Hermann Hesse dans une librairie commerciale

Société
Hermann Hesse dans une librairie commerciale
Feuilletons
| par Frédéric Lajoie-Gravelle |

Dans les librairies commerciales de grande surface, je vois les livres d’Hermann Hesse (1877-1962) qui sont exposés en présentoir parmi les grands noms de la littérature. Siddhartha, Le Loup des steppes, Le jeu des perles de verre, Narcisse et Goldmund, L’art de l’oisiveté sont les œuvres que je croise souvent, avec parfois Demian. Mon constat, confirmé par un libraire, est que les livres de Hermann Hesse sont encore, presque 100 ans après leurs premières parutions, abondamment vendus et lus.

Contrairement à la croyance populaire, le libraire m’a assuré que ce ne sont pas que des adolescent·e·s ou de jeunes adultes qui lesachètent. J’étais étonné de cette information. En effet, lorsque je discute avec des adultes de mon entourage ayant plus de 30 ans, plusieurs ne l’ont soit pas lu ou bien réfèrent à un passé de jeunesse où les transformations identitaires se manifestaient le plus. J’ai trouvé révélatrice cette information, car les livres de Hesse sont du type à être consultés à un certain moment de la vie. J’ai donc voulu en savoir plus sur ses lecteurs.

De quoi traitent les romans de Hermann Hesse? Ou encore : quel message portent leurs personnages? Les protagonistes que sont Siddhartha, Harry Haller, Goldmund, Joseph Valet et Émil Sinclair se retrouvent tous dans un cadre qui met leurs aventures intellectuelles de l’avant sous la forme d’un récit d’apprentissage, ce qu’on appelle, en littérature, des romans initiatiques. Ces personnages font face à des défis, parfois internes, parfois externes. Ils évoluent et trouvent éventuellement une voie qui passe par la découverte d’un monde intérieur, d’ordre métaphysique. Ces individus croient vivre en contradiction avec le contexte social qui les entoure. Pourquoi? Parce qu’ils sentent qu’ils ont un destin supérieur, que la vie ne peut pas simplement se résumer à être sur terre et se fondre dans la masse, à acquérir des biens matériels, à travailler et à être comme les autres. Avons-nous vraiment une raison unique ou suprême de vivre, une raison profondément individuelle, comme l’exprime Hermann Hesse lorsqu’il écrit que la mission de chaque humain est de « parvenir à soi-même »? Est-ce que nous pouvons encore prétendre qu’il y a, devant une vie qui semble déterminée par la science, une possibilité de croire en quelque chose de supérieur, souverain et propre à chaque individualité? Voilà des questions que pose Hermann Hesse à travers ses personnages.

Pourquoi retrouve-t-on encore fréquemment des romans traitant de ces questions (qu’il s’agisse de Siddhartha, Le loup des steppes ou Le jeu des perles de verre) sur les étagères, mais aussi en vedette sur les présentoirs des librairies? Sans nier l’aura dont bénéficient les œuvres de Hesse, je me demande : pourquoi est-on amené à lire Hermann Hesse de nos jours ? Les lecteurs et les lectrices de Hesse retrouvent-ils aujourd’hui les mêmes enjeux que ceux qui lui étaient contemporains? Telles sont les questions qui me taraudent.

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Les romans de Hesse touchent souvent à des aspects métaphysiques, transcendantaux. L’auteur place ses protagonistes face à des problèmes. Ils sont mus par le désir intérieur d’être plus que ce qu’ils sont. Ils sont en quête de sens, de liberté. Ils rêvent. Ce sont des personnages qui trouveront éventuellement la voie vers eux-mêmes, un royaume intérieur. Les dénouements des romans laissent parfois perplexes et songeurs. Nous nous demandons : est-il vraiment possible de mener la vie qu’ils ont menée? Ou devons-nous seulement retenir le symbole de leur quête? Peut-être faut-il voir dans la pérennité des succès des livres de Hermann Hesse notre vision, très occidentale, du fanatisme de l’épanouissement de l’être humain.

