Drogues et pandémie : une crise dans la crise

Luis Eusébio, Unsplash.
Québec
Drogues et pandémie : une crise dans la crise
| par Adèle Surprenant |

 

En 2020, le nombre de surdoses a doublé au Québec par rapport à l'année précédentei. La fermeture des frontières pour limiter la propagation de la COVID-19 a aussi restreint la circulation des drogues. Résultat, les prix du marché ont grimpé et la qualité des substances a diminuéii. En parallèle, les ressources pour assurer la santé et la sécurité des consommateurs et consommatrices sont jugées insuffisantes. Portrait d’une autre crise sanitaire.  

Début mars, un sondage Ipsos commandé par Radio-Canada révélait une hausse de plus de 40 % de la consommation de cannabis depuis le début de la pandémie, chez les personnes ayant déjà recours à cette substanceiii. Une augmentation moindre, mais tout de même significative pour l'alcool et le tabac, les deux autres drogues légales prises en charge par l’étudeiv 

En ce qui concerne la consommation de drogues illégales, les chiffres manquent à l'appel. Au Québec comme dans le reste du Canada et aux États-Unis, le nombre de surdoses a pourtant considérablement augmenté avec la COVID-19, selon Urgences-santé Canadav. 

En l’absence de données quantifiables, difficile d’identifier les raisons précises de cette augmentation. Différents acteurs communautaires, interrogés par L’Esprit libre, mettent en garde contre la diminution des ressources sur le terrain, mais aussi sur les répercussions de la fermeture des frontières sur la qualité et la diversité des substances disponibles sur le marché. À Montréal, par exemple, on constaterait notamment une forte circulation d’un mélange entre du fentanyl et de benzodiazépine, deux dépresseurs dont la combinaison compliquerait le traitement des surdoses. La cocaïne, difficile à trouver puisqu'elle est produite en Amérique latine, serait souvent remplacée par des métamphétamines, de production locale mais jusqu’alors méconnues des utilisateurs, ce qui rend sa consommation dangereuse.  

Ressources limitées  

Sur les quatre centres d’injection supervisée à Montréal, un seul est resté ouvert sans interruption depuis le début de la pandémie, tout en diminuant de moitié sa capacité d’accueilvi. L’entrée en vigueur du couvre-feu, le 9 janvier 2021, aurait également affecté leur fréquentation. Au CIUSSS du Centre-Sud de Montréal, des attestations de sortie sont disponibles pour que les utilisateurs et utilisatrices de drogues puissent s’y rentre entre 20h et 5 h du matinvii. En dépit des attestations, nombreux sont ceux et celles qui ont cessé de s’y rendre par peur d’être interpellé·e·s par les forces de l’ordre, craignant d’être trouvé·e·s coupables de possession de drogues illégalesviii 

« Plusieurs recommandations de la santé publique pour limiter la propagation du virus sont contradictoires avec certaines pratiques pour éviter des surdoses », soutient Frankie Lambert de l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSUD). Ces recommandations incluent l’utilisation de nouveau matériel de consommation – des seringues à utilisation uniques, par exemple , mais aussi d’avoir sur soi de la naloxone, pouvant freiner temporairement les effets d’une surdose d’opioïdesix. Les consommateurs et consommatrices de drogues sont également invité·e·s à ne pas consommer seul·e·s, une recommandation irréconciliable avec  les mesures sanitaires comme la distanciation sociale ou le confinement.  

Un sondage réalisé auprès de leurs membres a permis à l’AQPSUD de constater que les personnes utilisatrices de drogues sont très affectées économiquement et psychologiquement par les conséquences de la pandémie. L’association a également analysé l’ensemble des rapports du coroner suite aux décès par surdoses en 2017x, tirant des conclusions éclairantes quant à la situation actuelle : « les maladies chroniques, les troubles de santé mentale, les tentatives de suicide et la détresse psychologique sont surreprésentées par rapport à la population générale, portant à croire que la prise en charge de ces problèmes n’est pas optimale », soutient M Lambert, rappellent qu’« une des causes des décès par surdose est la perte de confiance dans le système et le réseau de la santé ».  

L’engorgement des services hospitaliers, en marge de la pandémie, n’a rien fait pour aider. « Quant aux ressources, elles sont sous-financées et l’effritement du tissu social vulnérabilise nos communautés et ralentit les progrès que nous aurions pu faire au cours des dernières années », se désole le chargé des communications de l’AQPSUD.  

