Des ateliers pour designers

Société
Des ateliers pour designers
Feuilletons
| par Mathieu Fournier |

Il y a beaucoup de friperies « huppées », « nichées » ou « vintage » sur le boulevard Saint-Laurent. Elles sélectionnent des vêtements de seconde main qu’elles reçoivent ou qu’elles achètent pour les revendre. La portion du boulevard située sur le Plateau Mont-Royal en est remplie. Bien que ces friperies soient des commerces indépendants, elles ont un aménagement intérieur et une décoration qui se ressemblent drôlement. Leur regroupement sur un tronçon de la Main et leurs ressemblances ne sont sûrement pas l’effet du hasard. À mon avis, cette portion du boulevard Saint-Laurent est un écosystème, un milieu de vie qui possèderaient certaines particularités. Historiquement, la Main possède une « nature » culturelle, artistique et festive. On y trouve encore les traces dans ses commerces, ses bars, et ses festivals. Il se pourrait justement que les friperies s’intègrent bien dans ce milieu distinct, et que leur clientèle apprécie particulièrement cet habitat urbain.

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Sept friperies « vintage » se trouvent sur la Main entre le boulevard Maisonneuve et l’avenue du Mont-Royal. Dès que l’on franchit leurs portes d’entrée, on est submergé de stimuli visuels. On nage dans un espace chargé d’objets hétéroclites, de couleurs flamboyantes et de motifs de toutes sortes. Après quelques minutes, on vient à penser que l’on est entré dans un atelier d’artiste. Une énorme quantité d’objets relatifs à la musique, au cinéma et à la peinture décorent l’intérieur : des vinyles accrochés à des fils de pêche, de vieux projecteurs de salles de cinéma, des guitares suspendues, des figurines de Star Wars hors d’atteinte, des affiches d’artistes populaires tels que Boy George, Marylin Monroe, Bob Marley ou encore des cadres de films cultes comme Scarface. Ces objets ne sont pas à vendre et l’on peut y voir des affiches « ne pas toucher ». Une véritable exposition ! On pourrait venir dans ces commerces simplement pour admirer les décorations et les œuvres artistiques. Quelques dessins sur papier et sérigraphies autographiés par leur artiste se trouvent sur un mur.

Une affiche annonce l’exposition de Thierry Mugler, créateur et couturier français, au Musée des beaux-arts de Montréal. Une autre nous apprend qu’une exposition de pop art aura lieu dans les locaux de la friperie. Cet événement est décrit comme un « bazar d’artisan et d’expositions », et l’affiche indique une adresse courriel pour les artistes qui aimeraient exposer leurs œuvres.

Un autre type de décoration s’y trouve également, que l’on pourrait qualifier de « homemade » ou de « do it yourself ». Ces décorations n’ont pas été achetées. Objets de création, elles ont été faites à la main, peut-être par le propriétaire ou les employé·e·s de la friperie. Elles traduisent une certaine créativité et personnalisent quelque peu l’espace, à la manière des bricolages artistiques que les enfants réalisent à l’école et qui deviennent momentanément des œuvres exposées dans la maison familiale.

Afin d’attirer la clientèle, les friperies « arty » font également jouer de la musique et place parfois un haut-parleur à l’extérieur. On peut y entendre les classiques des années 60, 70 et 80, tel qu’Elvis Presley ou les Rolling Stones. Leurs portraits sont même sous nos yeux. Une fois arrivé dans l’allée des vestes de cuir, je me transforme en rockeur. Avec une guitare suspendue à portée de main et la chanson Born to be wild qui joue dans le magasin, je m’imagine être à genou et faire un solo de « air guitar » les yeux fermés et la bouche grande ouverte, en sautant du plancher surélevé sous les applaudissements des clients abasourdis par ma prestation surprise. Bien entendu, cette scène s’est seulement déroulée dans ma tête, mais je prends tout de même plaisir à l’imaginer. En regardant autour de moi, tout est là pour faire hommage au rock des années 70. Il manquait juste un amuseur public assumé...

Ces espaces, assurément vintage, exposent des objets et des vêtements qui appartiennent à des époques passées. On peut toucher à la vie matérielle d’autrefois et essayer de composer un numéro sur un téléphone à roulette, tenter d’allumer une lampe à huile, s’habiller avec des morceaux que l’on portait autrefois. Tous ces objets contribuent à éveiller notre curiosité sur un quotidien qui est maintenant révolu. Lorsque s’ajoutent les classiques de la culture populaire dans nos oreilles et sous nos yeux, le rapport qu’on entretient avec cet univers vintage devient multisensoriel. L’expérience sollicite à la fois le toucher, la vision, l’ouïe et fait aussi appel à nos connaissances sur les célébrités d’autres époques. Sous cet angle, on cherche possiblement à susciter un sentiment de nostalgie d’une époque que je n’ai pas vécue.

