Futurs profs en grève : les stagiaires dénoncent des conditions de travail inacceptables dans le réseau scolaire québécois

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Futurs profs en grève : les stagiaires dénoncent des conditions de travail inacceptables dans le réseau scolaire québécois
Analyses
| par Christopher John Chanco |

Depuis la mi-octobre, les futurs profs faisaient la grève à l’UQAM. La grève, menée par l’Association des étudiantes et étudiants de la faculté des sciences de l’éducation, a pris fin la semaine dernière.  Alors que les membres du syndicat fort de cinq mille membres ont décidé de ne pas retourner aux piquets, les associations étudiantes d'autres facultés ont pris le relai. Ce qui soulève la possibilité d'une grève générale. Il s’agit de la troisième grande mobilisation étudiante depuis 2018 visant l’amélioration des conditions de travail des stagiaires. « C’est désolant, parce qu’on est reconnu au Québec, et mondialement, en tant qu’une des meilleures universités en enseignement, pourtant les conditions de travail des stagiaires sont déplorables », dit Danae Simard, porte-parole de l'ADEESE.

L’affaire concerne principalement les étudiant·e·s stagiaires de la Faculté de l’éducation qui œuvrent dans le réseau scolaire québécois. Le harcèlement que ces dernier·ère·s subissent sur les lieux de stage a fait notamment l’objet d’une lettre ouverte signée par plus de 1 100 étudiant·e·s. Des stagiaires qui « subissent toutes formes de harcèlement n’ont donc aucun autre choix que d’en parler à leur superviseur·e ou à leur responsable de stage, qui parfois ne prennent pas leur témoignage au sérieux, ou pire, le minimisent, » peut-on lire dans la lettre.  

Les stagiaires en grève souhaitent que l’UQAM mette en place des institutions leur donnant les moyens de se défendre contre des abus. En effet, une politique de l’Université contre le harcèlement existe déjà : celle-ci est censée s’appliquer aux lieux de stage.[i]

 « On a recensé beaucoup de témoignages anonymes qui nous ont fait part des cas de harcèlement que subissent les stagiaires, dit Danae Simard. Les témoignages recensés par l’ADEESE attestent de la surcharge de travail et invoquent notamment la réalité du harcèlement moral : « je n’ai jamais été autant infantilisée, humiliée, rabaissée de ma vie. J'ai vraiment pensé à changer de branche parce que je n'avais plus d'estime, » dit une étudiante dans un communiqué transmis par le syndicat étudiant. « Je passais mes soirées à rédiger comme un robot mes SAÉ (situation d’apprentissage évaluée). Vers la dernière moitié du stage, je rédigeais parce que j’étais obligé et non parce que je devais apprendre comment faire. J'étais fatigué et sans émotion, » dit une autre.

L’on sous-estime probablement l’ampleur du phénomène : les étudiants hésitent à porter plainte contre leurs superviseur·e·s, dont les évaluations auront un impact sur l’octroi de leurs diplômes. Jusqu’à présent, les stagiaires ont généralement très peu de marge de manœuvre pour choisir, voire changer, les enseignants et les écoles avec qui ils sont jumelés, ce qui laisse place aux abus. C’est l’UQAM, avec la Commission scolaire, qui détermine leurs lieux de stages. Certains étudiant·e·s se voient ainsi placés dans des écoles situées très loin de chez eux – à savoir, une heure et demie en transport en commun – alors même que des stagiaires peuvent être dans l’obligation de se présenter à l’école très tôt le matin et d’y rester jusqu’en soirée.

 « C’est une loterie », dit Danae Simard. « On finit par mettre les étudiant[·e·]s dans une situation précaire. » « On demande tout simplement des conditions de stage acceptables, » poursuit-elle.

Le tout sans perspective de rémunération pour la plupart des stagiaires. Contraints à jongler avec plusieurs emplois en parallèle, ielles sont nombreux à courir le risque de l’épuisement professionnel. Dans les faits, nombre d’entre eux finissent par effectuer des heures supplémentaires au-delà de la limite légale d’un emploi à temps plein, selon le syndicat.

