Extraire de leurs droits les femmes : Le Plan Nord ou comment puiser aux sources de l’indignation

Québec
Extraire de leurs droits les femmes : Le Plan Nord ou comment puiser aux sources de l’indignation
Analyses
| par Marie-Ève Blanchard |

Quand le Sud se préoccupera de ses populations nordistes en excluant tout sentiment colonialiste, quand le Sud réalisera à quel point les richesses du Nord ne sont pas faites que de potentiels hydroélectrique, pétrolier ou minier, quand le Sud acceptera que les valeurs nordiques puissent avoir du sens, les populations du Nord commenceront à mieux se porter.

Jean Désy, médecin et écrivain, 2010

Nous dit-on, depuis « Le Plan Nord » de Jean Charest, depuis « Le Nord pour tous » de Pauline Marois, depuis la relance du « Plan Nord 2.0 » de Philippe Couillard, ce qui se trame au nord du 49e parallèle? Nous dit-on l’exploitation des ressources naturelles sur les territoires ancestraux, non cédés, des peuples des Premières Nations? Nous dit-on la loi internationale qui affirme que les Autochtones ont un droit de refus si un projet extractif nuit à leur mode de vie? Nous dit-on leur droit au « consentement libre, préalable et informé1 »? Nous dit-on les zones non protégées de nos forêts, les trous béants à ciel ouvert ou souterrains qui se creusent? Nous dit-on le saccage fait au territoire, un saccage rapide, sauvage, violent, répété au nom de la richesse collective? Nous dit-on le comportement des minières canadiennes en sol étranger : viols collectifs commis par des employés chargés de la sécurité de la mine, utilisation de cyanure dans l’extraction de l’or qui empoisonne les habitant·es et le bétail2? Se rendent-ils à nous les recherches qui, pour les pays du Sud comme pour les pays du Nord, révèlent que l’implantation de mégaprojets extractifs et énergétiques détériore les conditions de vie des femmes3,4,5,6? Nous dit-on qu’au Nord du Québec, chaque fois qu’on extrait de terre le fer, on extrait de leurs droits les femmes? On ne nous dit que dalle! Rien! Et j’en suis indignée.

Je vous entends me demander : « Qui es-tu? » « D’où parles-tu? » Ces questions concernant l’autorité du texte sont légitimes. Vous tenez entre vos mains un recueil d’articles de fond, dont les textes ont été sélectionnés dans un effort de rigueur journalistique par l’équipe de la revue L’Esprit libre. Tout comme moi, vous savez que de tels articles commandent habituellement l’usage d’une voix neutre, dite objective, ne serait-ce que sur les plans formel et stylistique, en usant tantôt d’un « nous » de majesté, tantôt de la troisième personne du singulier ou encore d’un « on » indéfini. Dans ce présent texte, il en sera tout autre, et ce, par choix. L’exigence de rigueur n’en sera pas diminuée, rassurez-vous. Je me permettrai de vous « parler » depuis le lieu de ma colère, celle qui agite la femme que je suis, féministe, blanche, citoyenne vivant au sud du 49e parallèle. Je vous parlerai de ce point de vue situé, et je vous entraînerai au cœur de ma démarche d’autrice, car je suis également poète. Je travaille, depuis plusieurs mois, à l’écriture d’un recueil de poésie motivé par le Plan Nord. Voilà donc le pacte de lecture auquel je vous convie. Votre lecture ne sera ni celle d’un texte journalistique ni celle d’une démarche universitaire. C’est moi qui vous parlerai avec l’aisance d’un « je » bien assis sur le siège de son indignation, d’un « je » qui (ré)agit.

Le Plan Nord et la poésie

La poésie qui m’intéresse est celle qui se manifeste où quiconque ne l’attend pas, voire ne l’espère plus. Serait-elle trop insoutenable pour être entendue? C’est une poésie qui se cueille au bord des faits, qui se découvre au creux des événements; tantôt matière extraite du sol, tantôt terreau fertile, la poésie qui alimente mon écriture est terre ferme. Elle est terrible.

Ma rencontre avec l’indignation, celle à partir de laquelle je m’exprime, s’est produite le jour où, dans le cadre de mes recherches sur la municipalité nordique de Chibougamau (lieu où se déroule l’action de mon projet d’écriture), je suis tombée sur un article paru en 2013 de Michel Corbeil, journaliste pour le quotidien Le Soleil7. Corbeil y esquissait le portrait somme toute lumineux d’un mineur de Chibougamau qui, chaque mardi, suivant un horaire rotatif de 14 jours, devait prendre l’avion pour se rendre à la mine du lac Bloom exploitée à Fermont à plus de 600 kilomètres de chez lui. Cet homme se considérait chanceux de ne pas avoir à parcourir un trajet encore plus long contrairement à d’autres Chibougamois dont la destination les conduisait jusqu’à la mine de nickel Ragan située sur la pointe septentrionale du Québec, tandis que d’autres devaient pousser leur trajectoire aussi loin que Meadowbank, au nord de la Saskatchewan, dans le Nunavut.

