néanmoins, en parallèle avec cette difficulté, voire ce refus, à s’identifier à cette catégorie et à la « différence », une minorité des personnes que j’ai rencontrées y font référence, mais dans un contexte bien précis : lorsqu’elles évoquent leurs besoins particuliers et les accommodements qu’elles nécessiteraient, que ce soit de la part de leurs proches ou des organismes communautaires et institutions publiques. Elles me rappellent ainsi régulièrement qu’il manque de services sociaux et de santé spécialisés en déficience intellectuelle décents et non infantilisants. Concrètement, elles souhaitent des services qui reconnaissent leurs limitations et leur offrent le soutien particulier qu’elles nécessitent sans pour autant présumer de leur incompétence – que ce soit pour comprendre ce qu’on leur explique ou pour prendre elles-mêmes les décisions qui les concernent. Encore une fois, l’important est d’être reconnu∙e dans ses besoins, mais aussi et surtout en tant qu’égal∙e.

C’est dans une optique similaire que, lorsqu’elles se regroupent pour revendiquer leurs droits citoyens, les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle le font à travers des mouvements qui mettent de l’avant leur similarité avec l’ensemble de leurs concitoyen∙ne∙s, comme les Mouvements Personne D’Abord[vii] ou le Regroupement pour la trisomie 21[viii]. Ces mouvements tentent ou ont tenté de faire émerger une identité de groupe positive autour de la catégorisation commune de déficience intellectuelle. Sans surprise, leur succès est toutefois très limité puisque, encore une fois, la catégorisation de déficience intellectuelle, fondamentalement pensée en termes de limitations cognitives et d’autonomie, peut difficilement se revendiquer d’une différence complémentaire qui la rendrait utile dans un contexte social valorisant l’indépendance, la performance et la compétition.

Déficience intellectuelle et emploi

Ce qui m’amène au second élément : en plus d’être peu propice à une revalorisation identitaire, la catégorisation de déficience intellectuelle me paraît se distinguer d’autres catégorisations légitimatrices d’inégalités sociales en ce qu’elle présente un très faible potentiel de subversion à travers la reconnaissance du potentiel de contribution sociale des personnes qu’elle catégorise.

Il est vrai que plusieurs valorisent l’inclusion des personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle à travers la reconnaissance de leur potentiel et leur intégration en emploi. Les médias « d’information » font périodiquement l’éloge d’entreprises « à visée sociale » qui embauchent des personnes handicapées, leur permettant ainsi d’enfin voir leur potentiel reconnu, d’être « comme monsieur et madame Tout-le-Monde » et de trouver un sens à leur vie à travers l’emploi[ix].

Cette approche présente d’importants avantages à l’échelle individuelle : dans un système social centré sur le productivisme et la consommation individuelle, vendre sa force de travail permet tout d’abord d’obtenir un salaire, donc un meilleur accès à la normalité et aux opportunités de socialisation (en tant que personne salariée[x], mais aussi consommatrice) dont les personnes en situation de handicap sont généralement privées. De nombreuses études scientifiques associent l’augmentation des ressources financières à la réduction de la dépendance aux proches, à l’augmentation du sentiment d’autodétermination et à l’amélioration de la santé physique et mentale. En outre, jouer un rôle social valorisé permet de sortir de l’isolement et d’améliorer son estime personnelle.

Toutefois, les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle peinent à se montrer à la hauteur d’un marché de l’emploi hautement compétitif où elles peuvent rarement se distinguer en étant plus efficaces, plus productives ou plus éloquentes que les autres. La minorité qui est intégrée au marché de l’emploi régulier est ainsi condamnée à n’occuper que des emplois peu rémunérés et dont personne ne veut; pendant ce temps, les entreprises qui les embauchent pour combler leurs besoins de main-d’œuvre bon marché profitent de subventions gouvernementales visant à favoriser l’équité en emploi des personnes en situation de handicap[xi].

