GardaWorld, G4S, Securitas… bienvenue dans l’âge d’or de la sécurité privée

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GardaWorld, G4S, Securitas… bienvenue dans l’âge d’or de la sécurité privée
Analyses
| par Arthur Calonne |

Secteur en croissance effrénée depuis plusieurs années déjà, l’industrie de la sécurité privée assume aujourd’hui – et plus que jamais depuis le début de la crise sanitaire – un nombre croissant de responsabilités dans un monde de plus en plus privatisé, dérèglementé, et où la remise en cause du paradigme sécuritaire semble inexorable. 

 

Il est de nos jours quasi-impossible de se déplacer dans un environnement urbain tel que le centre-ville de Montréal sans constater la présence d’agent·e·s de sécurité privée déployé·e·s par des entreprises comme GardaWorld, Securitas, ou encore G4S. Assurant principalement des missions de surveillance dans des lieux tels que des universités, des centres commerciaux, des banques ou encore des tours à bureaux, ces employé·e·s font partie d’une industrie-mère gigantesque, impliquée dans un nombre incalculable de secteurs tant privés que publics. 

 

Les pouvoirs publics dépendants 

 

« Depuis le début des années 80, l’industrie de la sécurité privée est en progression importante et constante en terme quantitatif [d’effectifs], mais devient aussi qualitativement de plus en plus diversifiée et sa présence est de plus en plus visible dans l’espace public », assure Massimiliano Mulone, professeur à l’École de criminologie à l’Université de Montréal, en entrevue téléphonique avec L’Esprit libre. « L’industrie a deux clients principaux : les grandes entreprises et l’État », ajoute-t-il. 

 

Depuis le début de la crise sanitaire, ces firmes ont largement été mises à contribution par l’État pour superviser les hôpitaux, les cliniques de dépistage et de vaccination, etc. Ces dépenses culminent, rien que dans le secteur de la santé, à 336,3 M$[i] pour l’année 2020-2021. Une hausse de 257 % en comparaison à l’année précédente, qui se justifie par l’explosion de la demande dans un contexte sanitaire inédit, mais également par la valeur des contrats, négociés à la hausse par les firmes de sécurité privée, à qui la pandémie a indubitablement profité. 

 

Une enquête menée par Le Journal de Montréal révélait à la fin août que parmi ces 336,3 M$ de fonds publics dépensés, près d’un tiers (100 M$) auraient été octroyés sans concurrence et principalement à la société GardaWorld. Celle-ci aurait raflé à elle-seule 11 contrats et empoché 49 M$ en bénéficiant de l’utilisation du décret d’urgence sanitaire utilisé maintes fois par Québec « pour obtenir sans appel d’offres des services d’agent[·e·]s de sécurité »[ii]. L’enquête indique également que malgré l’augmentation significative des tarifs appliqués par les entreprises de sécurité privée, la plupart des agent·e·s sur le terrain, considérablement exposé·e·s au virus, n’ont pas vu leur salaire augmenter. 

 

De son côté, le gouvernement fédéral a lui aussi sollicité cette industrie en mandatant la firme GardaWorld, dont les recettes ne cessent d’augmenter depuis le début de la crise sanitaire, pour faire respecter l’application de la Loi sur la quarantaine. À partir du 29 janvier 2021, l’entreprise a pris le relai de la Sûreté du Québec (SQ) dans ses missions d’inspections aux résidences des personnes revenant de voyages non essentiels. Un changement de garde qui a eu des résultats parfois douteux, comme l’évoque un article de Radio-Canada datant du 12 février[iii]. Plusieurs personnes ayant reçu la visite d’employé·e·s de GardaWorld y confient leurs doutes quant à la pertinence et la qualité de ces contrôles, visiblement mal effectués et sans protocole clair. 

 

Un paradigme sécuritaire en mutation 

 

Cette tendance à la sous-traitance de missions effectuées en temps normal par les services publics au secteur privé est appelée à s’intensifier dans les prochaines années, avant tout pour des raisons économiques. « Les États reconnaissent globalement que le modèle budgétaire des polices publiques n’est pas tenable, poursuit Massimiliano Mulone. Il y a une demande pour moins de police, tant du côté de la gauche sociale [notamment avec le mouvement Defund the Police] que de la droite économique, car ce n’est pas logique dans un monde néolibéral d’avoir une police qui coûte toujours plus cher ». 

 

Reddition de comptes, critères de performance… le chercheur explique que les services de police, sommés d’intégrer des logiques de plus en plus entrepreneuriales, subissent des pressions budgétaires inédites. Pressions auxquelles ils résistent cependant plutôt bien, notamment grâce à des syndicats coriaces, qui permettent aux policiers et aux policières de conserver d’excellents salaires et avantages sociaux, en comparaison au reste de la fonction publique. 