Dans cet article, ce qui a davantage retenu mon attention est le peu de place réservée à la conjointe du mineur. Au sujet de cette femme, Corbeil consacre à peine trois ou quatre lignes pour mentionner qu’elle « se sent comme ces femmes que les hommes quittaient pour aller bûcher dans les chantiers d’autrefois. ». Puis, le journaliste la cite : « C’est de concilier travail et famille. Je suis enseignante. On veut un deuxième enfant. D’avoir le papa… » En se comparant aux couples d’autrefois, cette femme laisse entendre vivre en inadéquation avec ses propres valeurs et besoins; elle exprime un sentiment de recul par rapport à sa situation conjugale et, par extension, sa propre qualité de vie. Dans une économie de langage, elle parvient à faire entendre ses besoins : concilier travail et famille, se réaliser sur le plan professionnel, partager les responsabilités familiales avec son conjoint. Tous des besoins auxquels la présente situation n’apparaît pas répondre. Mais il y a pire. Cette femme interrompt sa prise de parole. Trois points de suspension marquent cette retenue. Que s’est-elle empêchée de dire? Et à qui? À elle-même? À son conjoint? Au journaliste ou aux gens qui liront le papier? Qu’est-ce qui n’a pas pu être nommé? Ces mots tus, indicibles, cette histoire non racontée, ne peuvent que révéler une souffrance, que je soupçonne partagée par d’autres femmes. En littéraire et féministe que je suis, j’ai cherché à lire le sous-texte que renferment ces trois points de suspension pour, d’abord, le connaître, puis le faire connaître. C’est en levant le non-dit que se lèvera aussi la poésie, comme on tire un rideau pour que la lumière jaillisse.

Faire connaître

Pour Jean Sioui, poète wendat, il faut au poète, pour moteur d’écriture, le désir « de dire ce que l’on n’entend pas assez, de faire connaître ce que l’on ignore trop, de rappeler ce que l’on risque d’oublier.8 ». C’est dire que la poésie peut se faire l’instrument de connaissance pour nous, citoyennes et citoyens, à qui on n’en dit pas assez, à qui on ne dit pas tout, à qui on ne veut pas tout dire. Je me présente donc à vous, qui me lisez, sans craindre d’admettre mon ignorance. C’est qu’il est fort pratique pour la classe dirigeante de nous maintenir dans cet état d’inculture involontaire. Je doute constamment du filtre par lequel nous arrive l’information – des médias, de la classe politique, de l’industrie minière, de groupes lobbyistes? – et au détour de quelle déontologie?

Pour y voir plus clair, j’ai lu des mémoires de commissions régionales, un Avis du Conseil du statut de la femme (CSF), des analyses du secteur de la santé publique, des articles de fond, etc. Ces analyses en arrivent à un même constat que résume en ces lignes le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) : « L'implantation de mégaprojets extractifs et énergétiques s’accompagne souvent d’une dévaluation du travail des femmes, d’une hausse des agressions physiques et sexuelles et d’une augmentation du marché sexuel.9 » Sur le terrain du Plan Nord, plusieurs groupes communautaires ou issus du réseau de la santé l’observent : le développement accéléré du Nord a une incidence significative sur les conditions de vie des populations touchées et sur les femmes en particulier, et plus encore sur les femmes autochtones. Ces contrecoups seraient, en partie, occasionnés par l’utilisation grandissante d’une pratique récente d’organisation du travail mise en place par l'industrie extractive : le navettage, plus communément appelé « fly-in, fly-out ». Il s’agit d’un système de travail, sur lequel je reviendrai, qu’adoptent de plus en plus de compagnies minières10 et qui consiste à transporter par avion une masse de travailleurs masculins11 vers des sites éloignés des grands centres urbains. S’en suivent pour eux de longues périodes de travail qu’ils alternent avec autant (et parfois moins) de congés à la maison.

