De la tyrannie des buzzwords

Société
De la tyrannie des buzzwords
Feuilletons
| par Benjamin Shaer |

La langue d’un peuple donne son vocabulaire, et son vocabulaire est une bible assez fidèle de toutes les connaissances de ce peuple ; sur la seule comparaison du vocabulaire d’une nation en différents temps, on se formerait une idée de ses progrès […]

Diderot, Encyclopédie, cité dans Foucault,

Les mots et les choses

 

Nous sommes assis autour d’une table de conférence à surface de bois synthétique, au milieu d’une salle de réunion sans fenêtres. C’est une salle située dans les entrailles du bâtiment dans lequel je travaille, quelques étages au-dessus de mon open space. Cette salle sans oxygène est, du moins c’est ce que je pense, trop exigüe pour une réunion comme celle à laquelle j’assiste avec plus de douze personnes ; elle est d’ailleurs trop sombre pour percevoir avec clarté qui ou quoi que ce soit.

Ma gestionnaire parle. Elle présente un « plan d’action » vers une approche nouvelle, bien plus audacieuse que celle qui l’a précédée, du programme quinquennal que notre division lancera d’ici quelques mois. Avec sa forte voix, il est difficile de ne pas entendre chaque mot qu’elle prononce, même pour quelqu’un dur d’oreille comme moi. Toutefois, le plan qu’elle décrit, qui souligne « la bonne gouvernance » et favorise l’utilisation d’approches « novatrices », « transformatives » et « axées sur les résultats », est difficile à saisir. Je pense au plan et m’interroge : « où sont les problèmes, les manières de les résoudre, sans compter le justificatif de cette approche et les délais du projet ? » À moi, linguiste de formation, les paroles de la gestionnaire rappellent – charme en moins – le fameux « colourless green ideas sleep furiously » de Chomsky, une phrase grammaticalement correcte, mais sans aucun sens.

Après la réunion, je discute du plan d’action avec la seule personne restée dans la pièce, celle qui a posé l’unique question intelligente au cours des deux dernières heures. Elle sourit et suggère de jouer au buzzword bingo à la prochaine réunion. L’idée me fait rigoler et penser à la première fois que j’ai entendu cette expression. C’était pendant une conférence dans le cadre d’un cours de psychologie, il y a maintenant plus de trente ans. Le professeur avait décrit un jeu à tableaux qu’il avait joué en classe avec ses camarades à Berkeley. Les règles du jeu étaient les mêmes que celles du bingo : lorsqu’on entend un buzzword, on le raye de son tableau, et aussitôt qu’on raye toute une ligne de buzzwords, on crie « Bingo ! ».

Cette petite « guérilla », cette manifestation d’irrévérence et d’audace, m’a semblé attirante, inspirante. Les buzzwords me semblaient n’être qu’une coquille presque vide – je les considérais comme n’étant rien d’autre que des fadaises, une source de plaisanteries – jusqu’au moment où j’ai été moi-même confronté à ces mots et aux environnements où ils prolifèrent. Depuis ce temps, j’ai compris qu’ils constituent une tyrannie, sans pouvoir légitime. Permettez-moi de développer cette idée par une brève analyse du mot « buzzword ».

***

Il convient d’abord de clarifier que je souhaite me pencher sur cet anglicisme – et non sur l’expression « mot à la mode » ou quelque chose du genre. Puisque « buzzword » apparaît en effet dans les textes en français, cela semble un choix raisonnable. En plus, le mot a une histoire particulière qui peut nous aider à déchiffrer le problème au cœur de son usage.

D’où vient cette expression ? Selon le Oxford English Dictionary, son origine et son usage principal seraient américains, compris dans le sens de « catchword or expression currently fashionable, a term used more to impress than to inform, esp. a technical or jargon term. » Comme sommaire brut de l’usage du mot, cette définition est juste, bien que dépouillée de son contexte explicatif.

Plus révélateur encore : l’expression nous vient du discours – osons le dire – désinvolte de la gestion des entreprises. C’est d’ailleurs le thème de « ‘Buzzwords’ at the ‘B School’ », un article de Hallgren et Weiss (1946) paru dans la revue American Speech. D’après les auteurs,

Students at the Graduate School of Business Administration at Harvard University use a specialized vocabulary known as « buzz words » to describe the key to any particular course or situation. To ask for the answer or solution for any given case one merely asks, « What’s the word? »

On peut soutenir que l’optimisme exprimé dans cette description – la conviction qu’on peut court-circuiter l’analyse des faits en cherchant une solution à un problème spécifique – est la clé du mystère du buzzword et, en raison de l’absurdité de l’idée même exprimée par ce mot, la cause de sa propre dévalorisation. Il n’est donc pas surprenant que quelques années après l’émergence du mot « buzzword », on trouvait des usages comme les suivants, documentés par l’Oxford English Dictionary qui ne manquait d’ailleurs pas de les ridiculiser au passage :

The possibilities of a send-up were spotted by the First National City Bank of America which gives its customers what it calls the Instant Buzzword Generator. « Technology », it says, « has created a new type of jargon that is nearly as incomprehensible as it is sophisticated ». With the card « you can generate an almost endless variety of intelligent-sounding technical terms ». (Scottish Daily Mail, 1968)

The air is thick with devalued buzz words, including « buzz words ». (Time, 1980)

L’impression qui se dégage de ces usages est qu’un buzzword n’est pas vraiment « un mot à la mode ». Au contraire, il s’agit en quelque sorte d’un « mort-vivant verbal », déjà dégradé et dévalorisé, une auto-parodie, sauf pour les personnes qui l’utilisent.

***

Revenons à la salle sans fenêtre et à l’exposé du plan de la gestionnaire accompagné par des schémas, tous en couleurs, qui contiennent des carrés, des lignes droites et des lignes incurvées, et des cercles qui se chevauchent comme dans des diagrammes de Venn, mais qui – contrairement à ceux-ci – n’ont aucune signification. En d’autres mots, un ragoût peu ragoûtant de buzzwords.

Où se trouve la tyrannie de ces mots risibles ? Sans doute pas dans le fait qu’ils remplissent l’espace de la véritable réflexion par leur vide ou qu’une solution formulée en ces termes n’offrirait aucune solution crédible. Elle se trouve plutôt dans l’inutilité de critiquer quelqu’un qui fait des déclarations construites de ces mots en invoquant leur manque de contenu. Contester des déclarations gonflées de buzzwords – et les idées fausses ou mal formulées que ceux-ci représentent – exigerait une réponse vigoureuse. Mais, et c’est là le problème, les utilisateurs habituels des buzzwords ne démontrent aucun intérêt dans ce type de réponses et les autres auditeurs, déjà affaiblis par leur soumission à l’offensive de ces mots, n’ont souvent plus de patience à les écouter. En bref, c’est une tyrannie maintenue par la crainte de toutes ses victimes qu’elles ne pourraient, en essayant de la combattre, seulement gagner qu’une victoire à la Pyrrhus.

CRÉDIT PHOTO: Flickr - France insoumise 

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