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La fin de semaine en plein jour, ces friperies « arty » sont assez achalandées. En observant, on peut voir que les client·e·s ont un look travaillé, quelque peu hippie    « des hipsters », aurait dit mon ami. Leurs tenues semblent être un mélange éclectique de styles vieillot et actuel qui se fond à merveille dans le paysage architectural du boulevard Saint-Laurent. C’est un style vestimentaire qui ne respecterait pas le décorum de l’Assemblée nationale, mais plutôt celui d’un cours d’arts et sciences au CÉGEP. Leur habillement n’est pas provocateur ou nécessairement tape-à-l’œil. L’important est plutôt d’accrocher le regard sans paraître vouloir l’attirer. En ajustant la lentille, on s’arrête sur un élément plus saillant et qui détonne de l’ensemble. Ça peut être des bracelets colorés aux poignets, un béret jaune, un vieux blouson de cuir, des souliers aux semelles hautes de trois pouces, un crewneck en camouflage bleu, un bob (chapeau rond et mou) avec de petits motifs de bananes ou un pantalon de couleur bourgogne plissé comme un rideau. Cette pièce maitresse peut être un morceau, un accessoire ou un bijou. Elle peut ressembler à ce que l’on trouve en plusieurs exemplaires dans un magasin « de marques », mais que l’on déniche comme un trésor au bout de recherches dans les rangées de vêtements dépareillés d’une friperie. Souvent, le reste de l’habillement est plus discret et fait de l’ensemble une création mesurée. Peut-être que ces client·e·s des friperies sont des hipsters, mais ils semblent être avant tout des designers qui se bricolent des ensembles uniques et travaillés, fruits de leurs recherches et de leur créativité.

Mis à part les jeunes femmes employées dans ces commerces, toutes dans la vingtaine, un indice donne à penser que les friperies du boulevard Saint-Laurent, bien que s’adressant aux personnes de tout âge, sont avant tout destinées aux adolescents et jeunes adultes. Dans une salle où l’on peut s’asseoir, un jeune couple mange à une table en dessous d’un écriteau : « Your parents don’t work here. Don’t make a mess. » Cette blague, qui incite les client·e·s s à se ramasser, fonctionne si l’on habite à la maison familiale et que l’on n’est pas encore un adulte émancipé de ses parents. Par les mots que ces friperies utilisent, on devine ainsi aisément le groupe d’âge de leur clientèle habituelle.

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Sur la portion du Plateau Mont-Royal de la Main, une seule friperie détone du lot. Elle se nomme « Maison des modes Michel ». Cette friperie aussi fait une sélection des vêtements de seconde main qu’elle revend par la suite. Elle se trouve dans le même environnement urbain que les autres friperies « vintage » ou « arty ». En rentrant, je remarque qu’on y vend uniquement des vêtements pour femmes et que l’intérieur est décoré comme un entrepôt. Je demande au monsieur derrière le comptoir des caisses s’il y a des morceaux pour hommes. Il me pointe une petite section sur le côté qu’il me présente comme étant « unisexe », avec un regard qui semblait mettre en doute ma présence dans son commerce. Alors que je me déplace vers « ma » section, j’entends une voix derrière moi : « Salut Michel ! Est-ce que tu as trouvé de nouvelles choses pour moi ? » Je me retourne et j’aperçois deux dames d’un certain âge qui viennent d’entrer dans le magasin. Michel leur répond avec un sourire et se dirige vers un support pour y prendre quelques morceaux et les leur montrer. Michel a le même âge que « sa » clientèle. Celle-ci semble avoir un service personnalisé, une relation de proximité avec Michel, qui nomme même ses clientes par leur prénom. Il se peut qu’il soit, en quelque sorte, leur « designer » et qu’il sélectionne certains morceaux spécialement selon leurs goûts. Par la devanture délavée, on devine que ce commerce a pignon sur rue depuis plusieurs années. Il attire une population de gens plus âgés qui ne se déplace sûrement pas sur de longues distances pour magasiner.

Le commerce de Michel au décor minimaliste et sa clientèle plus âgée offrent un contraste éloquent avec les autres friperies du boulevard. En effet, bien qu’indépendantes, ces friperies semblent être du même type : on y vend des vêtements rétro dans une scène qui marie art, créativité et nostalgie. Ces ateliers se partagent aussi une clientèle : de jeunes « designers » qui peut-être, apprécient la nature artistique du boulevard Saint-Laurent. À bien y penser, sous les murales qui dessinent le paysage de la Main, ces friperies « arty » se fondent bien dans leur écosystème.