D’entrée de jeu, je spécifiais être à la recherche d’une poésie qui se terre, à découvrir donc. En éclaireuse que je suis, surgit en moi l’envie de vous entraîner dans mes fouilles. Le portrait que je dresserai des conditions de vie des femmes n’épuisera pas le sujet. Au contraire, il l’effleurera. Je souhaite que ce texte éveille votre curiosité et vous conduise à vous informer davantage sur les différents groupes de femmes qui vivent au nord du 49e parallèle : les conjointes qui s’investissent dans une relation de couple avec un conjoint « fly-in, fly-out », les travailleuses qui intègrent les cohortes « fly-in, fly-out », les femmes blanches qui dans les secteurs minier ou de la construction occupent des emplois traditionnellement féminins, les femmes autochtones qui travaillent pour les minières, pour la plupart comme femmes de ménage, les résidentes des communautés d’accueil – je pense entre autres aux jeunes filles, autochtones et blanches – qui doivent composer avec l’arrivée massive de travailleurs (blancs) temporaires et ayant d’importantes liquidités disponibles. Tous ces groupes de femmes subissent, à des degrés divers, un nombre toujours plus élevé d’effets négatifs que d’effets positifs du développement nordique12.

Charrier des matières premières

En 2015, Alexa Conradi, alors présidente de la Fédération des femmes du Québec, eut un échange éclairant avec un député de la Coalition Avenir Québec (CAQ), André Spénard, alors membre de la commission parlementaire sur les choix budgétaires. Madame Conradi, au nom de la Fédération des femmes du Québec, y critiquait les investissements associés au Plan Nord argumentant que, sur la Côte-Nord, « autant les agressions sexuelles que l’industrie du sexe [étaient] en expansion. Les agressions sexuelles y [étaient] en nette hausse.13 ». À quoi le caquiste rétorqua : « On n’arrêtera pas les ressources naturelles et l’extraction du minerai de fer, de cuivre, ou l’or, parce qu’il y a plus d’agressions sexuelles dans ce coin-là. […] Vous me charriez!14 » Était-ce « charrier » que d’attribuer cette augmentation des infractions sexuelles au Plan Nord? Allons voir.

Selon une analyse de l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ), de 2002 à 2011, le nombre de voies de fait, excluant les agressions sexuelles, augmentait de façon marquée dans l’ensemble de la Côte-Nord : « La région présent[ait] un taux au-delà du double de celui du Québec en 2009 et 2011, alors qu’il était comparable en 2002.15 » Il est à noter que l’année 2009 marquait l’ouverture du premier campement hydroélectrique près de la rivière Romaine.

 

Mais on charrie, aux dires du caquiste! Oui, monsieur, on charrie de l’électricité, du fer, du cuivre.

 

Au cours de cette même période, selon les données de la Sûreté du Québec, les plaintes formelles d’agressions sexuelles étaient également en hausse sur le territoire du Plan Nord : du 1er avril 2013 au 31 mars 2014, il y eut 102 plaintes formelles, comparativement à 81 de 2012 à 2013 et 67 de 2011 à 2012 pour les mêmes périodes16,17.

 

Puis, on charrie encore… du titane, de l’or.

 

Était également en hausse, le nombre de voies de fait contre la personne en contexte conjugal : 430 cas pour 100 000 habitant·es dans la région nord-côtière18 contre 173 cas pour 100 000 habitant·es en moyenne au Québec19.

Pendant ce temps, des médias versaient dans le sensationnalisme et utilisaient des titres accrocheurs pour témoigner de la réalité. Le complexe hydroélectrique La Romaine se voyait rebaptiser « La Romaine-Coke », la Côte-Nord se faisait appeler la « Coke-Nord20 ». Selon des intervenant·es du milieu de la toxicomanie, la cocaïne aurait effectivement « fait un retour en force, surtout dans les chantiers et milieux de travail », et les demandes d’intervention auprès d’organismes d’aide aux hommes auraient « littéralement explosé »21.

 

Et on charrie, encore et encore… Des diamants, du vanadium...

 

Tandis qu’en territoire du Plan Nord, on déloge les plus pauvres « pour accueillir des travailleurs ayant la capacité de payer plus cher22 »,,, que la perte du seul garagiste du coin, car intéressé par les salaires élevés qu’offrent les chantiers, devient une véritable situation anxiogène dans ces milieux isolés23, ,, que les travailleurs du « fly-in, fly-out » utilisent les services de soins de santé et psychosociaux de leur municipalité d’accueil parce que l’attente y est moins longue que chez eux au Sud24, on nous dit « charrier »! Devant le fait que les salaires dans le secteur des services, occupé en majorité par les femmes, n’arrivent pas à concurrencer ceux offerts dans les domaines miniers et de la construction, ce qui creuse les disparités entre les sexes et accentue la dépendance économique des unes par rapport aux autres, on nous dit « charrier »! Devant le fait que les commerces et organismes communautaires doivent réduire leurs heures d’ouverture, si ce n’est pas fermer leurs portes, alors que les besoins en services psychosociaux augmentent, on nous dit « charrier »!

