En flânant chez Ikea avec Walter Benjamin

Québec
En flânant chez Ikea avec Walter Benjamin
Feuilletons
| par Siggi |

 

Un texte de Jean-François Bissonnette

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : À moins d’un mois d’intervalle, l’auteur est devenu père, puis professeur de sociologie. Ni dans l’un ni dans l’autre domaine, il n’avait reçu de formation. Depuis, il tente comme faire se peut de ménager la chèvre et le chou. Quand la vie lui laisse du temps pour la recherche, il essaie de répondre à la trompeusement simple question: qu’est-ce que l’argent?

On ne va pas chez Ikea pour flâner. On peut d’autant moins y flâner à son aise, d’ailleurs, qu’il faut généralement pour s’y rendre prendre sa voiture et voyager loin à la périphérie des villes. De toute façon, il est ardu de véritablement flâner chez Ikea, puisque si l’on s’y promène, c’est en suivant, en troupeau, un parcours prédéterminé duquel il est hasardeux de dévier.

De ce point de vue, les magasins Ikea diffèrent sans doute beaucoup des célèbres passages dont parle Walter Benjamin dans son essai intitulé Paris, capitale du XIXe siècle; ces galeries marchandes que lon peut encore observer aujourd’hui dans certains quartiers parisiens.

On comparerait vainement à ces passages l’architecture toujours identique des magasins Ikea. Les premiers mettaient à profit les nouvelles techniques de construction permises par la révolution industrielle, dont lemploi inédit du fer forgé en support des verrières distinctives servant à leur éclairage naturel. Quant aux seconds, hormis l’aspect criard de leur devanture aux couleurs du drapeau suédois, rien ne les distingue, à première vue, de n’importe quelle autre big box ponctuant nos déserts commerciaux de banlieue.

Non, ce lieu ne semble pas fait pour attirer les badauds et les poètes. On aurait peu de chances d’y croiser quelque épigone du flâneur baudelairien dont parle Benjamin, errant de par les rues et les passages de Paris à la recherche des fulgurances de la nouveauté dans un univers de plus en plus homogène. Toutefois, comme aux yeux d’un Baudelaire observant ses contemporain·e·s au gré de ses déambulations urbaines, il se trouve quand même, chez Ikea aussi, une certaine forme de poésie.

S’y donnent en effet à voir les petites et les grandes joies, les petits et les grands drames qui se jouent dans la négociation des projets domestiques, parmi ces couples et ces familles qui y viennent pour rêver d’un chez-soi à leur image. Ce qu’il y a de poétique, chez Ikea, c’est justement cette part de rêve, ce rêve spéculaire où l’identité du chez-soi se construit dans le miroitement des marchandises.

Dans la première phrase de sa grande œuvre, Le Capital, Karl Marx écrivait ceci : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. » Or, il n’y avait pas là seulement le fruit de l’extraordinaire accélération des rythmes de la production impulsée par la machine à vapeur. Cette accumulation signalait aussi une transformation profonde de l’imaginaire, voire de l’individualité.

La production de masse suppose, en effet, une consommation de masse. Telle était bien la fonction des passages parisiens, glorieux et lointains ancêtres de nos centres commerciaux, que de magnifier et de mettre en scène les marchandises tout droit sorties des usines. On sy promenait donc non seulement pour y acquérir les dernières nouveautés exposées aux vitrines, mais aussi pour sen imprégner symboliquement. L’accumulation des marchandises composait ainsi un spectacle pour les sens.

La marchandise se fait ainsi objet de fantasme. Pour Benjamin, qui parle à cet effet de « fantasmagorie », ce caractère hallucinatoire de la marchandise apparaît comme un aspect déterminant de la culture capitaliste. Au XIXe siècle, les fantasmagories étaient des sortes de spectacles de son et lumière, où l’on visait à produire des émotions fortes par l’usage de lanternes faisant apparaître fantômes et autres créatures. Le mot « fantasme » vient d’ailleurs du terme grec signifiant fantôme. En ce sens, la marchandise s’avère donc hantée, possédée par un esprit, par un fantôme, et c’est pourquoi elle suscite aussi des émotions.

Cela, Marx en avait eu l’intuition en critiquant ce qu’il appelait le « fétichisme de la marchandise », soit la croyance que celle-ci posséderait une valeur intrinsèque, une valeur d’échange qui serait l’analogue de l’esprit divin habitant un objet fétiche. Mais Benjamin va plus loin en montrant comment ce fétichisme ou cette fantasmagorie se déploie dans une expérience concrète, dans l’expérience sensible et affective qui consiste à se promener dans un espace servant essentiellement à susciter un désir de consommation.