 

Mère, étudiante, enseignante, stagiaire 

Enseigner est un métier exigeant. Sans compter le temps passé devant les élèves, une panoplie d’autres tâches passent souvent inaperçues : la planification des cours, les rétroactions, la correction des examens, les réunions hebdomadaires à la fac, la gestion des jeunes en difficulté ou les parent·e·s, etc.

Mais pour Isabelle, enseigner n’est pas simplement un métier. C’est une passion. Elle a même tendance à en donner trop. « Je suis un workaholic, je dirais. Les longues heures ne me dérangeant pas du tout, » dit-elle. Enseignante en langue seconde, elle préfère parler sous couvert d’anonymat, les négociations avec l’Université étant toujours en cours. Isabelle tient à souligner sa chance d’avoir pu travailler avec des gens « magnifiques » dans son milieu de stage. « Jusqu’à présent, les enseignantes avec qui j’ai été jumelée ont été des perles… ce sont des femmes qui m’ont beaucoup aidée dans ma carrière. » Mais équilibrer ses études, le stage et ses obligations familiales la laisse souvent à bout de souffle. Par exemple, faire l'aller-retour entre chez elle, son école et la garderie de son enfant occupe une grande partie de sa journée.  

Les besoins particuliers des parent·e·s-étudiant·e·s sont très souvent négligés, dit Isabelle. D’autres programmes en éducation, poursuit-elle, ont mis en place des structures et des comités consacrés aux étudian·e·ts-parent·e·s. « Sans ces protections, c’est très difficile de se défendre. » Alors que des associations étudiantes ont essayé d’instaurer une politique familiale à l’UQAM, « ils n’y arrivent pas. Les conditions de travail défavorables touchent aux domaines d’études et d’emploi qui sont traditionnellement féminines ... C’est une réalité intrinsèquement liée (à la question de genre) », dit Danae Simard. En effet, les chiffres sont assez remarquables. Dans le milieu scolaire, la part des postes occupés par des femmes avoisine 85 %, voire presque la totalité aux niveaux primaire et préscolaire[ii].

Cela illustre la dévalorisation du travail de soin de manière générale, dit madame Simard. S’occuper d’autrui, communiquer, réaliser des tâches nécessitant souvent la plus grande empathie au quotidien : impossible de passer sous silence la charge émotionnelle que cela implique et les problèmes de santé mentale qui s’y associent.

Les infirmières, les enseignantes, les travailleuses sociales : toutes font face à ces défis particuliers et ce sont notamment les femmes, et parfois des mères, qui en portent le fardeau. Il s’agit également des métiers qui ont été les plus durement frappés par la pandémie, selon une analyse réalisée par le Conseil du statut de la femme[iii]. La fermeture des écoles et les règles sanitaires étaient autant de facteurs de stress qui se sont rajoutés sur les épaules des enseignantes.

 

Problèmes structurels

La situation actuelle témoigne des problèmes de longue date à plusieurs niveaux qui sous-tendent le réseau scolaire québécois, dit madame Simard. La pénurie de main d’œuvre est propice à la surcharge de travail et, parfois, à un milieu de travail toxique. « Les enseignant·e·s qui encadrent les stagiaires, ielles sont ielles-mêmes souvent déjà brûlé·e·s en plus de devoir gérer un stagiaire » constate madame Simard. Si les stagiaires servent, en quelque sorte, à boucher des trous, ils ne sont pas les seuls à le faire : nombreuses sont les écoles contraintes à faire appel aux retraité·e·s pour combler le manque de personnel.

Un sondage mené par la Fédération des professionnelles et professionnels de l’éducation du Québec en 2021[iv] confirme une « surcharge de travail généralisée » évoquée par plus de la moitié des enseignant·e·s sondé·e·s. Une lourdeur qu’ils attribuent au manque de personnel et du soutien psychologique dans les écoles publiques, ce qui pousse certains à quitter le métier ou à aller vers le privé.