Quand on sait que ce sont surtout les femmes qui occupent les emplois du secteur des services et du milieu communautaire, c’est à se demander pour qui a été pensé l’objectif du Plan Nord qui consiste à créer de la richesse collective et des emplois.

 

Mais on continue, oui! On charrie du fer, du cuivre, des diamants.

 

2012 : À deux reprises, la communauté innue d’Uashat-Maliotenam entreprend un blocus de la route 138 en direction du chantier de la Romaine. Au nom de leurs enfants et des générations futures, la communauté, surtout les femmes, revendique, pacifiquement. Elle réclame qu’on ne démarre pas la construction du nord de la ligne de transmission hydroélectrique de la rivière Romaine qui déboiserait leur terre ancestrale. Les femmes chantent, elles implorent, elles pleurent, et les hommes avec elles25. La Cour suprême rejette leur demande de sauvegarde.

2012 : Trois mois après le blocus des Innu·e·s, l’Association des gens d’affaires de la Minganie bloque, à son tour, la route 138 pour faire entendre ses revendications. Elle demande que le Centre de services d’Hydro-Québec soit construit sur son territoire. Martine Ouellet, alors ministre des Ressources naturelles, entend la revendication et s’engage fermement à ce que le Centre de services soit basé à Havre-Saint-Pierre, à quelques kilomètres de la communauté innue26.

 

Et on charrie, toujours, des tonnes et des tonnes de ressources naturelles. Du fer, du vanadium, de l’or, du cuivre, des diamants.

 

En 2014, Catherine Lévesque, journaliste au Huffington Post, écrit : « Quand ce n’est pas la violence économique qui frappe les femmes, ce sont les poings. […] La lune de miel du Plan Nord est terminée. […] Les femmes sentent que le grand projet du gouvernement Couillard leur est enfoncé dans la gorge.27 »

Quand les femmes sont sur le chemin du progrès, compris ici comme « lieu de développement », on leur fait vite comprendre, comme l’affirme Alexa Conradi, « qu’elles sont dans le chemin28 ».

Dresser cette chronologie, même si ce n’est qu’à l’aide d’une infime fraction d’événements ou de faits, est suffisante pour faire s’ouvrir en moi une soupape. Je fulmine contre le Plan Nord. Mais contre quoi, contre qui dois-je m’emporter? Aucun lien de causalité n’a encore pu être clairement démontré entre la violence (physique, psychologique, économique) faite envers les femmes et l'implantation du Plan Nord. Aucun fait accablant, donc, voire incriminant. Conséquence sans doute de son « développement accéléré », le Plan Nord a commencé ses opérations sans avoir pris le pouls des populations touchées avant son implantation (il y a donc absence d’un cadre de référence sociale), ce qui pose un problème de taille pour établir toute causalité. Sachant cela, il est juste de se demander si les effets, négatifs ou positifs, qu’on remarque aujourd’hui sur les populations affectées sont directement attribuables au développement dit accéléré du Nord ou propres à la forme d’organisation de travail « fly-in, fly-out » qui y domine. On commence à peine, au Québec, à évaluer les effets d’un tel mode de travail sur l’ensemble des parties prenantes (femmes, familles, autochtones, communautés, travailleurs, etc.)29. Au risque de me répéter, nous sommes dans le trouble, car maintenu·es dans un état de confusion. La situation est tout sauf simple, traversée par tant d'intersections.

N’en demeure pas moins que l’image de la soupape reste juste pour qualifier le climat social qui secoue le nord du 49e parallèle. Même si la cause exacte est difficile à pointer du doigt, plus d’un·e observe ce climat houleux en appelant sur le banc des accusé·es le « fly-in, fly-out » (FIFO), dont les répercussions sont manifestes et duquel « les femmes écopent davantage des revers.30 ».

L’arrivée du fly-in, fly-out

Le 19e siècle a vu naître de nombreuses « villes de compagnie ». Les sociétés d’exploitation construisaient une ville là où l’exploitation d’une ressource se faisait. Ces villes étaient construites et gérées par les sociétés elles-mêmes, qui développaient les services nécessaires à toutes villes, du réseau d’aqueduc aux écoles. Les travailleurs et leur famille pouvaient ainsi s’y établir. Lorsque la ressource venait qu’à s’épuiser, la ville fermait. Ces « villes de compagnie » avaient pour seule raison d’être de soutenir l’industrie en place. Fermont est la dernière ville de ce type à avoir vu le jour au Québec31. Aujourd’hui, au modèle de ville provisoire s’est substitué un modèle « sans ville », où arrive de partout par avion une masse de travailleurs masculins permanents, mais non-résidents dans une communauté d’accueil. Selon un horaire rotatif de 14 ou 21 jours consécutifs à travailler, suivi de 14 ou 21 jours de congé, les différentes cohortes de travailleurs se succèdent suivant cette rotation avec service de navette aérienne. C’est le principe du navettage ou mode de travail par rotation, communément appelé « fly-in, fly out »32.

