Démocratie et paix en Colombie

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Démocratie et paix en Colombie
Analyses
| par La Rédaction |

Par Alfonso Insuasty[1] Yani Vallejo[2]

Traduction d’Alexandre Dubé-Belzile

Cet article a été publié par nos partenaires de Colombie, la revue Kalivando. 

Tout au long de son histoire, la Colombie a été gouvernée selon un modèle de gouvernance qui satisfait aux intérêts de la minorité au pouvoir, prête à mettre le pays à feu et à sang pour le garder entre ses mains. Parallèlement, il existe des soulèvements populaires qui réclament sans relâche des droits, le respect de leurs modes et leurs projets de vie sur le territoire. L’histoire de la Colombie est celle d’une minorité qui a la tête dans le sable et qui s’impose par la force. C’est aussi le récit d’une classe sociale privilégiée qui profite de la misère et de l’exploitation de larges couches de la population. Des accords existent entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux pour empêcher les paysan·ne·s d’accéder à la terre, aux possibilités d’avancement et à une participation politique effective. Les conséquences sont, d’une part, une accumulation de privilèges, de terres et de possibilités dans les mains de quelques-uns et, d’autre part, la configuration d’une démocratie bancale, endettée, une démocratie capturée[3].

Cette réalité a donné lieu à des conflits et des guerres qui perdurent, pour le droit à la terre, le droit d’exister comme peuple, comme parties prenantes ayant droit au pouvoir, et maintenant, avec une énergie renouvelée, pour la défense du territoire, des fleuves, des forêts et de la vie. En Colombie, le refus de laisser les mouvements d’opposition accéder au pouvoir a engendré une situation sans issue. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire du pays soit jalonnée d’accords non respectés. Elle est entachée par un génocide permanent, physique, épistémique, symbolique et par une lutte sans relâche pour sa sauvegarde. Il s’agit d’un aspect de l’histoire qui tend à être nié.

Nous avons subi une participation simulée et fictive, un grand mirage. Des espaces d’expressions ont été créés pour diminuer les tensions sociales, mais plus le temps passe et moins les choses changent : les promesses oubliées par le pouvoir se transmettent de génération en génération. Les avancées mineures sont systématiquement dues aux luttes populaires constantes. À titre d’exemple, le pouvoir n’a jamais donné suite aux promesses de la Constitution de 1991. En effet, 31 ans plus tard, le pays traîne de la patte derrière les objectifs fixés par cette dernière. Nous sommes l’un des pays les plus inégaux, avec une pauvreté et une misère généralisée. Le peuple est exclu et le territoire se trouve toujours aujourd’hui entre quelques mains fortunées. Une minorité accumule une richesse extraordinaire, comme le montre Luis Jorge Garay dans son livre le plus récent sur les dynamiques des inégalités en Colombie[4]. Dans ce contexte, il sera très difficile d’apporter des changements fondamentaux et la voie qui mène vers la paix est particulièrement complexe.

Les promesses jamais tenues

Malgré le récent accord de paix, historique, signé entre les FARC-EP et l’État colombien (2016), les mêmes dynamiques perdurent. D’une part, sept ans après la signature de l’accord, la pleine mise en œuvre de ses principes fondamentaux reste à faire, comme en font état les rapports de l’Institut Kroc[5], chargé d’effectuer le suivi. Le seul point mis en œuvre est le dépôt des armes et la participation des commandant·e·s de la guérilla au Congrès de la République (Congreso de la República)[6]. La mise en œuvre des autres points se bute à des obstacles de taille, en particulier le premier point, qui concerne la réforme de la gestion des régions rurales. Parallèlement, sous le gouvernement Duque (2018-2022), le conflit et la violence armée se sont intensifiés et des scandales de corruption relatifs à l’argent destiné à la mise en œuvre de l’accord ont éclaté[7]. Ces échecs ont justement entraîné l’émergence de plusieurs groupes armés qui contrôlent maintenant les régions où l’État n’était pas présent.

