Flâneurville

Société
Flâneurville
Feuilletons
| par Alexandre Legault |

Je me promène encore une fois, seul et sans but apparent dans les rues de Plagwitz, un après-midi de juin. Ce quartier embourgeoisé situé dans l’ouest de Leipzig – une ville d’Allemagne de l’Est – est réputé pour être fréquenté par les hipsters et les artistes. C’est la raison pour laquelle, depuis quelques semaines, je fais chaque jour l’aller-retour depuis mon lieu d’hébergement pour enquêter sur la bohème contemporaine[i]. Aussi cliché soit-il, jouer le jeu du vagabondage urbain aide à découvrir certains aspects de la vie publique qui passeraient autrement inaperçus, du fait de leur banalité.

La rue Karl-Heine m’apparait maintenant familière. On penserait que ses vieux immeubles couverts de graffitis sont abandonnés s’ils n’accueillaient pas à leurs pieds une terrasse de restaurant. Sur fond de ruines industrielles et de bloc-appartements ayant par le passé logé des familles ouvrières détonnent des commerces sortis d’un autre univers. Quel étrange paysage! On me répète sans cesse qu’il y a une dizaine d’années, « il n’y avait rien » sur cette rue, la plupart des immeubles étant vacants. Aujourd’hui on y trouve une boutique d’importation privée de vin, un centre de yoga, quelques studios de photographie, des cafés de style parisien et des librairies.

Malgré ces jolies petites vitrines, c’est plutôt l’immeuble du Westwerk, une ancienne manufacture aujourd’hui transformée en ateliers d’artistes et en locaux de musique, qui donne le ton. Son aura est telle qu’il y a presque toujours une poignée de gens assis sur le trottoir contre sa façade. Ce sont pour la plupart des étudiantes et des étudiants, et des membres de la classe jeune et professionnelle. Ces gens vont s’acheter une bière au dépanneur du coin, et passent leur temps à jaser et à fumer des cigarettes. La première fois que je m’y suis rendu, j’y ai rencontré par hasard une amie de l’Université de Leipzig. « It’s a nice place to hang out with friends, the sidewalks are large and you can watch people passing by », m’a-t-elle dit en anglais.

J’ai compris plus tard que ce qu’elle faisait au Westwerk est en fait représentatif de l’ambiance qui règne à Leipzig. J’y ai moi-même pris part régulièrement en allant rejoindre des connaissances, sans me rendre compte sur le moment que je passais d’un flâneur de profession à un flâneur social. Cela m’a rappelé qu’au Québec, dans la banlieue où j’ai grandi, le « flânage » – comme on l’appelle là-bas – est suspect, voire spécifiquement interdit à plusieurs endroits. À Leipzig, la flânerie attire peu l’attention. Celle-ci, en tant qu’activité ludique et sociale, est célébrée quotidiennement, chaque jour ensoleillé prenant des airs de dimanche.

Cette flânerie a ses endroits de prédilection. La vieille ville est trop agitée par les activités commerciales et touristiques, tandis que les quartiers résidentiels sont trop ennuyeux. Je l’aperçois plutôt tout au long du trajet reliant le campus des sciences sociales de l’Université de Leipzig jusqu’au quartier des artistes. On peut y observer régulièrement et à toute heure de la journée une grande variété de spécimens de flâneurs et de flâneuses. En effet, près de la piste cyclable, un grand espace de verdure est tacheté d’hommes et de femmes allongé·e·s dans l’herbe, pendant que des troupeaux s’assemblent autour de fours au charbon. Partout où la flânerie s’installe, il y a presque toujours de la bière et du tabac. Les deux semblent indissociables ; ensemble ils garantissent un état de détente et de rêverie qui représente bien le caractère de la flânerie sociale. Plusieurs se sentent appelés à se libérer des contraintes vestimentaires habituelles. Adieu les souliers et les bas, bonjour les pieds nus! Il y a une fille qui se fait bronzer en monokini, une liberté que mon ami leipzigois présent sur les lieux semble trouver exagérée, lui qui est pourtant un habitué des saunas et des plages naturistes.

Ce même ami me dit qu’en continuant le chemin vers Plagwitz, il y a un pont fermé aux voitures qui est réputé pour être fréquenté par la « bohème ». Je ne sais pas si la bohème, qui semble aujourd’hui une entité floue, est réellement présente ce jour-là. La flânerie, par contre, est bel et bien au rendez-vous. On y reproduit les clichés les plus communs du vagabondage, comme c’est le cas de ce groupe de musique tzigane ou de ces jeunes gens qui se coupent les cheveux chacun leur tour, un verre de vin à la main. À ma gauche, un intellectuel solitaire est plongé dans son livre, et à ma droite deux artistes en herbe font des esquisses. Voyant tout l’effort qui est mis dans cette façade, je me demande s’il ne s’agit pas d’un concours. Certaines personnes s’éloignent néanmoins des stéréotypes, comme ce monsieur en habit d’un certain âge qui s’est arrêté deux minutes pour regarder les gens passer, avec un casque d’écouteurs sur la tête.

Depuis Baudelaire, la flânerie se rapporte à un art d’observer ; l’autre flânerie, quant à elle, s’élargit à un art de vivre qui n’a de sens qu’en public. C’est un type de sociabilité qui rappelle l’idée romantique et mondaine de la bohème à Paris au milieu du XIXe siècle. Plutôt qu’un relâchement complet, j’y vois un spectacle léger, une performance stylisée qui se joue réciproquement en présence des autres. Cette petite société n’est maintenue que pour un temps limité, car on ne flâne pas toute la journée ni toute sa vie. Pour le temps qu’elles durent, ces scènes constituent une enclave de la réalité, qui l’inverse parfois en projetant un idéal plus libre et spontané, loin des obligations sociales et de l’ennui.  

 
 

[i] Au milieu du XIXe siècle, la bohème se rapporte à une sous-culture anti-bourgeoise, regroupant des outsiders, artistes, dandys et intellectuels vivant en marge à Paris.

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