Ces travailleurs FIFO empochent une grande liquidité d’argent. Le niveau de vie de leur ménage s’élève considérablement, leur pouvoir d’achat aussi, et leur capacité d’endettement tout autant. Il est toutefois important de préciser que, cet argent gagné, les travailleurs FIFO le dépense principalement arrivés à la maison. Contrairement à des travailleurs résidents, les FIFO contribuent dans une bien moindre mesure à l’économie locale de leur communauté d’accueil, ce qui peut générer des tensions entre les groupes de travailleurs résidents et non-résidents, « causant notamment des bagarres plus fréquentes à la sortie des bars33 ». Dans de telles conditions, pour les travailleurs FIFO, le développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil est faible, voire nul34. Cette mise à distance peut avoir pour effet d’exacerber des comportements jugés répréhensibles35 (excès de consommation de drogue, d’alcool, de jeux, de prostitution, etc.). Il a été documenté, en Australie notamment, que la cohabitation avec un chantier de travail en contexte « fly-in, fly-out » avec son va-et-vient constant de travailleurs masculins ayant un revenu disponible peut entraîner une augmentation de la prostitution, des ITS et des grossesses non désirées. Des réalités que, dans un Avis, le Conseil du statut de la femme a d’ailleurs jugé préoccupantes pour les jeunes filles, et particulièrement pour les jeunes filles autochtones, vivant dans le contexte du Plan Nord36. Derrière quelques effets positifs du « fly-in, fly-out » se cache une réalité bien sombre, et ce sont surtout les femmes qui en paient les frais.

D’autres impacts négatifs s’ajoutent encore à ce sombre portrait, car, comme on le voit, « les bénéfices du développement [nordique] ne profitent pas toujours à l’ensemble de la population et contribuent à la marginalisation de groupes désavantagés »37, soient les femmes et les populations autochtones, ce qui participe même à la dévitalisation de certaines communautés, alors que le travail FIFO vise justement un effet contraire. En effet, là où s’installent les grands projets extractifs, il n’est pas rare que s’en suive une augmentation des loyers, si ce n’est pas une pénurie de logements, en plus de voir apparaître une pénurie de places en garderie38,39,40. Cet enchaînement a pour incidence de contraindre plusieurs mères à réduire leurs heures de travail pour s’occuper des enfants ou à retarder leur retour sur le marché du travail. Ce faisant, l’écart des revenus entre les partenaires s’accroît, ce qui accentue inévitablement la dépendance économique de la conjointe à son conjoint. Le témoignage d’une résidente de Havre-Saint-Pierre illustre de façon éloquente ces enchaînements : « Ce ne sont pas les papas, c’est les mamans qui jonglent avec tout ça : le travail à temps partiel parce que tu ne veux pas perdre ton CV, on parle de toute classe sociale, que tu sois diplômée ou pas, tu n’as pas de garderie, tu n’as PAS de garderie. Donc c’est un retour en arrière.41 » Certes, un retour en arrière qui a pour effet de renforcer les rôles traditionnels hommes-femmes. De telles conditions – le stress, l’isolement et la dépendance économique – mettent les femmes en situation de grande vulnérabilité.

Et dire que d’autres mines et chantiers sont encore à venir : le Plan Nord est le plan d’une génération, nous dit-on, prévu sur une période de 25 ans! Nous avons des leçons à tirer pour l’avenir. Lors du développement d’un projet, la protection de l’environnement est souvent mentionnée comme étant une priorité pour nos instances politiques (bien qu’on puisse critiquer et mettre en doute cette réelle intention). Or, ne devrait-il pas en être de même pour la protection des droits de la personne, des droits des femmes?

Plusieurs milieux féministes, autochtones notamment, formulent l’hypothèse suivante : pour pouvoir contrôler plus aisément un territoire convoité pour le développement extractif, de s’attaquer à l’autonomie et aux droits des femmes, et ainsi fragiliser le tissu social, serait un moyen d’atténuer la capacité de résistance des communautés touchées42. C’est cette stratégie de destruction qui me semble au cœur même du Plan Nord : une stratégie qui s’emploie à faire taire les résistances des femmes. Une stratégie qui laisse tomber les femmes, pour reprendre les mots de Martine Delvaux, écrivaine et féministe bien en vue, qui écrivait dans La Presse+ : « Ce qui est fait de mille et une manière tous les jours : faire tomber les femmes. Les laisser tomber.43 »

Charrions ensemble!