Un cocktail explosif 

Le système de santé publique n’est pas le seul à faire les frais d’un sous-financement. Les centres de thérapie pour traiter l’alcoolisme et la toxicomanie réclament plus d’aide du gouvernement provincialxi et le manque de ressources se fait également sentir dans le travail de prévention et de sensibilisation.  

Julie-Soleil Meeson, de l’Association des intervenants en dépendance du Québec (AIDP), se désole du peu de laboratoires d’analyse des substances dans la province. « L’analyse des drogues sauve des vies », affirme-t-elle au bout du fil, soutenant que « les gens n'arrêteront pas de consommer [et que] l’objectif, c’est que les gens puissent faire des choix plus éclairés par rapport à leur consommation, surtout en temps de pandémie et avec le peu de moyens qu'on a sur le terrain ». 

Alors que les initiatives de drug-checking comme dans l’Ouest canadien font toujours défaut au Québec, les informations concernant la qualité et le type de substances qui se trouvent sur le marché proviennent des consommatrices et consommateurs eux-mêmes. C’est grâce au partage de leurs expériences que Mme Meeson et son équipe sont en mesure de savoir quelles drogues sont les plus en circulation, si certaines sont coupées et avec quelles substances, si la qualité diminue ou encore si une hausse de prix pousse certaines personnes à modifier leurs habitudes de consommation. « Avec la pandémie, il y a un gros impact sur la possibilité de rejoindre tout le monde comme on le faisait avant », constate Mme Meeson, soulignant que sans l’information fournie par les utilisateurs et utilisatrices de drogues, il est difficile d’adapter leur intervention à la réalité du terrain.  

Les changements sur le marché de la drogue provoqués par la pandémie, cumulés au manque d’informations précises sur la nature de ces changements, est un cocktail explosif, si on en croit les expert·e·s. « Il nous faut agir rapidement si nous ne voulons pas que la COVID-19 engendre deux épidémies chez les personnes qui utilisent des drogues », s’inquiète M. Lambert, qui soutient notamment l’abolition du couvre-feu, la reconnaissance d’initiatives comme le feu campement Notre-Dame et la décriminalisation des drogues.  

Le 26 janvier dernier, les élu·e·s de Montréal adoptaient, à 47 votes contre 13, une motion réclamant au gouvernement fédéral la décriminalisation de la possession simple de drogues pour usage personnelxii. Cette motion, sur une approche basée sur la santé publique et non sur la répression, est peut-être la première d'une série de mesures qui mèneront, à terme, à la décriminalisation.  

 

Révision de fond : Alexandre Dubé-Belzile

Révision linguistique : Any-Pier Dionne

 

i Olivier Faucher, «Drogues: le couvre-feu et l’autre crise de la santé publique»Métro, 27 janvier 2021. https://journalmetro.com/actualites/montreal/2606103/drogues-couvre-feu-crise-sante-publique/ 

ii Simon Coutu, «La COVID-19 chamboule le marché de la drogue »Radio-Canada, 17 juin 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1712660/coronavirus-drogue-marche-changements-impacts. 
 
iii Yasmine Khayat« Cannabis alcool et tabac pour passer à travers la pandémie », Radio-Canada, 3 mars 2021. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1774426/cannabis-alcool-tabac-pandemie-sondage-sante-mentale 
 
iv Ibid.  
 
v Olivier Faucherop.cit.  
 
vi Simon Coutu, op.cit. 
 
vii Olivier Faucher, op.cit.   
 
viii Ibid. 
 
ix «La naloxone», Santé publique Ottawa, 3mars2020. https://www.santepubliqueottawa.ca/fr/public-health-topics/naloxone.aspx 
 
x André-Anne Parent, Miguel Bergeron-Longpré et Antoine Bertrand-Deschênes, «Crise des surdoses. Une analyse de contenu des rapports du coroner», 2019. https://aqpsud.org/wp-content/uploads/2020/12/Rapport-AQPSUD-doc-final.pdf 
 
xi Marie-Eve Cousineau, «Des centres d’intervention en dépendance proches de fermer», Le Devoir, 8février2021. https://www.ledevoir.com/societe/sante/594816/coronavirus-des-centres-d-intervention-en-dependance-proches-de-fermer 
 
xii Jeanne Corriveau, «Montréal favorable à la décriminalisation de la possession simple de drogue», Le Devoir, 26janvier2021. https://www.ledevoir.com/politique/montreal/594051/montreal-favorable-a-la-decriminalisation-de-la-possession-simple-de-drogue 

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