De son côté, le gouvernement de Gustavo Petro (2022- ), qui s’est lui-même désigné comme gouvernement du changement, a proposé une stratégie appelée Paix totale (Paz Total). Elle vise l’abandon total de la violence politique et le retour sur les accords non respectés, et ce, afin d’améliorer les conditions de vie des communautés dans les territoires touchés par la négligence et la violence de l’État, à élargir la participation politique pour que le peuple puisse définir son présent et son avenir. Cela implique donc, d’une part, de respecter la Constitution de 1991 et, d’autre part, d’élargir et d’approfondir l’exercice de la démocratie.

La Loi 2272 de 2022 a été adoptée à cette fin. Elle vise une extension de la loi sur l’ordre public (Loi 418/97) en y apportant des modifications. Le gouvernement de Gustavo Petro, reprenant les instruments juridiques du passé et se dotant de nouveaux instruments, cherche donc à relever plusieurs défis majeurs :

1) respecter l’accord de paix signé avec les FARC-EP;

2) faire avancer, dans une logique de dialogue, les processus de négociation avec les groupes insurgés tels que l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional — ELN);

3) discuter de la question de savoir si certains des groupes dissidents des FARC-EP pourraient être reconnus comme insurgés.

Pour l’instant, tout indique que les groupes dissidents connus sous les noms d’État major central (Estado Mayor Central (EMC) et la Nouvelle Marquetalia (Nueva Marquetalia NM), seraient effectivement insurgés. La Loi permet des dialogues sociojuridiques avec les groupes qu’elle désigne comme « criminalité aux répercussions importantes », des groupes hérités du paramilitarisme et du crime organisé, qui sont plus étroitement liés au trafic de drogue et à d’autres activités illégales, afin de rechercher des voies de réconciliation et d'obtenir des avantages juridiques et des accords protégeant leurs biens et l’argent obtenus grâce à leurs activités criminelles[8].

Il s’agit d’une entreprise de grande envergure. Aujourd’hui, environ sept processus de paix sont en cours dans tout le pays. Par exemple, dans le port de Buenaventura, sur la côte pacifique, un processus est mené entre des groupes illégaux de trafic de drogue et des groupes de la Sierra Nevada de Santa Marta. C’est la même chose à Medellín avec les groupes paramilitaires,  dont les activités criminelles entraînent des répercussions importantes, comme le groupe paramilitaire Clan del Golfo, et les groupes Farc dissidents susmentionnés, qui prennent de l’importance et qui s’autonomisent. Or, un seul processus a récemment connu des avancées significatives : les négociations entre l’ELN et le gouvernement national. À cet égard, le président Gustavo Petro a affirmé :

« Il y aura des gens qui négocieront avec le gouvernement des options pour mettre fin à une guerre insurrectionnelle de plusieurs décennies, qui doit se terminer définitivement sans échos pour que la société colombienne puisse être le vrai maître du pays, le vrai maître des destinées de la Colombie. Il s’agit la démocratie réelle et pacifique dont nous avons besoin dans ce pays. La loi est donc signée ». Il a également précisé que « c’est maintenant à notre commissaire à la paix, Danilo Rueda, de mettre en œuvre une grande partie de cette réglementation. »[9]

L’ELN et la demande de participation

L’idée de centrer les négociations sur la participation populaire n’est pas nouvelle. Elle a marqué le discours de paix et les propositions de l’Armée de libération nationale (ELN) tout au long de l’histoire. Selon les termes de son commandant en chef, Antonio García :

La proposition initiale de l’ELN portait sur la construction d’une voie de sortie de la crise en comptant sur la participation active de la société. Cette proposition est née dans un camp de guérilla au sud de Bolívar au début de février 1996 et a été appelée Convention nationale, puis elle a été discutée dans d’autres camps. Le contenu de la proposition a ainsi été enrichi pour devenir la proposition collective de l’ELN[10].