 

Le phénomène de la privatisation des services de police est mondialisé, mais touche particulièrement les pays qui disposent de systèmes de police décentralisés, notamment les États-Unis, où les attentats du 11 septembre 2001 ont propulsé la sécurité nationale au sommet des préoccupations politiques. Si, à l’exception du Royaume-Uni, la tendance est moindre en Europe continentale parce que les services y sont centralisés, celle-ci demeure tout de même importante[iv].

 

Paradoxalement, l’inverse de la sous-traitance existe aussi : il s’agit de la commercialisation policière, soit l’embauche de membres des forces de l’ordre par des entreprises privées, pour par exemple assurer des escortes motorisées ou modifier la circulation routière dans le cadre d’un tournage de film ou de série[v]. Il s’agit là d’une pratique commune à Montréal et dans « plusieurs grandes villes canadiennes et américaines », comme on peut lire sur le site du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Il s’agit cependant d’une solution très dispendieuse : près de 100 $ de l’heure par agent·e doivent être déboursés pour s’attacher ce type de service. 

 

Pour Massimiliano Mulone, il est clair que l’on assiste depuis les années 1990 à une « fragilisation de la frontière entre le privé et le public » en ce sens. Un phénomène accentué par « la multiplication des acteurs [et actrices] de la sécurité », mais également par la « fragmentation de l’espace public ». « Notre vie se passe de plus en plus dans des espaces privés […] qu’on croit souvent publics, on est presque toujours chez quelqu’un », indique-t-il, en citant l’exemple des centres commerciaux, mais aussi d’Internet, souvent considéré à tort comme un bien public.  

 

Aujourd’hui, l’industrie de la sécurité privée détient une dimension largement supérieure, en termes d’effectifs et de champs d’action, à celle des pouvoirs publics. Dans la plupart des pays du monde, il y a plus de deux fois plus d’agent·e·s de sécurité que de policier·ère·s (Prenzler, 2013 : 9)[vi] « C’est une force dont il faut tenir compte. D’autant plus que sur certaines formes de criminalité, comme la cybercriminalité, on peut considérer que l’industrie de la sécurité privée a un avantage sur la police. Par exemple, la police n’a pas les stratégies pour détecter et contrer la fraude aux casinos de Las Vegas », explique Massimiliano Mulone. 

 

Une sécurité à rabais

 

Junior* (le prénom a été changé) est employé chez GardaWorld depuis plusieurs années, et a eu le temps de travailler sur des missions relativement différentes les unes des autres. Pour lui, une très grande partie du travail des policiers et policières, ne nécessitant pas le pouvoir d’arrestation ou l’usage de la force, pourrait être assumée par des agent·e·s de sécurité comme lui. « On ne fait pas de répression, mais vis-à-vis de la population, on fait quasiment le même travail. On demande aux gens de suivre les règles », explique-t-il, lors d’un entretien téléphonique avec L’Esprit libre. 

 

Si celui-ci comprend l’écart entre son salaire et celui des agent·e·s de police, il considère que sa profession, qui ne lui procure aucune couverture ou avantage social, demeure sous-payée, au regard des risques qu’elle implique : « Parfois, tu arrives sur le terrain, tu ne sais pas ce que tu dois faire, et tu es le seul agent sur place parce que le client dit qu’il ne veut payer que pour un agent. Ça m’est arrivé plusieurs fois alors qu’il faisait nuit. Je me disais : et s’il m’arrive quelque chose, qui me viendra en aide? […] Ça peut être très dangereux et il y a un manque de considération [pour l’intégrité des agent·e·s] ».

 

Pourtant, entre se démener dans une usine au salaire minimum et devenir agent de sécurité, un emploi moins fatiguant physiquement et qui paie quelques dollars de plus, le choix était vite fait pour Junior : « Trois dollars de plus c’est minuscule, mais ça fait une différence et il n’y a pas beaucoup de prérequis ». Selon lui, la sécurité privée est une bonne porte d’entrée sur le marché du travail pour les immigrant·e·s fraichement arrivé·e·s, qui sont souvent éduqué·e·s et même diplomé·e·s dans leur pays d’origine, mais qui n’ont pas réussi à faire reconnaître leurs compétences au Québec. 

