Grève pour le climat : les militant·e·s manitobain·ne·s s’allient et s’organisent

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Grève pour le climat : les militant·e·s manitobain·ne·s s’allient et s’organisent
Opinions
| par Samuel Lamoureux |

Longtemps paralysés par le règne du Nouveau Parti démocratique provincial de 1999 à 2016 qui a coopté et endormi les groupes militants, les mouvements sociaux manitobains s’activent de nouveau face à l’urgence climatique. Portrait d’une mobilisation prometteuse, mais encore fragile, qui dépendra en grande partie des alliances entre autochtones et allochtones.

Un texte de Samuel Lamoureux et Sophie Del Fa

Nous avons traversé le Canada pour explorer les mouvements de résistance des provinces du centre du pays, peu couverts par les médias québécois. Se sont révélés à nous, tout au long de ces 10 000 kilomètres de nomadisme, des collectifs et des individus engagés surtout envers les luttes relatives aux changements climatiques, dévoilant du même coup un nouveau souffle pour les mouvements sociaux et une volonté de s’unir avec les plus précaires. Commençons par le Manitoba, premier arrêt de ce récit de voyage.

25 juillet 2019

Winnipeg apparaît comme une oasis en relief dans les plaines infinies du Manitoba. Plusieurs heures de route nous y amènent de Thunder Bay en Ontario[i]. Nous y entrons par le quartier périphérique de Wolseley dans lequel nous sommes charmé·e par les maisons en bois du début du 20e siècle. Parcourant les rues sous un soleil chaud et un air sec, la réalité de la ville se dévoile tout entière. Winnipeg est peu embourgeoisée par rapport à Montréal ou à Vancouver et c’est une ville inégalitaire et pauvre. Il y aurait plus de 1500 sans-abris selon le recensement de 2018[ii], mais d’autres études affirment que plus de 8 000 personnes seraient des « hidden homeless[iii] », des sans-abris temporaires vivant chez leurs ami·e·s. Pour une ville de 750 000 habitant·e·s qui a pourtant été gouvernée de 1999 à 2016 par un parti de centre gauche — le Nouveau Parti démocratique — ce chiffre est surprenant. De ce nombre, les autochtones sont clairement surreprésenté·e·s parmi les sans-abris (62 %). Les premières heures à Winnipeg nous déstabilisent et c’est rempli·e de curiosité et de questionnements que nous allons à la rencontre, pendant notre séjour, de plusieurs militant·e·s afin de comprendre l’organisation de la résistance dans cette ville située en plein centre du deuxième plus grand pays au monde.

Le climat : première (et dernière?) bataille

Dans un immeuble du centre-ville de Winnipeg, au-dessus d’une boutique MEC[iv], nous rejoignons la militante de Manitoba Energy Justice Coalition[v], Laura Tyler, jeune femme dynamique avec qui nous abordons les défis vécus par les groupes engagés de la province. C’est par elle que nous comprenons que les organismes les plus militants de la ville se sont organisés autour de la lutte contre les changements climatiques, encouragés par le mouvement des jeunes qui secoue le monde depuis 2017. Nous interrompons la militante de Manitoba Energy Justice Collation dans une journée occupée par plusieurs réunions de préparation des actions futures, en particulier la semaine d’action pour le climat à partir du 20 septembre qui culminera avec la grande manifestation internationale le 27 septembre, ainsi qu’une action pour le jour même, dont les détails que l’on nous fournit sont assez nébuleux. Nous sentons Laura préoccupée, mais elle nous donne le temps dont elle dispose entre deux déplacements pour nous éclairer sur les enjeux de la lutte. Nous la sentons profondément engagée et animée par une sorte de rage et d’impatience envers le statu quo et l’inertie de l’action militante.

