Du Minnesota à Ramallah : anatomie d’une lutte

Manifestants à Seattle, le 3 juin 2020, Derek Simeone.
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Société
Du Minnesota à Ramallah : anatomie d’une lutte
| par Adèle Surprenant |

La plus récente vague de manifestations liées au mouvement #BlackLivesMatter aux États-Unis a déclenché un élan de solidarité mondial. Le slogan « je ne peux pas respirer » a résonné jusqu’en territoires palestiniens occupés, où le soutien aux luttes pour les droits des afro-américain.e.s ne date pas d’hier. Retour sur des décennies de solidarité.

« Nous devons nous rappeler que George Floyd n’est pas mort à cause d'un manque d’oxygène. Il est mort à cause d'un manque de justice, » confie l’artiste palestinien Taqi Spateen dans une entrevue accordée à Mondoweiss1. Suite à l’assassinat de Floyd par un policier blanc à Minneapolis, le 25 mai 2020, Spateen a peint son portrait sur le mur séparant la ville de Bethléem, en Cisjordanie occupée, d’Israël.

Un geste de solidarité fort et évident pour Spateen, selon qui le mur de séparation contribue à « asphyxier » le peuple palestinien, vivant sous occupation israélienne depuis plus d’un demi-siècle.

Cinq jours après l’assassinat de George Floyd, un étudiant palestinien autiste de 32 ans, Eyad el-Hallaq, perdait la vie suite à son interpellation à un point de contrôle dans Jérusalem-Est occupé. Sa mort entraîne des manifestations partout au pays et propulse le #PalestinianLivesMatter sur les réseaux sociaux. En 2019, les membres des forces de sécurité israélienne ôtaient la vie à 133 palestinien.ne.s dont 28 mineur.e.s, d’après l'organisation de défense des droits humains B’tselem2.

La même année, 250 afro-américain.e.s ont été tués par la police aux États-Unis, d’après une enquête du Washington Post3. Cela représente un quart des décès annuel résultant d’une intervention policière. Les afro-américain.e.s ne constituent pourtant que 13,4% de la population américaine4.

« Quand je les vois, je nous vois5 »

Le mouvement des droits civiques aux États-Unis débute au milieu des années 1950, seulement quelques années après la déclaration de l'État d'Israël en 1948, dont découla l’exode d’environ 750 000 Palestinien.ne.s. Porteur du projet de création d’un foyer national juif, le mouvement sioniste se réclame alors majoritairement d’une gauche socialiste, attirant la sympathie et le support de militant.e.s et dirigeant.e.s politiques afro-américain.e.s6.

La guerre des Six jours de 1967 et l’annexion de territoires palestiniens par Tel-Aviv créera une scission indélébile au sein des alliances afro-sionistes: les ambitions coloniales d’Israël sont désormais claires, et contredisent l’anti-impérialisme et l’antiracisme inhérents aux positions des défenseuses et défenseurs des droits civiques, qui se rangent du côté des organisations palestiniennes. Les élu.e.s qui se succèdent au Congrès américain continuent quant à eux à afficher un soutien quasi-inébranlable au pouvoir israélien. Une position de laquelle il est mal vu de déroger, comme en témoigne le cas du militant Andrew Young, qui a perdu son poste d’ambassadeur aux Nations unies en 1979 pour avoir rencontré des membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP)7.

De leur côté, les organisations palestiniennes multiplient les contacts avec les défenseuses et défenseurs des droits afro-américains. De nombreux échanges stratégiques ont notamment lieu entre l’OLP et les Black Panthers, alors que le bureau international de ces derniers est situé à Alger, capitale des luttes décoloniales durant les années 19608.

Ces liens de solidarités s’expliquent par une lutte commune contre toutes formes d’oppressions raciales -le sionisme étant reconnu comme une forme de racisme dans la résolution 33799 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1975.

De plus, les militant.e.s Afro-américain.e.s et palestinien.ne.s « reconnaissent des similarités entre leurs oppresseurs, » nous indique le professeur à l'Université américaine de Beyrouth et auteur d’un livre sur la question10, Greg Burris. « Les États Unis et Israël sont des [entités] suprématistes blanches, vendant des projets coloniaux qui sont tous deux nés en Europe, » ajoute-t-il, rappelant qu’« ils ont travaillés et collaborés avec beaucoup de proximité dans les dernières décennies. »

La réactualisation des relations entre militant.e.s palestinien.ne.s et afro-américain.e.s doit quant à elle attendre l’été 2014. Alors que l’assassinat par la police de Michael Brown déclenche des manifestations à Ferguson, dans l’État américain du Missouri, le Président israélien Benjamin Netanyahou entreprend une campagne de bombardements contre les positions du Hamas et d’autres factions armées dans la Bande de Gaza.

Tandis que les évènements de Ferguson lèvent le voile sur la militarisation de la police aux États-Unis et sur la violence et le racisme systémique au sein de l’institution policière, des militant.e.s palestinien.ne.s affichent leur support aux Noir.e.s américain.e.s sur les réseaux sociaux. Certain.e.s vont même jusqu'à partager sur Twitter des recommandations pour limiter les effets des gaz lacrymogènes ou se protéger des balles de caoutchouc.