Pour les personnes n’ayant pas d’emploi « régulier », leur exclusion du marché de l’emploi n’implique aucunement qu’elles n’ont pas la capacité de travailler, et surtout pas qu’elles ne travaillent pas : les plus chanceuses, qui bénéficient d’un soutien familial, de proches ou de professionnel∙le∙s, peuvent s’investir par le travail sous-payé (à travers des emplois ségrégués) ou non rémunéré (bénévolat); les moins chanceuses, qui dépendent de filets sociaux les maintenant en situation de pauvreté,  sont d’excellentes candidates pour les travaux dangereux, dégradants et socialement dévalorisés – typiquement, la collecte de contenants consignés pour les hommes et le travail du sexe pour les femmes[xii].

Vers l’inclusion par la reconnaissance de la similarité

Les entreprises et les gouvernements tentent de se donner un visage progressiste en mettant de l’avant des adaptations visant à reconnaître le potentiel particulier de groupes « auparavant » stigmatisés. Ce faisant, ils annoncent une ère post-discriminations où l’inclusion de chacun∙e dans le système capitaliste passera par l’accès à des opportunités d’emploi et de contribution sociale pour tous et toutes.

Il serait absurde de s’opposer à l’égalité des chances et des opportunités, et il est donc délicat de se montrer hostile à une telle approche. Il me semble néanmoins important de le faire, puisque celle-ci est un leurre tant et aussi longtemps qu’elle s’opère à travers une inscription dans les paradigmes dominants centrés sur le productivisme et la compétition. Si notre stratégie se limite à chercher à mettre fin aux inégalités sociales en intégrant, un à un, les groupes souffrant de ces inégalités en revalorisant leurs identités et en reconnaissant leur potentiel de contribution sociale, on se limite forcément à créer, dans les mots de Frantz Fanon, une « classe d’esclaves affranchis » ayant réussi à s’assimiler à un système fondamentalement inégalitaire sans contribuer à l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble de leurs concitoyen∙ne∙s[xiii].

Dans cette optique, une approche mettant de l’avant la revalorisation de certaines identités et l’intégration économique de certains groupes par la reconnaissance de leur potentiel de contribution sociale est alléchante puisqu’elle permet des gains rapides et observables. Elle n’est toutefois pas suffisante pour subvertir les paradigmes légitimant les rapports sociaux inégalitaires sur lesquels est fondé notre système social. Ce dernier se base sur le principe de la chaise musicale et ne fonctionne que parce qu’il comporte une partie de laissé∙e∙s-pour-compte et que les participant∙e∙s compétitionnent pour les sièges plutôt que de s’allier pour contester les règles du jeu.

Les grandes gagnantes des discours qui se contentent de revendiquer un accès équitable aux sièges disponibles, en présentant la diversité comme un « potentiel dont on ne peut pas se priver », sont les entreprises, qui profitent d’une main-d’œuvre captive, remplaçable et peu coûteuse. Le conseil du patronat du Québec a d’ailleurs récemment trouvé dans les personnes handicapées le potentiel nécessaire pour « répondre aux différents défis que représentent les besoins de main-d’œuvre au Québec » et « [est fier] de dévoiler une formation inédite pour aider les employeurs et les gestionnaires dans le processus d’embauche de personnes en situation de handicap[xiv] ». Si l’on reformule sans langue de bois : les personnes en situation de handicap sont une ressource mobilisable pour répondre aux besoins des entreprises, et leur « intégration en emploi » est conditionnelle à ce que les entreprises leur reconnaissent une utilité et n’aient trouvé personne d’autre pour pourvoir le poste. Leur potentiel distinctif : premièrement, manquer d’alternatives pour sortir de la pauvreté ou obtenir des emplois décents; deuxièmement, permettre aux gouvernements de couper allègrement dans les programmes sociaux inconditionnels sous prétexte qu’intégration sociale et emploi sont synonymes, qu’il y a de la job pour tout le monde et que ce serait la responsabilité de chacun∙e de développer son potentiel et de trouver comment vendre sa force de travail.