« Nous essayons de convaincre des gens qui ont appris à demander les choses poliment à reconnaître que ce n’est pas suffisant : nous ne pouvons plus seulement être poli·e·s. Nous devons penser à d’autres moyens et montrer nos muscles et notre pouvoir en tant que citoyen·ne·s pour avoir un impact et créer le changement », explique la militante qui insiste longuement sur le fait qu’il ne reste plus que 18 mois pour inverser le réchauffement climatique[vi]. Laura explique que des idées neuves comme le Green New Deal, ce vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à stopper le réchauffement climatique, sont prometteuses, parce que permettant de rassembler des militant·e·s aux idées divergentes comme les autochtones et les allochtones.

Protester et protéger : une alliance des forces et des esprits

Nouer des alliances avec les groupes historiquement marginalisés est en effet un des enjeux majeurs des organisations militantes. Pour Laura Tyler, « construire des relations et construire la confiance » entre son organisation et les autochtones et ne pas « répéter les systèmes d’oppression » dans les groupes militants sont les mots d’ordre pour la réussite de la mobilisation autour de la lutte contre les changements climatiques. Le tout en mettant de l’avant les personnes invisibilisées par les médias et le politique afin de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion qui ne cessent, toujours, de nous gouverner. 

D’ailleurs, alors que nous accompagnons Laura rejoindre des étudiant·e·s autochtones dans un local climatisé de l’Université de Winnipeg, nous retrouvons plusieurs jeunes autochtones en pleine préparation d’une action imminente. Des affiches avec des slogans comme « Justice Now » ou « Stop ignoring our needs » jonchent les canapés et le sol. Toutes et tous ont revêtu leur tenue de manifestant·e·s avec bandanas et pantalons longs. Une des jeunes activistes nous explique que ce groupe, auquel elle appartient, s’inspire du magazine Red Rising[vii] pour s’organiser. La détermination et la motivation des jeunes remplissent le local. Nous les regardons partir pour leur action, sans trop savoir au juste de quoi il retourne véritablement, et promettons de les rejoindre plus tard après notre rendez-vous avec une des figures majeures de la résistance autochtone dans la province, Geraldine Yvonne Mcmanus.

Occupation contre Enbridge

Depuis un an, hiver comme été, Géraldine campe dans un wigwam sur une terre traversée par un pipeline de la ligne 3 d’Enbridge dans le sud du Manitoba, proche de la frontière avec les États-Unis. Femme droite, au regard profond, un aigle tatoué au creux de sa gorge sort du col de son chandail bleu floqué du nom du territoire qu’elle défend « The Spirit of the Buffalo[viii] ». Elle déstabilise nos questions en nous parlant passionnément de la « guerre spirituelle » qu’elle mène à travers ses prières pour « sauver notre mère sur laquelle nous habitons ». C’est en l’écoutant que nous comprenons que la lutte doit se déplacer et les forces s’unir afin d’allier ceux et celles qui protestent et ceux et celles qui protègent.

« On dit de nous que l’on proteste, mais il n’en est rien, nous sommes des protecteurs et des protectrices. Nous protégeons notre terre, ce qui a besoin d’être protégé ». Au temps des zones à défendre, protéger et se réapproprier son territoire est une des stratégies de lutte de plusieurs mouvements sociaux occidentaux[ix]. Mais cela est en fait au cœur de l’existence des autochtones et anime fondamentalement leurs luttes.

« Nous nous asseyons sur nos terres parce que c’est important pour nous de réclamer nos territoires et de parler pour nos terres ancestrales auxquelles nous sommes connecté·e·s; c’est notre job, en tant que gardien·ne de la terre, de parler en son nom et de nous y asseoir. »

Géraldine nous invite dans une opposition bien loin de notre propre imaginaire militant. Elle nous amène au plus proche des esprits et nous explique que le combat qu’elle mène est spirituel et qu’elle a été appelée à faire ce qu’elle fait.

