Fahimeh Darchinian : « C’est à l’école francophone que les jeunes immigré∙e∙s sont exclu∙e∙s du "nous" québécois »

Société
Fahimeh Darchinian : « C’est à l’école francophone que les jeunes immigré∙e∙s sont exclu∙e∙s du "nous" québécois »
Entrevues
| par Jules Pector-Lallemand |

 

Siggi s’intéresse à la biographie des sociologues et s’interroge sur la place qu’elle occupe dans leurs recherches. Pour ce premier numéro, nous avons eu la chance de rencontrer Fahimeh Darchinian, sociologue de l’éducation et des discriminations. Des propos recueillis par Jules Pector-Lallemand. 

 

Siggi : Fahimeh, votre parcours au sein du monde universitaire est plutôt surprenant : vous avez débuté par des études en traduction à Téhéran et vous êtes maintenant professeure de sociologie de l’éducation à l’Université de Montréal (UdeM). Parlez-nous un peu de ce cheminement inhabituel.

Fahimeh Darchinian (F. D.) : Vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à apprendre le français. Je me suis mise à beaucoup lire et j’aimais énormément le monde de la littérature francophone. J’ai fait mon lycée en mathématiques, mais je ne voulais pas continuer dans cette voie. Je trouvais que c’était une science trop sèche. En revanche, mes études en mathématiques me permettaient de choisir un baccalauréat en linguistique, même si mes parents auraient voulu que je continue en génie…

Siggi : Comment avez-vous développé si jeune un intérêt pour les langues?

F. D. : Par socialisation familiale, je dirais en bonne sociologue! Je ne suis pas issue d’une famille riche, simplement de classe moyenne, mais avec un capital culturel élevé. Mon père avait un doctorat. Apprendre une nouvelle langue dès l’âge de 12 ans n’était pas inhabituel dans ma famille. La lecture était très valorisée. Disons que je faisais partie des gens privilégiés sur le plan culturel. 

Bref, je suis tombée en amour avec la langue française et je voulais faire de la traduction du français vers le perse.

Siggi : Vous avez ensuite fait une maîtrise en enseignement, toujours à Téhéran.

F. D. : En fait, je n’ai pas enchaîné les études après avoir complété mon baccalauréat. Pendant plusieurs années, j’ai fait de la traduction, de romans surtout. J’ai commencé par Climats d’André Maurois et La femme rompue de Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, en Iran, je suis connue comme quelqu’un qui traduit.

Après, j’ai décidé de faire une maîtrise en enseignement du persan aux non persanophones, toujours à Téhéran. C’était une branche de la linguistique appliquée. C’était pour moi un moyen de rester dans les langues tout en évitant d’étudier les travaux de Noam Chomsky. Les départements de linguistiques en Iran sont vraiment sous l’emprise du structuralisme chomskien : c’est une linguistique très mathématique, qui s’intéresse aux structures universelles du langage. Je voulais plutôt étudier les interactions et les relations sociales entourant la langue. Dans l’enseignement, j’étais directement en interaction avec des gens.

Siggi : Vous aviez donc déjà un intérêt pour les approches sociologiques.

F.D. : Je pense qu’en Iran, en général, on est un peu plus politisé qu’ici. C’est un pays qui, historiquement, a été sous des systèmes totalitaires. Donc, on cherche toujours à comprendre ce qui se passe au-delà des discours officiels. Dans les sociétés plus calmes, on se questionne moins, j’ai l’impression. 

Aussi, je suis née quelques années après la révolution. J’ai donc grandi dans une période de bouleversements, avec de grands clivages. Il y avait un grand écart entre la réalité sociale et les représentations véhiculées dans les discours officiels sur l’Iran. C’était comme si l’on vivait dans un monde parallèle.

Du point de vue de mon parcours personnel, je me servais de la littérature pour étudier les relations sociales. Le monde de la littérature était pour moi un refuge. La traduction d’une langue à une autre est une tâche difficile. Quand on lit un livre dans sa langue, tout est immédiatement perceptible, compréhensible. Mais pour le rendre perceptible dans une autre langue, il n’y a pas toujours les mots. Il s’agit de rendre perceptible ce qui est imperceptible dans l’autre monde linguistique. Il y a donc toujours un voyage entre les mondes. 

Siggi : Un peu comme le travail de sociologue!

F.D. : Oui, tout à fait. Et le cœur de la littérature, c’est l’analyse des relations humaines. En me réfugiant dans la traduction, je voulais en fait rendre perceptible, dans les relations sociales, ce qui ne l’est pas toujours.

Aussi, je dirais que la période où j’ai commencé à enseigner à l’Université de Téhéran, à la suite de ma maîtrise, m’a poussée vers la sociologie. J’enseignais le perse à des étudiant∙e∙s étranger∙ère∙s. On avait des discussions très riches, car les étudiant∙e∙s posaient beaucoup de questions pour comprendre ce qui se passait en Iran. Je me retrouvais donc dans une position où je devais rendre compréhensible ce qui était implicite, ce qui était invisible pour des personnes qui ne sont pas familières avec l’ordre social local.

Je voulais faire de la sociologie en Iran, mais le climat politique rendait la pratique difficile. En Iran, il y a beaucoup d’excellent∙e∙s sociologues, qui s’intéressent surtout à la pauvreté et à la délinquance, mais parfois, certain∙e∙s sont mis∙es en prison pour leurs travaux. Même moi, j’ai déjà été convoquée au rectorat. On m’a dit que je devais m’en tenir à l’enseignement de la langue et que je n’étais pas censée discuter des rapports sociaux.