Je me suis faite belle

pour qu’on remarque

la moelle de mes os,

survivante d’un récit

qu’on ne raconte pas.

Joséphine Bacon, poète innue44

 

Qu’ajouter à la réplique d’André Spénard, « vous me charriez »? Oui, vous charriez du fer, du cuivre, de l’or, pendant que nous, les femmes, nous charrions – avant qu’ils ne partent au vent – les lambeaux du tissu social que vous vous évertuez à déchirer. Peut-être allons-nous décider de les rapiécer pour en faire le drapeau de notre résistance? Dans ce cas, charrions, oui, charrions, afin que plus aucune de nous toutes ne devienne la survivante d’un récit qu’on ne racontera pas.

« Où est la poésie? », me demandez-vous. Elle se trouve justement dans ce récit à raconter, celui de la résistance.

Crédit photo: b3tarev3, Flickr

1 Alexa Conradi, 2017, Les angles morts, Éditions du Remue-ménage, Montréal, p.94.

2 Alain Deneault et William Sacher, 2012, Paradis sous terre, Éditions Écosociété, Montréal, p.25.

3 Diana Potes, 2014, « Les femmes en résistance aux agressions des minières », Caminando, vol.29, p.60-64. 40ans.cdhal.org/wp-content/uploads/2017/01/Caminando-vol29-web.pdf

4 CDHAL – Comité pour les droits humains en Amérique latine, Coalition québécoise sur les impacts socio-environnementaux des transnationales en Amérique latine (Coalition QUISETAL), L’Entraide missionnaire et Femmes autochtones du Québec (FAQ), 2015, « L’impact de l’industrie minière et énergétique sur les droits des femmes », Comité québécois femmes et développement de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale, Québec. www.aqoci.qc.ca/?L-impact-de-l-industrie-miniere-et

5 Aurélie Arnaud cité dans ibid., p.112-113.

6 Alexa Conradi, op. cit.

7 Michel Corbeil, 27 juillet 2013, « Chibougamau : L’espoir au bout de la mine », Le Soleil, Québec. www.lesoleil.com/actualite/chibougamau-lespoir-au-bout-de-la-mine-b73344...

8 Jean Sioui, 30 avril 2018, « L’Indien est un poète de la nature », Ici.Radio-Canada.ca. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094515/jean-sioui-lindien-est-un-poete-de-la-nature

9 CDHAL – Comité pour les droits humains en Amérique latine, Coalition québécoise sur les impacts socio-environnementaux des transnationales en Amérique latine (Coalition QUISETAL), L’Entraide missionnaire et Femmes autochtones du Québec (FAQ), op. cit., p.109.

10 D’autres secteurs de l’industrie extractive que celui du minerai utilisent cette pratique. Pour le Canada, pensons aux pétrolières et à l’exploitation des sables bitumineux à Fort McMurray en Alberta, où travaille une population fantôme de 40 000 travailleurs venant de l’Est canadien, de Terre-Neuve surtout, également du Québec, mais aussi de la Chine, des Philippines, de la Syrie, etc. Lire à ce sujet les témoignages de Nancy Huston et Naomi Klein dans David Dufresne et coll., 2015, Brut : La ruée vers l’or noir, Lux Éditeur, coll. « Lettres Libres », Montréal.

11 Je privilégierai, dans cet article, l’usage du seul mot « travailleur » (au masculin) lorsque je ferai référence aux personnes qui occupent des postes « sur le terrain » dans les domaines miniers et de la construction étant donné la forte représentation des hommes dans ces secteurs. Selon un rapport daté de 2016 du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT), qui a mené un projet pour accroître la représentation des femmes de métiers dans le secteur minier, entre 2014 et 2017, « la proportion de femmes dans [ce] secteur, au Québec comme au Canada, se situ[ait] autour de 17 %. » (p. 9) Il est toutefois à préciser que la présence des travailleuses se fait rare, voire devient nulle, dans les métiers et postes de production dits « de terrain », comme le forage et le dynamitage (0 % et 2 %) ou les manoeuvres de mine (4 %), professions qui figurent parmi les dix plus en demande du secteur minier (p. 19). ciaft.files.wordpress.com/2017/01/ciaft_femmesmetierssecteurminierqc_pdf.pdf

12 Un mémoire présenté en novembre 2015 à la Commission régionale « femmes » de la Côte-Nord (CRF), Les femmes nord-côtières et le développement nordique, dresse dans un tableau synthèse fort bien présenté les avantages et les désavantages du travail « fly-in, fly-out » pour chacun des groupes de femmes mentionnés. Ce mémoire est disponible en ligne : www.chairedeveloppementnord.ulaval.ca/sites/chairedeveloppementnord.ulav...