« Quand nous nous asseyons sur nos terres, que nous bloquons des routes, quand nous vous empêchons de prendre notre sable et d’extraire le pétrole du sol, nous le faisons parce que nous nous faisons dicter de là-haut (elle pointe le ciel avec son index) ce que nous devons faire : "Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les de faire ça! Peu importe la manière dont vous leur ferez comprendre : arrêtez-les!" »

Comment concilier la guerre spirituelle avec les « autres » luttes? Comment faire entendre ce discours ailleurs? Comment le rendre légitime, comme une lutte aussi valable que les autres? Géraldine ne fait pas de prosélytisme, elle est consciente des multiples dimensions de la lutte qui doit être politique, scientifique, dans la rue, sur les réseaux sociaux et par et pour les esprits.  Ces directions sont complémentaires, attachées l’une à l’autre. Et Géraldine souhaite une triple victoire : obtenir le retrait d’Enbridge des terres ancestrales indigènes, trouver un système de transition vers un autre modèle de vie et réussir à sensibiliser les allochtones afin de leur montrer que les actions menées par les autochtones proviennent du plus profond de leurs cœurs.

Penser les stratégies de transition au capitalisme

Dans la bouche de Géraldine, la solution semble simple : il faut unir les forces. Pourtant, la question de la stratégie divise toujours les troupes. Quid de l’implication politique pour des partis comme le NPD ou les Verts lors de la prochaine campagne électorale? Quid des bonnes vieilles manifestations dans la rue? Quid des relations avec les scientifiques pour asseoir la lutte sur des faits vérifiés et des réalisations « concrètes »?

Pour une organisation comme Manitoba Energy Justice Coalition, encourager les jeunes à voter et à s’impliquer lors de la prochaine élection fédérale le 24 octobre 2019 est sans aucun doute primordial.

« On essaie de faire sortir le vote des jeunes. Le gouvernement existe, que nous le voulions ou pas, alors allons-y et votons », dit Laura Tyler.

Celle-ci ne croit pas que le changement proviendra du haut et des privilégié·e·s, mais selon elle, les politicien·ne·s peuvent tout de même rendre la lutte plus facile. D’ailleurs, parmi les futur·e·s élu·e·s qui se disent progressistes, Laura mentionne la candidate du NPD, Leah Gazan, une autochtone se réclamant d’un programme ancré dans les valeurs socialistes. Elle a remporté son investiture dans la circonscription de Winnipeg Centre en mars dernier contre un candidat plus expérimenté et issu de l’establishment du parti[x]. « Leah a juste prononcé le mot socialisme dans une phrase de son discours et tout le monde s’est levé pour l’applaudir » se rappelle Laura, pour qui l’investiture de l’ancienne leader d’Idle No More a été un moment particulièrement galvanisant cette année. Gazan est d’ailleurs comparée à l’élue du Nouveau Parti démocratique Alexandria Ocasio-Cortez dans certains médias[xi].

Cependant, le NPD a été au pouvoir pendant seize ans et il a très peu agi pour lutter contre les changements climatiques. Pour en parler, nous rencontrons David Camfield, membre du groupe Solidarity Winnipeg, beaucoup plus sceptique sur cette question. Il nous accueille simplement et chaleureusement dans sa maison située dans un quartier populaire de la ville.

« L’élection du NPD en 1999 a mené à une démobilisation complète, explique-t-il. Les gens se sont dit "on s’est débarrassé des conservateurs, le travail est fait". Beaucoup d’activistes se sont d’ailleurs trouvé un emploi au sein du nouveau gouvernement. Mais au final, elles et ils ont gardé le statu quo néolibéral. »

Aujourd’hui, David Camfield ne partage plus aucune sympathie envers le NPD qu’il considère procapitaliste : « Il y a de bonnes personnes au sein du NPD, mais le parti en soi est complètement inadéquat pour faire face aux défis auxquels nous sommes confronté·e·s » explique le délégué du Winnipeg Labour Council. Et il n’encourage certainement pas les militant·e·s à perdre leur temps et leur énergie à inciter les gens à voter. Ni à militer pour les Verts d’ailleurs.