Siggi : Ah oui? C’est incroyable!

F.D. : Oui! (Rires.) Je dis souvent à mes amis sociologues de Montréal qu’en Iran, on a une liberté qui est plus petite, mais on l’utilise plus. Ici, j’ai l’impression que les gens ont beaucoup de libertés, mais les utilisent moins.

Siggi : En parlant de Montréal… Vous êtes venue vous y installer en 2012 pour débuter votre doctorat en sciences de l’éducation. Pourquoi ce choix ?

F.D. : C’était stratégique, du moins un peu. Je voulais faire mon doctorat en français et adopter une approche sociologique. Puisque j’avais de l’expérience et des études en enseignement, c’était plus simple pour moi d’entrer dans un département d’éducation. On voulait m’orienter vers la didactique, mais j’ai résisté! J’ai dit que je serais restée en Iran si j’avais voulu étudier la didactique et que je m’intéressais plutôt aux fondements sociaux de la langue. 

Siggi : Parlez-nous un peu de votre recherche doctorale. Vous vous êtes intéressée aux jeunes immigrant∙e∙s québécois∙es de première génération qui, après un primaire et un secondaire à l’école francophone, se tournent vers les études postsecondaires ou le marché de l’emploi dans des milieux anglophones1. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

F.D. : Les travaux qui existaient déjà sur le sujet s’étaient surtout penchés sur les jeunes qui éprouvent de la difficulté à l’école, celles et ceux qui décrochent. Moi, j’ai décidé de m’intéresser à celles et ceux qui ont réussi d’un point de vue objectif, c’est-à-dire qui ont un diplôme, sont entré∙e∙s à l’université et ont trouvé un emploi lié à leur domaine de formation.

Je voulais donc savoir : elles et ils ont réussi, mais à quel prix? Je me suis rendu compte que ce prix est assez élevé : tou∙te∙s ont ce sentiment d’exclusion, même en ayant un bon diplôme et un emploi. Sentant que leur place n’est pas parmi les francophones, elles et ils se tournent vers des emplois en anglais, même si toutes leurs études étaient en français!

Siggi : Avez-vous été surprise par ces résultats ?

F.D. : Absolument, ce n’était pas du tout mon hypothèse de départ! Je pensais qu’ici, les rapports de domination étaient un peu moins opérants, mais pas du tout. La littérature sur le sujet indiquait plutôt que cela avait à voir avec l’organisation de l’institution scolaire. J’ai dû dire à ma directrice que je devais complètement changer mon cadre théorique parce qu’il ne correspondait pas à ce que les gens me racontaient. Ce que je voyais, c’étaient les frontières ethniques. Les jeunes immigré∙e∙s se sentaient mis de l’autre côté de la frontière, exclu∙e∙s du « nous » québécois. 

Siggi : Donc, votre thèse est que l’exclusion du groupe ethnique majoritaire, québécois blanc francophone, mène les jeunes immigré∙e∙s de première génération vers l’éducation et le marché de l’emploi anglophones. C’est bien cela?

F.D. : Oui, mais pas d’un point de vue strictement individuel. Par exemple, j’avais un participant qui allait souper chaque semaine chez son voisin, un monsieur âgé, québécois « de souche ». Il se sentait très proche de cet homme, il le considérait comme son grand-père. Mais quand venait le temps de discuter de l’appartenance à la collectivité québécoise, il se sentait complètement à l’écart. C’est là qu’on peut mesurer le poids des discours politiques xénophobes et anti-immigrations. 

Siggi : Après votre thèse, pour laquelle vous avez remporté un prestigieux prix international, vous avez été embauchée comme professeure au Département de sociologie de l’UdeM.

F.D. : Oui, je suis très contente! Et ce qui est particulier, c’est qu’en devenant professeure, j’ai encore plus pris conscience des frontières ethniques que j’observais dans le discours des participant∙e∙s que j’ai interrogé∙e∙s lors ma thèse.

Par exemple, j’enseigne la sociologie de l’éducation aux étudiant∙e∙s de baccalauréat. J’entre en classe et je me mets à parler de Bourdieu ou de Weber. Les étudiant∙e∙s sont très intéressé∙e∙s et me posent des questions; nous avons de bonnes discussions, je vois que je suis appréciée. Je me sens très intellectuelle! (Rires.)

Il suffit que je sorte de la salle de classe et, quelques heures plus tard dans un magasin, on me dit « a-llo ma-dame » en découpant les mots de manière infantilisante comme si je ne parlais pas français. Tout ce château de cartes que je m’étais construit s’effondre et je suis ramenée au fait que je suis une immigrante. Ou encore, on me dit des choses comme « ah non, ici on ne fait pas les choses comme ça »; parfois, on me rudoie au téléphone parce que je n’ai pas la même fluidité à l’oral qu’à l’écrit. Et en plus je suis une immigrante très privilégiée! Je suis professeure d’université. Mais dès que je sors de l’université, je ne suis plus professeure, je suis immigrante.

Et c’est exactement ce que j’ai observé chez mes participant[∙e∙]s. Tout comme moi, ça fait plusieurs années qu’elles et ils sont ici. En plus, elles et ils sont allé∙e∙s à l’école francophone, ont eu cette socialisation « québécoise », mais c’est précisément lors de cette socialisation que la frontière se cristallise et qu’on les place à l’extérieur du « nous » québécois.

 

1 Darchinian, Fahimeh, Les parcours d’orientation linguistique postsecondaire et professionnelle : l’expérience de jeunes adultes issus de l’immigration à Montréal, Université de Montréal, 2018.

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