Déjà lors des pourparlers, le point crucial ou le mot le plus souvent répété était « participation », et ce, jusque dans les dialogues de la fin des années 90, y compris au Venezuela et à Cuba, où l’idée d’impliquer la société dans les discussions sur la paix a commencé avec des réunions organisées par secteurs d’activité. Les dialogues de Puerta del Cielo et de Mayence méritent d’être mentionnés. L’idée a mûri pour devenir ce que l’on a appelé l’Accord national, puis le Dialogue national, chacun ayant pour objectif de construire un large consensus social pour contribuer à la transformation de la société. Sous le gouvernement d’Álvaro Uribe (2002-20010), la guérilla a également organisé des dialogues exploratoires et, dans plusieurs réunions, la participation des divers secteurs de la société a été à nouveau au centre des discussions : entrepreneur·e·s, syndicats, étudiant·e·s, paysan·ne·s, peuples autochtones, et bien d’autres ont pu s’exprimer dans la Casa de Paz, qui a rendu ces échanges possibles en toute sécurité.

En 2014, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2020-2018), une nouvelle tentative de négociation entre les mouvements insurrectionnels et l’État a été lancée, avec pour mot d’ordre, encore une fois, la participation. En effet, l’ordre du jour des négociations, convenu d’avance, contenait six points, dont trois sont dédiés à la participation effective de la société :

1. la participation de la société à la construction de la paix;

2. la démocratie pour la paix;

3. la transformation de la paix.

À l’arrivée au gouvernement d’Iván Duque (2018 - 2022), le processus a été confronté à des obstacles et des surprises, à tel point qu’il est suspendu (2019). Qui plus est, au-delà de ce qui a été convenu, dans une attitude hostile et vindicative, le gouvernement a empêché la mise en œuvre des protocoles de retour de la délégation de paix à Cuba et a renouvelé les mandats d’arrêt à l’encontre de dix négociateur·trice·s. Le processus a depuis repris sous le gouvernement de Gustavo Petro, dans le cadre de la Paix totale.

Les limites qui menaient auparavant le processus avec les FARC ont été dépassées. La maxime « rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu » semble prévaloir, ce qui facilite l’élaboration d’accords, ainsi que leur respect et leur mise en œuvre. En outre, il est possible de construire une vision commune de la paix, quelque chose de nouveau et d’inédit qui facilite la compréhension entre les parties[11]. Les avancées réalisées auparavant ont été maintenues et les négociations se poursuivent, avec l’accent mis sur l’élargissement de la participation. Ainsi, l’accord 9 est conclu, précisant le mécanisme à suivre pour assurer la participation effective de la société :

Un Comité national de participation (CNP) est nommé, composé de 30 organisations sociales, qui délèguent des membres pour un total de 81 personnes issues des mouvements sociaux et des diverses régions[12].

Le CPN a pour fonction ou objectif d’entamer un processus participatif afin d’établir une méthodologie de participation qui devrait être rendue publique en février 2024. Ce sera le point de départ d’un grand processus national de participation qui se déroulera de février 2024 à mai 2025. Ce processus se conclura par la consolidation d’un Grand Accord national, un document qui rassemble les positions, les besoins, les voies d’action et de transformation du pays, afin d’approfondir les changements structurels historiques dont la société a besoin pour penser à une paix concrète, avec des changements fondamentaux.

Une fois que ce processus vers un Grand Accord national aura été conclu, les parties reprendront ce document fondamental pour avancer sur les trois derniers points prévus pour les négociations :

4. les victimes;

5. fin du conflit armé;

6. le plan général de mise en œuvre des accords entre le gouvernement national et l’ELN.

Parallèlement au processus de participation, des mesures humanitaires seront mises en œuvre dans les territoires affectés par un conflit armé intense qui perdure. À cet égard, un cessez-le-feu national bilatéral temporaire a également été conclu. Ce dernier devrait permettre une amélioration de la situation et pourra être prolongé dans le temps, le cas échéant. Les obstacles seront nombreux, qu’ils soient logistiques, liés au manque de ressources, politiques et idéologiques, ou des difficultés vécues par les grands médias. Un autre obstacle majeur est la montée du paramilitarisme, qui vise l’extermination des mouvements sociaux en association avec des secteurs puissants du pays. Les défis seront nombreux, y compris les contraintes pédagogiques, méthodologiques et temporelles pour la systématisation de l’essentiel des informations qui en résulteront. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un événement historique qui pourrait établir un système de participation populaire autonome, une sorte de congrès populaire qui permettrait d’articuler les luttes sociales et politiques, de favoriser le changement et de le défendre lorsque les conditions le justifient.