 

Généralement payé entre 15 $ et 18 $ de l’heure lors de ses contrats, Junior a envisagé un temps de devenir convoyeur de fonds pour GardaWorld, un poste qui rapporte quelques dollars de plus par heure, mais qui demande une formation spéciale, et implique le port d’une arme de service : « J’y ai réfléchi et je me suis dit que ça ne valait pas la peine : tu portes une arme, tu transportes des fonds et tu risques ta vie pour 19 $ de l’heure. »

 

Des freins à cette révolution

 

Malgré le potentiel économique évident que représente la sous-traitance du maintien de l’ordre, il demeure trop tôt pour parler d’un « remplacement » de la police par la sécurité privée à grande échelle, selon Massimiliano Mulone. « La sécurité privée ne remplacera pas la police tant que ses agents [et agentes] n’auront pas le pouvoir d’arrestation et la légitimité de celle-ci. On n’a pas appris à leur obéir, mais peut-être que plus la population sera habituée à voir des agent[·e·s] de sécurité dans l’espace public, plus elle les trouvera légitime. »

 

Il est également important de rappeler la nature de ces deux entités, qui disposent de logiques d’intervention diamétralement opposées. La légitimité et l’autorité dont jouit le corps policier auprès de la population est due au fait que la police prétend agir au service du bien commun, protéger et servir les citoyen·ne·s à tout prix. Les agent·e·s de sécurité privée, obéissant à l’unique volonté de leur employeur, ne sont pas soumis·e·s à ce serment, et ne sont pas en voie de le devenir. Une telle intégration du secteur privé dans l’espace public sera simplement pour des raisons éthiques, ce qui sera très difficile : en effet, comment développer de la confiance envers une force qui ne prétend même pas agir dans notre intérêt? 

 

Des inquiétudes quant à la sécurisation des données personnelles des voyageur·euse·s, controlé·e·s par les agent·e·s de GardaWorld à leur retour au Canada, ont également émergé dans l’article de Radio-Canada et rappelle un défi crucial dans les partenariats entre les pouvoirs publics et les sociétés privées aux yeux de Massimiliano Mulone. « Un des enjeux fondamentaux, c’est le partage de l’information. Car il est régi par plein de lois qui font qu’on ne peut pas partager n'importe quoi. Par exemple, une institution bancaire ne peut pas transmettre toutes les informations dont elle dispose à la police simplement parce que celle-ci lui demande », explique-t-il.

 

Il existe d'autres obstacles à la sous-traitance absolue. Effectivement, quelques fâcheuses expériences ont terni la crédibilité du secteur privé, comme le fiasco des Jeux olympiques de Londres en 2012[vii], pour lesquels la société britannique G4S, employant 660 000 salarié·e·s dans le monde, avait obtenu la gestion de la sécurité. L’entreprise avait alors été incapable de rassembler les 10 400 gardien·ne·s qu’elle s’était engagée à fournir, ce qui avait forcé le gouvernement britannique à mobiliser l’armée en catastrophe, quelques jours à peine avant l’événement. 

 

Que faut-il penser de ce phénomène? Il est certain que les pratiques actuelles en matière de sécurité publiques gagneraient à être analysées à l’aune de ces considérations, qui mettent en lumière certains des paradoxes les plus criants de nos sociétés de plus en plus surveillées. Il n’est jamais trop tôt pour s’interroger sur les risques liés à la sous-traitance et à l’effritement de cette frontière nécessaire entre le domaine public et le domaine privé, surtout lorsqu’il s’agit de défendre le droit d’accéder sans crainte à des espaces publics.

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[i] Pierre-Paul Biron, « Secteur de la santé: le recours au privé explose avec la pandémie », Le Journal de Montréal, 5 août 2021, https://www.journaldemontreal.com/2021/08/05/le-prive-plus-present-que-jamais

[ii] Nicolas Lachance et Charles Mathieu, « Des millions de dollars à Garda sans appel d’offres », Le Journal de Montréal, 21 août 2021, https://www.journaldemontreal.com/2021/08/21/des-millions--a-garda-sans-appel-doffres

[iii] Sarah Molkou, « GardaWorld mandatée par le fédéral pour faire respecter la quarantaine des voyageurs », Radio-Canada, 12 Février 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1770226/quarantaine-voyageurs-gardaworld-sq-federal-canada-amendes

[iv] Rawlins Pace William, Kwon Sung-Wook, « Vers la privatisation des services de police : efficacité, imputabilité et décisions des tribunaux », Revue Internationale des Sciences Administratives, 2016/3 (Vol. 82), p. 613-631. DOI : 10.3917/risa.823.0613. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-administratives-2016-3-page-613.htm

[vi] Gouvernement du Canada, Le recours aux services de sécurité privés pour assurer le maintien de l'ordre, 

[vii] Béatrice Debut, « Fiasco de la sécurité: le patron de G4S se répand en excuses », Agence France-Presse, dans La Presse, 17 juillet 2012, https://www.lapresse.ca/sports/londres-2012/201207/17/01-4556457-fiasco-de-la-securite-le-patron-de-g4s-se-repand-en-excuses.php

 

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