Toutefois, comme on le voit avec le cas limite de la déficience intellectuelle, il est faux de croire que les paradigmes sociaux dominants permettent d’accorder une valeur à la différence et de reconnaître la contribution sociale de tous et toutes. En cherchant à s’émanciper à l’échelle individuelle ou groupale, et en se montrant à la hauteur des exigences d’une société fondée sur la compétition et l’exploitation, on reconduit le paradigme selon lequel notre valeur est liée au potentiel de notre travail à générer des profits récupérables par les entreprises.

En proposant de reconnaître et de célébrer la similarité plutôt que la différence, les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle mettent en lumière l’impératif de concevoir la subversion des catégories sociales stigmatisantes comme un moyen plutôt qu’une finalité.

Elles rappellent que chacun et chacune a une valeur intrinsèque et que la seule manière de réellement s’attaquer aux inégalités sociales est d’exiger un accès universel et inconditionnel aux ressources et au soutien nécessaires pour avoir accès à des conditions de vie décentes ainsi qu’à des espaces et opportunités d’épanouissement et de contribution sociale valorisée.

[1] Je remercie chaleureusement Mariette Cliche-Galarza, Patrick Asselin-Mullen, Guillaume Ouellet, Étienne Guertin ainsi que les deux réviseur∙e∙s anonymes de L’Esprit Libre pour la pertinence de leurs commentaires critiques par rapport aux premières versions de ce texte.

[2] Les personnes que j’ai rencontrées sont catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle légère et ne sont ainsi pas représentatives de l’ensemble des personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle, dont certaines, comme le souligne la philosophe Eva Feder Kittay, ont des difficultés si importantes qu’aucun soutien ou aucun environnement social ne pourrait leur permettre de prétendre à l’indépendance. Environ 85 % des personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle sont considérées comme ayant une déficience légère.

       Eva Feder Kittay, 2001, “When Caring Is Just and Justice Is Caring: Justice and Mental Retardation,” Public Culture, vol.13, no.3, pp.557–80, Durham. doi: 10.1215/08992363-13-3-557

       CRDI Montérégie-Est, 2010, « Guide d’accès aux services spécialisés du CRDI Montérégie-Est », Service des communications du CRDI Montérégie-Est, Longueuil.   https://www.laressource.ca/images/ressources/guide_dacces_aux_services_specialises_du_crdi_de_la_monteregie-est.pdf

[3] Les travaux d’Edgerton ainsi que ceux de Bogdan & Taylor montrent très bien à la fois le caractère arbitraire des diagnostics de « retard mental » et les conséquences de cet étiquetage dans la vie des personnes ainsi catégorisées, notamment sur leur définition identitaire, sur leur estime personnelle, sur leurs interactions avec autrui et sur les services sociaux et de santé qui leur sont imposés et/ou auxquels elles ont accès. Par rapport à l’invalidité scientifique et au caractère arbitraire du concept de quotient intellectuel (QI), central dans l’évaluation diagnostique de la déficience intellectuelle, voir les travaux de Fischer et ses collègues.

       Robert Bogdan et Steven J. Taylor, 1994, The Social Meaning of Mental Retardation: Two Life Stories, Teachers College Press, New York et Londres.

       Robert B. Edgerton, 1967, The Cloak of Competence: Stigma in the Lives of the Mentally Retarded, University of California Press, Californie.

       Claude S. Fischer, Michael Hout, Martín Sánchez Jankowski, Samuel R. Lucas, Ann Swidler, et Kim Voss, 1996, Inequality by Design: Cracking the Bell Curve Myth, Princeton University Press, Princeton.

[4] Voir par exemple, la série Ask an Autistic mise en ligne sur la chaîne YouTube personnelle d’Amythest Schaber : Amythest Schaber, « Ask an Austistic Episodes », 27 septembre 2016, publié sur YouTube. https://www.youtube.com/playlist?list=PLAoYMFsyj_k1ApNj_QUkNgKC1R5F9bVHs

[5] Voir par exemple la présentation TED d’Hugo Horiot, disponible en ligne: Tedx Talks, « L'autisme, une chance pour la société | Hugo Horiot | TEDxEMLYON », 13 février 2018, publié sur YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=PUdZJVde7lw

[6] Eva Feder Kittay, 2001, op cit.