Le résident de Winnipeg depuis 2003 a plutôt mis son énergie dans la création d’un groupe politique nommé Solidarity Winnipeg (SW). Ouvertement inspiré de Solidarity Halifax, une organisation politique anticapitaliste inclusive, le groupe SW s’est formé en 2015 dans le but de rassembler les militant·e·s de gauche critiques du NPD.

« On a commencé à se rassembler pour faire face à la future élection des conservateurs. Mais rapidement, on a constaté que les gens autour de nous voulaient plus qu’une organisation anti-austérité, ils voulaient une organisation politique anticapitaliste, populaire et non sectaire » explique David Camfield.

Si le manque d’organisation des militant·e·s a pour l’instant plombé l’aile du projet (le groupe est toutefois bien vivant et organise régulièrement des séances de lecture), celui-ci croit encore que la résistance doit passer par la création d’une organisation politique démocratique, collective et surtout anticapitaliste. Le but d’une telle initiative est de prendre part aux luttes actuelles tout en ayant un objectif à long terme de transition anticapitaliste. David Camfield met pour l’instant son énergie à la construction d’une grève du climat, un projet qui fait selon lui le « buzz » chez les jeunes et les activistes.

Un problème capitaliste

La différence peut sembler de taille entre les militant·e·s, mais la réalité est beaucoup plus subtile. Peu importe la stratégie, les activistes rencontré·e·s s’entendent pour dire que le vrai problème est le capitalisme et que les changements climatiques ne sont qu’une cause de ce système basé sur l’extractivisme et le pillage des ressources.

« C’est une grande lutte et elle a plusieurs fronts. Il faut que des gens se fassent élire et écrivent les lois. Il faut aussi que des gens prennent soin des personnes les plus affectées par le système. Il faut que les gens prennent la rue pour protester. Il faut que les artistes nous inspirent. Tout le monde a un rôle à jouer », explique Laura Tyler. Pour elle, les citoyen·ne·s ont trois moyens d’utiliser leur pouvoir pour changer les choses : voter, consommer différemment et revoir la manière dont ils et elles « vendent » leur force de travail. Le but est d’exploiter toutes les options.

Alors que nous rejoignions les jeunes militant·e·s autochtones rencontré·e·s à l’université, le blocage d’une artère passante qui se transforme en marche le long de la route se mettait en branle sous nos yeux. L’action est brève, mais efficace : le son des tambours résonne et les automobilistes stoppé·e·s sont soit dégoûté·e·s, soit ravi·e·s de la protestation. Des corps précarisés et invisibilisés s’imposent[xii], pour une rare fois, dans l’espace public. Nous participons à l’action de manière discrète, en prenant quelques photos pour immortaliser le tout.

La lutte ne fait que commencer. Les activistes de Winnipeg ont bon espoir que la semaine d’action du 20 septembre 2019 sera l’étincelle qui motivera davantage de personnes à se joindre au mouvement. Des étudiant·e·s préparent déjà un die-in le 20 septembre au Musée pour les droits de la personne et des manifestations et des actions suivront le reste de la semaine. Un groupe nommé Manitoba Adult for Climate Action (en écho au Manitoba Youth for Climate Action) s’est d’ailleurs constitué dans les dernières semaines pour permettre aux non-étudiant·e·s de se joindre à la cause. Les alliances se concrétisent. Ne reste plus qu’à systématiser la lutte.

[i] Thunder Bay est l’une des villes les plus pauvres, mais aussi une des plus violente au pays, particulièrement violente envers les autochtones. Voir https://www.canadalandshow.com/shows/thunder-bay/

[iv] Mountain Equipment Co-op est une coopérative de consommateurs canadienne

[ix] Anonyme, « La Zad est morte, vive la Zad ! - Une histoire des derniers mois et de ses conflits »; Dechezelles, « Une ZAD peut en cacher d’autres. De la fragilité du mode d’action occupationnel ».

[x] Petz et March 31, « Leah Gazan Wins NDP Nomination for Winnipeg Centre ».

[xii] Butler, « Politique du genre et droit d’apparaître ».

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