« De Ferguson à la Palestine, l'occupation est un crime11 »

Dans son intervention lors du congrès annuel de l’American Studies Association, la sociologue d’origine palestinienne Rabab Abdulhadi soutenait que « ces manifestations [de solidarité] ne sont pas nouvelles et ne découlent pas d’un enthousiasme momentané. Elles ont des précédents historiques dans les liens qui ont initialement rassemblé les mouvements anticoloniaux, antiracistes et anticapitalistes – des politiques révolutionnaires claires, non pas des politiques réformistes12 ».

D’autant plus que, d’après Greg Burris, « depuis le début du mouvement sioniste, les sionistes voient les États-Unis comme un modèle. » Dès l’installation de colons juifs en Palestine au début du XXe siècle à la création d'Israël et jusqu’à aujourd'hui, « ils pensent devoir traiter les Palestinien.n.e.s comme les Américain.e.s ont traité les Premières nations » et, par la suite, les populations afro-américaines.

Un « traitement » se déclinant en plusieurs formes, de la marginalisation économique à l’incarcération massive, en passant par la ghettoïsation13 du système d’éducation. Les Noir.e.s américains sont 10 fois moins riches que les Blanc.he.s, avec un taux de chômage presque deux fois plus élevé, d’après la Brookings Institution14. Avant l’éclosion de la pandémie de COVID-19, le quart de la population palestinienne était au chômage, 24% vivant sous le seuil de pauvreté15.

Le « deal du siècle » pour le règlement du conflit israélo-palestinien présenté par l'administration Trump en janvier 2020 ouvre la voie à l'annexion israélienne de la vallée du Jourdain, soit environ un tiers de la Cisjordanie16. L’annexion n’a officiellement pas eu lieu à ce jour, retardée par la pandémie et les bouleversements internes à la Knesset, le parlement israélien17. Un plan décrié par les spécialistes du conflit et la communauté internationale, à quelques mois seulement de l’élection présidentielle américaine.

 

1 Patel, Yumna. «  Meet the artist who painted the George Floyd mural on the Separation Wall  » dans Mondoweiss, le 11 juin 2020. [En ligne]  https://mondoweiss.net/2020/06/meet-the-artist-who-painted-the-george-floyd-mural-on-the-separation-wall/ (page consultée le 27 juillet 2020) 

2 B’tselem. «  The year in review: Israeli forces killed 133 Palestinians, 28 of them minors  », le 1er janvier 2020. [En ligne] https://www.btselem.org/press_releases/20200101_2019_fatalities (page consultée le 27 juillet 2020) 

3 Washington Post. «  990 peoplerson were fatally shot by the police in 2018  », le 20 juillet 2020. [En ligne] https://www.washingtonpost.com/graphics/2019/national/police-shootings-2019/ (page consultée le 28 juillet 2020) 

4 U.S. Census Bureau. QuickFacts. [En ligne] https://www.census.gov/quickfacts/fact/table/US/PST045219 (page consultée le 27 juillet 2020) 

5 Phrase emblématique des décennies de solidarités Afro-palestiniennes.

6 Davis Bailey, Kristian. «  Black-Palestinian Solidarity in the Ferguson-Gaza Era  » dans American Quarterly, 2015, p.1. 

7 Ibid., p.2. 

8 MokhtefiElaine. 2019. Alger, capitale de la révolution: De Fanon aux Black Panthers. Éditions La Fabrique, Paris, 288 p. 

9 Organisation des Nations Unies. Résolution  3379 sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales, le 10 novembre 1975. [En ligne] https://undocs.org/fr/A/RES/3379(XXX) (page consultée le 30 juillet 2020) 

10 Burris, Greg. 2019. The Palestinian Idea: Film, Media, and the Radical Imagination. Temple University Press, Philadelphia, 270 p. 

11 Slogan entendu dans les rues de Ferguson, à l'été  2014. 

12 Davis Bailey, Kristian. Op.cit., p.  6.  

13 Aux États-Unis, les écoles dans les districts à majorité blanche reçoivent 733$/élève de plus en financement étatique que les écoles des districts à majorité noire. Brookings Institution, United States Census Bureau, National Bureau of Economic Research. [En ligne] https://www.census.gov/quickfacts/fact/table/US/PST045219 (page consultée le 30 juillet 2020) 

14 Ibid. 

15 The World Bank. Avril 2020. Palestinian Territories’ Economic Update. [En ligne] https://www.worldbank.org/en/country/westbankandgaza/publication/economic-update-april-2020 (page consultée le 29 juillet 2020) 

16 Le Monde. Le 2 juillet 2020. « Israël: un projet d’annexion illégal et dangeureux ». [En ligne] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/02/israel-un-projet-d-annexion-illegal-et-dangereux_6044945_3232.html (page consultée le 29 juillet 2020) 

17 Le Président Benjamin Netanyahou est présentement en procès pour corruption. Suite à trois élections législatives en moins d’un an, Netanyahou et son parti, le Likoud, forment un gouvernement de coalition avec le parti Kakhol lavan de Benny Gantz depuis mars 2020. 

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