[7] Linda Tuhiwai Smith, 2012[1999], Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples, Zed Books & Otago University Press, Londres & Dunedin, p. 26.

       Traduction libre. Citation originale: « One of the supposed characteristics of primitive peoples was that we could not use our minds or intellects. […] By lacking such virtues we disqualified ourselves, not just from civilization but from humanity itself. In other words we were not ‘fully human’; some of us were not even considered partially human. »

[8] Ces mouvements ont débuté en Oregon, dans les années 1970, sous l’appellation People First.

       « History of People First », People First of West Virginia, consulté le 6 février 2019, http://peoplefirstwv.org/old-front/history-of-people-first/

       « Un peu d’histoire sur les Mouvements des Personnes D’Abord… », Mouvement des Personnes D’Abord de Drummondville, consulté le 6 février 2019, http://www.mpda-drummond.qc.ca/pgeprinc/acceuil.html

[9] Regroupement pour la Trisomie 21 du Québec, consulté le 6 février 2019, https://trisomie.qc.ca/

[10] Voir par exemple les articles suivants :

       Sophie Côté, 7 avril 2018, « Handicapés ou déficients, ce sont des perles rares », Le Journal de Montréal, Montréal. https://www.journaldemontreal.com/2018/04/07/handicapes-ou-deficients-ce-sont-des-perles-rares

       TVA Nouvelles, 12 octobre 2018, « Les personnes handicapées, un bassin pour les employeurs », TVA Nouvelles, Montréal. https://www.tvanouvelles.ca/2018/10/12/les-personnes-handicapees-un-bassin-pour-les-employeurs

[11] « Salariée » et non pas « travailleuse », puisque la plupart des personnes sans salaire travaillent pour subvenir à leurs besoins ou en s’impliquant bénévolement dans leurs communautés. Contrairement aux idées reçues, les personnes catégorisées comme ayant une déficience intellectuelle sont loin de faire exception à la règle. J’aborde cette question dans mon mémoire de maîtrise (pp.74-75) :

       Stéphane Handfield, 2017, S’autodéterminer « dans la bonne direction » : Enjeux éthiques et relationnels de l’accompagnement auprès de personnes catégorisées comme ayant une déficience ou des limitations intellectuelles et vivant en situation d’itinérance ou de grande précarité, mémoire de maîtrise, Université de Montréal – Département de sociologie, Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20364

[12] Matthieu Laroche, 17 juin 2016, « ASPERGER, AUTISTE, TRISOMIQUE, SOURD. POURQUOI SE CASSER LA TÊTE À LEUR OFFRIR UNE JOB? », Blog personnel. http://matthieularoche.ca/asperger-autiste-trisomique-sourd-pourquoi-se-casser-la-tete-a-leur-offrir-une-job/

       Main-forte Montréal Inc., consulté le 6 février 2019, https://mainfortemontreal.org/

       « Subvention salariale pour employés »,  Ministère québécois du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, consulté le 6 février 2019, http://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/entreprises/recruter/aide-financiere-a-lembauche/subventions-salariales-pour-employes/

[13] J’aborde encore une fois cette question dans mon mémoire de maîtrise. Stéphane Handfield, 2017, op. cit.

[14] Frantz Fanon, 2010[1961], Les Damnés de La Terre, La Découverte poche, Paris, p.61.

[15] Conseil du patronat du Québec, 7 juin 2018, « 22e édition de la Semaine québécoise des personnes handicapées − Le CPQ et ses partenaires lancent une formation inédite pour améliorer le processus d’embauche des personnes en situation de handicap », Communiqué de presse. https://www.cpq.qc.ca/fr/publications/communiques-de-presse/22e-edition-de-la-semaine-quebecoise-des-personnes-handicapees-le-cpq-et-ses-partenaires-lancent-une-formation-inedite-pour-ameliorer-le-processus-d-embauche-des-personnes-en-situation-de-handicap/

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