Dans le monde devenu capitaliste, toutefois, la marchandise nest pas désirée en tant que telle. En tant qu’objet concret, issu de lexploitation du travail humain, la marchandise nest plus qu’un simple écran sur lequel on projette des aspirations idéales. La fantasmagorie marchande ne vise donc pas tant à susciter le désir de lobjet marchand lui-même qu’à faire naître autour de lui tout un imaginaire de la satisfaction et du bien-être dans lequel lindividu est appelé à se reconnaître.

C’est pourquoi la fantasmagorie marchande trouve son expression dans le « style » et son lieu de prédilection, au sein du domicile. Cela, Benjamin l’a bien perçu, comme le donne à voir le fragment de son essai portant sur la décoration intérieure. La déco exemplifie parfaitement la façon dont l’individualité est appelée à se construire dans un rapport imaginaire ou fantasmé avec les objets de consommation. C’est en effet par une combinaison originale et personnalisée de marchandises que l’individu compose et aménage un chez-soi censé lui ressembler.

Pourtant, le caractère propre de la marchandise, c’est d’être impersonnelle. Issue d’une production de masse, la marchandise est par définition standardisée, disponible en milliers d’exemplaires tous identiques. Il n’y a donc rien d’original à posséder une marchandise que possèdent aussi des milliers d’autres gens. Or, le rôle du designer, évoqué par Benjamin dans la figure de Henry Van de Velde, un des pionniers des arts décoratifs, c’est justement de styliser la marchandise, de lui donner des qualités esthétiques qui permettront de l’investir affectivement, de la percevoir comme unique, et ainsi de l’intégrer dans la construction fantasmatique d’une identité personnelle.

C’est précisément en cela que consiste la poésie du Ikea, enseigne qui met tant à l’honneur ses propres designers. En effet, qu’est-ce qui fait la particularité des magasins Ikea? À n’en pas douter, c’est la salle d’exposition par laquelle on doit passer avant d’atteindre l’entrepôt du magasin, où l’on peut enfin prendre possession des marchandises qu’on vient y acheter. Or, cette salle d’exposition est conçue un peu comme un labyrinthe, dans lequel on déambule pour s’imprégner du fantasme des objets qui y sont mis en scène dans des simulacres d’intérieurs domestiques.

On passe ainsi de la cuisine au salon, puis de la chambre des maîtres à celle des enfants, en étant invité·e·s, sommé·e·s, de s’imaginer ce même décor chez soi, à la maison. Parcourir la salle d’exposition, c’est ainsi s’approprier de façon imaginaire les marchandises qui y sont exposées, afin de se construire le fantasme d’un chez-soi censé correspondre à notre identité et à nos goûts personnels.

Toutefois, ce qui est frappant, chez Ikea, c’est que cette scène fantasmagorique de la salle d’exposition s’évapore aussitôt qu’on en sort pour entrer dans l’entrepôt, où il s’agit maintenant de repérer l’étagère où sont stockées les boîtes correspondant aux objets sélectionnés à l’étape précédente. Or, c’est à cet endroit que réside le génie – ou le fantôme – d’Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea.

Son génie, c’est d’avoir eu le premier l’idée du meuble en kit et de son emballage à plat qui permet de réaliser des économies formidables sur les coûts de transport et d’entreposage. Ainsi, lorsqu’on entre dans l’entrepôt, on se retrouve dans le monde parfaitement froid et fonctionnel de la marchandise; de la marchandise telle qu’elle est en réalité, et telle qu’elle ne peut qu’exister dans sa seule raison d’être qui est de réaliser une valeur d’échange maximale.

La morne poésie des magasins Ikea, ce n’est pas tant que les marchandises y soient baptisées de noms imprononçables, pleins de trémas et d’anneaux en chef. C’est plutôt cette disparate qui saisit le regard de qui ose y flâner, ce contraste entre la fantasmagorie de la salle d’exposition, où l’on rêve d’un chez-soi à son image par l’intercession d’une marchandise standardisée, et son envers logistique, l’entrepôt. Ici, la marchandise se présente finalement dans la nudité de sa forme concrète, emballée à plat, et requérant d’ailleurs une prestation de travail gratuit, un travail de montage nécessaire pour retrouver la forme fantasmée à l’étape précédente. Comme on sait, c’est alors qu’adviennent bien des maux de tête.

CRÉDIT PHOTO: Alice Paré-Mouillot

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