Avec le domaine de la santé, le milieu scolaire est l’un des secteurs les plus touchés par la pénurie de main‑d’œuvre généralisée au Québec[v]. Le ministère de l’Éducation a lancé un appel au printemps dernier afin d’inciter des gens à prêter main-forte au milieu scolaire.[vi] Au Québec, les rigidités administratives entourant la profession ne facilitent pourtant pas la tâche, constate Isabelle. Beaucoup de personnes veulent enseigner, mais ne peuvent le faire pour des raisons réglementaires. « On se tourne vers les gens d’autres métiers qui n’ont pas nécessairement l’expérience ni les compétences pour enseigner », se désole-t-elle. Ayant grandi ailleurs au Canada, Isabelle a accumulé plusieurs années d’expérience d’enseignement à l’international qui n’ont pas été reconnues au Québec. Elle a dû refaire son baccalauréat en éducation pour pouvoir assumer sa vocation. Après son stage, elle a toujours du chemin à faire -- passer un test de français, réussir la certification, -- avant de parvenir à un emploi stable.

 

Mieux encadrer les droits des stagiaires

Danae et Isabelle concèdent que l’issue de la grève dépend, du moins en partie, des facteurs hors du contrôle de l’Université. De fait, la salarisation des stagiaires dans le réseau scolaire relève du budget alloué à l’éducation par le gouvernement provincial. La mobilisation étudiante a malgré tout débouché sur quelques réformes. Lors de la grève de 2018, le gouvernement Couillard a décidé de consentir à la rémunération des stagiaires dans leur dernière année d’études.[vii] Le gouvernement québécois actuel a également fait passer une loi sur les droits des stagiaires cette année.[viii] La loi prévoit de plus amples protections juridiques contre le harcèlement psychologique ou sexuel en milieu de travail, sans pour autant garantir la salarisation des stagiaires.  

De son côté, l’ADEESE souhaiterait rémunérer tous les stagiaires sans exception : sujet au cœur des revendications étudiantes ces dernières années. Pour Danae Simard, la nouvelle loi ne va pas non plus assez loin en matière d’absences motivées et de harcèlement, bien qu’elle constitue une étape dans la bonne direction. « La loi a pris en compte l’une de nos revendications de longue-date, à savoir le droit à dix jours d’absence non-justifiés. » Ce droit permet notamment plus de flexibilité aux parents comme Isabelle pour résoudre des urgences familiales.

 « Mais on n’a pas encore vraiment senti les impacts de la loi », dit Danae Simard. Maintenant, il s'agit de la faire valoir auprès de l’UQAM, poursuit-elle, en espérant que d’autres syndicats et associations étudiantes se joindront à leur lutte pour améliorer les conditions de travail des stagiaires de façon plus globale.

C’est la première fois qu'Isabelle s’engage dans une grève. S’impliquer dans l’action collective l’a sensibilisée aux réalités de ceux qui se trouvent dans la même situation que la sienne. « À écouter les témoignages des autres parents, ça change sa perception des choses. Ça a été une expérience gratifiante. »

[ii] La valeur du travail du care sous la loupe de la pandémie. (s. d.). Conseil du statut de la femme. Consulté 12 novembre 2022, à l’adresse https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/societe/la-valeur-du-travail-du-care-sous-la-loupe-de-la-pandemie/

[iii] La valeur du travail du care sous la loupe de la pandémie. (s. d.). Conseil du statut de la femme. Consulté 12 novembre 2022, à l’adresse https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/societe/la-valeur-du-travail-du-care-sous-la-loupe-de-la-pandemie/

[v] Pénurie de main-d’œuvre—La pénurie de main-d’œuvre, le plus grand frein au développement du Québec. (s. d.). Consulté 12 novembre 2022, à l’adresse https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/penurie-de-main-doeuvre-la-penurie-de-main-doeuvre-le-plus-grand-frein-au-developpement-du-quebec-35475

Vick, È. M., Baptiste Pauletto, Cédric Gagnon and Valérian Mazataud, Adil Boukind, Jan Antonin Kolar, Matthias Mullie, Michael Beener et Taylor. (2022, août 23). Comprendre la pénurie de main-d’œuvre au Québec. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/interactif/2022-08-23/penurie-maindoeuvre/index.html

[vii] Caillou, A. (2018, octobre 9). Les étudiants en éducation de l’UQAM retournent en grève. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/societe/education/538697/les-etudiants-en-education-de-l-uqam-retournent-en-greve

[viii] Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail—Ministère du Travail. (s. d.). Consulté 1 novembre 2022, à l’adresse https://www.travail.gouv.qc.ca/toute-linformation-sur/protection-des-stagiaires/

 

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