Explosion à Beyrouth: ce que disent les ruines

Vue d'un balcon, Beyrouth. Élodie Lavallée-Davis, novembre 2019.
International
Explosion à Beyrouth: ce que disent les ruines
Analyses
| par Adèle Surprenant |

Le 4 août 2020, une double-explosion dans le port de Beyrouth a fait plus de 149 mort.e.s, 4000 blessé.e.s et 300 000 personnes sans-abris. Regard sur un Liban aux prises avec une crise politique et économique majeure, amplifiée par la pandémie de Covid-19. 

« Ils ont fait exploser Beyrouth... Littéralement, et délibérément. Oui, délibérément. Ils l’ont fait exploser, et ont fait exploser nos cœurs avec elle, » écrivait la sociologue et professeure à l'Université américaine de Beyrouth (AUB) Rima Majed sur les réseaux sociaux.  

La veille, le hangar 12 et les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium qu’il contenait ont explosé, causant des dégâts importants sur 9 kilomètres. Une détonation si forte qu'elle a été sentie à Chypre, à quelque 200 kilomètres. L’entreposage du matériel hautement explosif remonte à septembre 2013, alors que le cargo moldave Rhosus avait fait escale au port de la capitale libanaise à cause de problèmes techniques avant d’être interdit de départ et abandonné par ses propriétaires, selon l’agence Reuters.  

Entre 2014 et 2017, la direction générale des douanes libanaises aurait averti les autorités à cinq reprises des risques liés à la présence du nitrate d’ammonium dans le port, à proximité de quartiers résidentiels densément peuplés.  

Des avertissements n’ayant visiblement pas été pris au sérieux par le gouvernement, expliquant l’accusation portée par Mme. Majed et nombres de libanais.e.s envers ceux qui auraient « délibérément » provoqués la catastrophe de mardi dernier.  

Sous la révolte, le pavé 

Ce n’est pas la première fois que le président Michel Aoun et son gouvernement sont accusés de négligence: le 17 octobre 2019 éclatait partout au pays une vague de manifestations anti-gouvernementales sans précédent dans l’histoire du pays, autrement connue pour avoir été le théâtre de plusieurs conflits armés dont la guerre civile de 1975 à 1990. 

Libanaises et libanais de toutes appartenances religieuses - autrement divisés par les blessures de la guerre et le système politique confessionnel entretenant les animosités - sont descendus dans les rues jusqu’à l'éclosion de la pandémie de Covid-19 et le confinement qui en découla.  

La thawrai, avait été déclenchée par l'annonce de nouvelles taxes sur l’application populaire de messagerie WhatsApp, annulées le soir-même et laissant de ce fait la place à diverses revendications: la démission du gouvernement jugé corrompu et clientéliste, la fin de l’impunité pour les dirigeants corrompus, l’abolition du confessionnalisme politique, etc.  

Dans la nuit du 6 août 2020, deux jours après l'explosion, le quartier entourant la Place des Martyrs fût à nouveau bondé de manifestant.e.s en colère, dont certain.e.s ont tenté de pénétrer l'enceinte du parlement.  

Sur le pavé, les pierres et bouteilles vides ont remplacés l’épaisseur d’éclats de vitres qui jonchaient le sol encore quelques heures auparavant, ramassées entre temps par des citoyen.ne.s équipés de balais et de patience. Face au marasme de l’état libanais et à l'atrophie de ses services publics, elles et ils ne comptent sur personne d’autre pour reconstruire.  

Pour les manifestant.e.s présent.e.s ce soir-là, le tragique accident décrit par la presse étrangère n'en est pas un. La goutte qui a fait déborder un vase déjà inondé, plutôt, alors que la livre libanaise a perdu 65% de sa valeur dans la dernière année et qu’un.e Libanais.e.s sur deux vit sous le seuil de la pauvreté.  

Les Libanais.e.s, connu pour leur résilience à la suite de nombreuses guerres, à la pauvreté endémique et à l’occupation militaire répétée de forces étrangères sur leur territoire, ont une fois de plus face à la rhétorique désormais célèbre et usé du « ça va bien aller ».  

Derrière la révolte se cache pourtant une réalité bien concrète: des coupures d’électricité allant jusqu’à 23 heures par jour, l’absence d’eau potable et le manque quasi-total de soins de santé publique. Le Liban est le troisième pays le plus endetté dans le monde, avec une dette équivalente à 170% de son produit intérieur brut (PIB).  Sur une population de 5,5 millions d’habitantsii, on compte le plus grand nombre de réfugiés per capita, alors que le quotidien local An-Nahar estimait que le taux de chômage avait dépassé les 40% en 2020.  

Le mythe du phœnix  

Depuis bien avant sa création par la puissance mandataire française en 1920 et son indépendance en 1943, le territoire du Liban est ponctuellement détruit, puis reconstruit.  

Beyrouth, qui compte parmi les dix plus vieilles villes du monde, s’en est valu une réputation mythique, voire mystique. Elle est souvent comparée à la figure du phœnix, cet oiseau légendaire connu pour renaître de ses cendres après s'être consumé dans les flammes.  

Symbole par excellence de la résurrection, il s’est taillé une place dans l’imaginaire libanais. Une sculpture en a par exemple pris la forme à l'automne dernier, construite à partir des débris de tentes démolies par des opposants à la thawra sur la Place des Martyrs, lieu central lors des protestations.  

Aujourd’hui, le phénix bat de l’aile.  

Comme le soulignait la journaliste Becky Anderson à CNN, « ce qui est vu comme une oligarchie politique a, pendant des décennies, évidé un pays entier de l’intérieur à travers une infinie et incessante série de dysfonctionnement et de vols, » dont le plus récent exemple a pris la forme de l’explosion de mardi dernier 

Un événement pour le moins spectaculaire, mais presque aussi dévastateur que les feux de forêts qui, à l'automne dernier, ont ravagés plus de 1200 hectares avant d’être contrôlés, par faute d’entretien des hélicoptères antifeu. Un exemple parmi tant d’autres « d’un système de dysfonctionnement beaucoup plus large, alors que gouvernement après gouvernement au Liban échouent à faire leur travail le plus fondamental et prendre soin de leur peuple », continue Becky Anderson.  

Le quartier branché de Gemmayze et ses bâtisses traditionnelles sont détruits, alors que la veille les bars enlaçant sa rue principale étaient pleins, comme tous les soirs.  À Qarantina, ancien camp palestinien devenu quartier populaire, c’est à peine si les gens ont survécu aux murs, effondrés par dizaines. Dans l’ombre du phénix, les artefacts grecs, romains et phéniciens qui parsèment la ville ont été rejoint par d’autres morceaux de vies, en ruines.  

« Ne dites pas aux gens qu’ils se relèveront, » commentait sur Twitter Hamed Sinno, le chanteur du groupe populaire Mashrou’ Leila, « dites-leur de construire une p* de guillotine ». 

Le lundi 10 août, le gouvernement du premier-ministre Hassan Diab annonçait sa démission.  

i Arabe pour « révolution ». 

ii Chiffre estimé, puisque le dernier recensement démographique officiel date de 1932.  

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