CRÉDIT PHOTO: Canva

[1] Professeur de recherche à l’université de San Buenaventura, membre du réseau interuniversitaire pour la paix et du groupe autonome Kavilando.

[2] Avocat, titulaire d’une maîtrise en droit de la procédure pénale, défenseur public et chercheur Grupo Autónomo Kavilando.

[3] Raúl Zibechi, Yani Vallejo Duque, Alfonso Insuasty Rodriguez, Andrés Felipe Martínez Ángel, Edison Eduardo Villa Holguin & Jairo Montoya, Colombia: Entre la rebeldía y la esperanza. Reflexiones en torno a la Movilización Social 28 avril 2021. Medellín: Kavilando.

[4] Luís Jorge Garay & Jorge Enrique. Dinámica de la desigualdad en Colombia, 2018. Bogotá : DesdeAbajo.

[6] Organe législatif de l’État colombien, composé du Sénat et de la Chambre des représentant·e·s.

[7] Infobae, « Escándalo por corrupción en recursos para la paz: misión de la ONU pide investigar las denuncias », 14 juillet 2022. Récupéré sur : https://www.infobae.com/america/colombia/2022/07/14/escandalo-por-corrupcion-en-recursos-para-la-paz-mision-de-la-onu-pide-investigar-las-denuncias/ (12 novembre 2023)

[8] KienyKe, « Petro celebra investigaciones sobre el ‘entrampamiento a la paz y a la JEP », 27 juin 2022. Récupéré sur : https://www.kienyke.com/politica/entrampamiento-la-paz-gustavo-petro-celebra-comision-de-investigacion-de-la-onu (12 novembre 2023)

[9] « Habrá personas que negociarán con el gobierno las opciones de acabar con una guerra insurgente desde hace muchas décadas, que debe terminar definitivamente sin ecos para que la sociedad colombiana sea la verdadera dueña del país, la verdadera dueña de los destinos de Colombia, la democracia real y pacífica que necesitamos en este país. Así que queda firmada la ley”. Así mismo, aclaró que “ahora le corresponde a nuestro Comisionado de Paz, Danilo Rueda, implementar buena parte de esta reglamentación. » Source : Ámbito Jurídico, « Conozca el texto de la Ley de Paz Total», 8 novembre 2022. Récupéré sur : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general/conozca-el-texto-de-la-ley-de-paz-total (12 novembre 2023)

[10] « La propuesta inicial del ELN referida a la construcción de un camino para abordar las crisis de una sociedad, contando con la participación activa de la sociedad nació en un campamento guerrillero en el sur de Bolívar a principios de febrero de 1996 y se llamó Convención Nacional, luego viajó a otros campamentos y se fue llenando de contenidos en la medida que fue siendo una propuesta colectiva en el seno del ELN ». Source:  Andrés Garcia, « Participacion de la Sociedad ». Telegraph, 31 juillet 2023. Récupéré sur : https://t.me/c/1864710398/216  (12 novembre 2023)

[11] Mesa de negociación y paz. Gobierno de Colombia y ELN. (10 de marzo de 2023). « ELN y Gobierno acuerdan nueva agenda de diálogos para la Paz. Acuerdo de México », 10 mars 2023. Récupéré sur : https://kavilando.org/lineas-kavilando/conflicto-social-y-paz/9469-eln-y-gobierno-acuerdan-nueva-agenda-de-dialogos-para-la-paz-acuerdo-de-mexico (12 novembre 2023)

[12] « Se nombra un Comité Nacional de la Participación (CNP) compuesto por 30 organizaciones sociales, quienes delegan integrantes para un total de 81 personas de procesos y sectores.» Ibid.

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