13 Alexa Conradi, op. cit., p.96

14 Ibid.

15 Julie St-Pierre et Roseline Lambert, juillet 2013, Analyse sommaire des impacts de barrage hydroélectrique de la Romaine sur la santé de la population : suivi du cas de la municipalité de Havre-Saint-Pierre, INSPQ – Institut national de santé publique du Québec, Gouvernement du Québec, p.31. www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1695_AnalySommImpactProjBarrHydroelecRo...

16 Catherine Lévesque, 1er décembre 2014, « Plan Nord au féminin : une vie pas toujours rose », Huffington Post, Sept-Îles. quebec.huffingtonpost.ca/2014/12/01/plan-nord-au-feminin--une-vie-pas-toujours-rose_n_6251252.html

17 Alexa Conradi, op. cit., p.96

18 Bien que les femmes peuvent user de violence à l’égard de leur partenaire (homme ou femme) et que les relations entre deux personnes de même sexe ne sont pas exemptes de violence, on peut présumer que les cas recensés ici sont pour la plupart des cas de violence perpétrée par un homme (adulte ou adolescent) envers une femme (conjointe, ex-conjointe, amie intime ou ex-amie intime). Dans un rapport daté de 2011, Violence conjugale dans la région de la Côte-Nord, l’Institut national de santé public du Québec (INSPQ) y relate que « la violence conjugale exercée par les hommes envers les femmes constitue la majorité des cas rapportés aux autorités policières. (p. 3) ». Le rapport précise qu’en 2008, « 82 % des victimes d’une infraction commise dans un contexte conjugal étaient des femmes ». Mentionnons que ce taux tient seulement compte des plaintes déposées à la police. Plusieurs femmes – et plus particulièrement les femmes autochtones - évitent de porter plainte à la police de peur, par exemple, qu'un signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) s’en suive et que leurs enfants leur soient retirés. www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1245_ViolenceConjugaleCoteNord.pdf

19 Catherine Lévesque, op. cit.

20 En guise d’exemples : Jean-Luc Lavallée, 19 avril 2012, « Bienvenue sur la « "Coke-Nord" », TVA Nouvelles. www.tvanouvelles.ca/2012/04/19/bienvenue-sur-la-coke-nord et Jean-Luc Lavallée, 18 avril 2012, « Et la "Romaine Coke" ? », Le Journal de Montréal. www.journaldemontreal.com/2012/04/18/et-la--romaine-coke-

21 Geneviève Roy, 2 juin 2012, « La Côte-Nord est-elle prête pour le Plan Nord? », Le Soleil, Points de vue, Québec. www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/la-cote-nord-est-elle-prete-pour-...

22 INSPQ, op. cit., p.28

23 Pour illustrer l’ampleur d’une telle difficulté sur la gestion du quotidien, voici le témoignage d’une résidente d’Havre-Saint-Pierre qui s’exprime au sujet de l’afflux de travailleurs temporaires dans sa région : « Dans mon milieu de travail par exemple : garderie, pénurie de personnel, problème pour changer mes pneus parce qu’il y a plus de garage. C’est tout (sic) la même personne qui est le point de chute. Ça peut se multiplier parce que c’est des petits milieux. L’impact n’est pas juste sur un problème et on gère ce problème. Je peux en avoir 4-5 en même temps parce que tout est croisé et c’est des petits milieux tricotés serrés. Les impacts sont beaucoup plus importants et vécus de façon plus intense par les gens. » (citée dans INSPQ, op. cit., pp.25-26)

24 À ce sujet, un résident de Fermont manifeste son désarroi : « Ils [les travailleurs fly-in, fly-out] utilisent nos services qui ne sont pas conçus pour desservir tant de monde. Plutôt que d’aller attendre des heures dans les salles d’urgence de Montréal ou de Québec, ils viennent se faire soigner à notre centre de santé. […] J’en veux pas aux fly-in, fly-out, mais j’en veux aux compagnies qui ont imaginé ce système […]. On a l’impression qu’elles ont oublié qu’avec la mine venait une ville ! » - Cité dans Monique Durand, 28-29 juillet 2018, « Fermont et son mythique mur », Le Devoir, Montréal. www.ledevoir.com/societe/533361/fermont-et-son-mythique-mur

25 Réal Junior Leblanc, 2012, Blocus 138 – La Résistance innue, Wapikoni mobile, Montréal. Le film révèle l’action et l’émotion de ce moment. www.wapikoni.ca/films/blocus-138-la-resistance-innue

26 INSPQ, op. cit., p.33.

27 Catherine Lévesque, op. cit.

28 Alexa Conradi, op. cit., p.88.

29 À ma connaissance, seule la Chaire de recherche sur le développement durable du Nord, dont le titulaire est le professeur Thierry Roddon de l’Université Laval, s’y emploie. Des travaux qui seront certainement à surveiller!