En tant qu’écrivain et artiste, Hermann Hesse est autant un représentant idéal de son époque que ses personnages. Ils évoluent dans ce qu’ils conçoivent comme un désenchantement et une souffrance spirituelle. De ce point de vue, il devient essentiel de redonner sens à l’existence, ou d’exprimer ses souffrances existentielles : élément manifeste théorisé de nos jours, comme à son époque, par des crises existentielles. Sa particularité et celle de ses œuvres — au-delà du fait qu’il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1946 — est qu’il est devenu un porte-parole de l’idéologie de la réalisation de soi-même, cette injonction bien moderne d’être responsable de sa propre vie, qui prend des racines dépassant Hermann Hesse.

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Au-delà de leur intérêt métaphysique, on retient des personnages de Hesse qu’ils mettent tout en œuvre pour parvenir à une quête inconnue au lectorat. Il y a un jeu d’énigmes avec les notions de vie, d’existence et d’être où chacune d’elles s’entremêle pour donner un aspect mystique au roman. Autant Siddhartha, Demian, Harry Haller que Joseph Valet sont porteurs d’un message qui leur semble plus grand que dans d’autres types de romans, de par le caractère initiatique. Ils ont ce caractère bien particulier d’être dans des œuvres symboliques qui représentent des idées plus grandes que ce que notre « réalité » nous offre. Les romans de Hesse persistent dans le temps, on pourrait en faire l’hypothèse, parce qu’ils présentent des personnages aux idéaux intemporels. Ces idées, ce sont la quête de sens, la quête identitaire et la quête existentielle : ce sont, je crois, des quêtes aussi caractéristiques des personnages que de notre siècle, comme en font foi les succès de Paulo Coelho et Éric-Emmanuel Schmitt.

Quiconque s’attarde un peu aux œuvres qui se vendent le plus dans les librairies d’aujourd’hui et qui, en les lisant, ne s’attarde pas seulement aux personnages et à leur transformation, mais aussi à la manière de se réaliser, se demandera : les Siddhartha, Harry Haller et Joseph Valet sont-ils vraiment maîtres de leur destin ? Sont-ils les produits d’une conception humaniste qui valorise la liberté et l’autodétermination?

La conscience collective se nourrit de ces idées de liberté, de mythe de soi, de spiritualité, de nature : il suffit de regarder les autres présentoirs de la librairie pour s’en convaincre. Je crois que la limite des œuvres de Hesse se trouve toutefois dans la présentation de deux seuls destins : s’épanouir à l’extérieur du monde ou souffrir dans la société.

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Hesse construit toujours la structure de ses romans autour d’un personnage unique. Leur cadre social — le théâtre magique pour Harry Haller, le jeu des perles de verre pour Joseph Valet, le bouddhisme pour Siddhartha — ne sert qu’à mieux servir le message porté, c’est-à-dire illustrer le pouvoir de réalisation que possède tout individu.

Pour cette raison, je pense très bien comprendre pourquoi ses livres se vendent encore : ils bénéficient d’une aura combinée à une réputation de mystère et d’initiation. Je suppose que ses lecteurs et ses lectrices veulent nourrir cette impression qu’il est toujours possible de s’épanouir et que nous possédons cet épanouissement en nous. Ils et elles voient le monde autour d’eux exercer un certain déterminisme social, mais veulent aussi croire à leur volonté. Un regard sur l’époque de Hesse nous montre que la manifestation de ces idées n’est pas née d’hier. Toutefois, Hermann Hesse a plausiblement ce quelque chose en plus : il y dévoile un foisonnement intellectuel comportant une richesse philosophique et une construction du sens humaniste. Une question persiste néanmoins : qui lit encore Hermann Hesse de nos jours et dans quel but? Aujourd’hui, lire Hermann Hesse, c’est lire l’espoir d’être un jour plus que la personne qui va errer dans une librairie.