30 Mireille Joncas, novembre 2015, Les femmes nord-côtières et le développement nordique, Mémoire présenté à la Commission régionale « femmes » de la Côte-Nord (CRF), p.79. www.chairedeveloppementnord.ulaval.ca/sites/chairedeveloppementnord.ulav...

31 Il est à noter que la forte majorité (95 %) des travailleurs permanents qui s’installent à Fermont devront, au moment de leur retraite, quitter la ville, et donc leur communauté, puisque les habitations sont la propriété de la minière Arcelor Mittal (Monique Durand, op. cit.). Que les logements soient réservés aux membres du personnel de la mine représente d’ailleurs un obstacle majeur pour les femmes qui subissent une situation de violence conjugale. Si elles ne sont pas employées par la mine, elles se voient refuser l’attribution d’un logement, ce qui constitue également une menace à la sécurité des enfants.

32 Dans le mémoire Les femmes nord-côtières et le développement nordique présenté en 2015 à la Commission régionale « femmes » de la Côte-Nord (CRF), on mentionne que, au Canada, l’utilisation du FIFO ne date pas d’hier. En effet, elle existerait en sol canadien depuis plus de trente ans. Or, ce n’est qu’en 2011 et 2012 que cette organisation du travail aurait commencé à attirer l’attention des médias, soit « lors de la période d’effervescence économique sur la Côte-Nord attribuable au boom dans le secteur minier et à la construction de l’aménagement hydroélectrique sur la rivière Romaine. » (p. 79) Malgré l’utilisation du FIFO depuis toutes ces années, aucun état des lieux n’a jamais été fait avant son utilisation. www.chairedeveloppementnord.ulaval.ca/sites/chairedeveloppementnord.ulav...

33 INSPQ : op. cit., p.31.

34 Les conditions de travail rendent difficile l’intégration de ces travailleurs FIFO à la population locale, comme l’atteste un récent article consacré à Fermont de Monique Durand, collaboratrice pour Le Devoir : «  Ils [les fly-in, fly-out] "s’ajoutent’’, sans se mêler vraiment aux autres Fermontois[·es]. Ces hommes arrivent en avion de Montréal, de Québec, passent 14 jours d’affilée à la mine à raison de 12 heures par jour, et repartent chez eux en avion pour 14 jours. À ce rythme, pas le temps de faire grand-chose à Fermont, sinon y ronfler d’épuisement dans les chambres fournies par la compagnie. » (Monique Durand, op. cit.).

35 Bien que ce ne soit pas le sujet de cet article, et que ces exemples ne justifient aucun abus ni aucune violence, je ne pourrais passer sous silence le fait que le travail FIFO présente son lot d’inconvénients et de défis pour le travailleur qui l'exerce, notamment en situation familiale : la gestion de la solitude et de périodes de déprime, la fatigue causée par de longs et successifs quarts de travail, la culpabilité ressentie en manquant les événements familiaux importants, la gestion du passage d’une vie familiale active à une vie solitaire, la redéfinition de son rôle et de sa place à chacun de ses retours à la maison, la participation à distance aux différentes prises de décisions familiales si les services de télécommunication sont disponibles, pour ne nommer que ces quelques exemples (Mireille Joncas, op. cit., pp. 61-63).

36 Nathalie Roy, octobre 2012, Les femmes et le Plan Nord : pour un développement nordique égalitaire, Conseil du statut de la femme (CSF), Gouvernement du Québec p.59. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/avis-les-femmes-et-le-plan-nord-po...

37 INSPQ, op. cit., p.35.

38 Nathalie Roy, op. cit.

39 INSPQ, op. cit.

40 Mireille Joncas, op. cit.

41 INSPQ, op. cit., p.32.

42 Alexa Conradi, op. cit., p.69 et p.88.

43 Martine Delvaux, 28 avril 2018, « Femmes suspendues », La Presse+, Montréal. plus.lapresse.ca/screens/56cac61b-26b0-4a17-878b-d1236eb28e26__7C___0.html

44 Joséphine Bacon, 2009, Bâtons à message/Tshissinuatshitakana, Mémoire d’encrier, Montréal.

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