Dans les engrenages du monde, le vide au travail? Réflexions sur un phénomène social tabou

Société
Dans les engrenages du monde, le vide au travail? Réflexions sur un phénomène social tabou
Opinions
| par Rosanna Schropp |

« Je suis tellement occupé·e! » Aujourd’hui, cette phrase est devenue un lieu commun. En effet, dans un monde du travail où des concepts tels que la vélocité, la polyvalence et l’agilité sont devenus des mots à la mode, tout le monde travaille plus que jamais. Mais à quoi sommes-nous tous et toutes si occupé·e·s? Est-il possible que nous débordions tous de travail? De plus en plus d’études et d’écrits sont en train de défier le château de cartes du stress omniprésent. Leur hypothèse principale : beaucoup d’emplois, souvent très bien payés, sont remplis de tâches inutiles, peu exigeantes ou encore, inexistantes. Bullshit jobs ou pseudowork : voilà, pour ne citer que ceux-là, deux concepts qui essaient d’expliquer le phénomène dont nous ne parlons pas. Péjoratifs, ces termes suscitent des échos très forts parmi la population travaillante, qui bouillonne sous la surface. Basé sur un échange avec une Québécoise qui a vécu le vide au travail, cet article s’aventure dans les coulisses d’un phénomène social tabou.

« Jouissante paresse c’est dur de décoller… Moins on en fait, moins on en fait », chantait le groupe français Tryo en 2000. Lorsque Valentine (le nom a été changé pour préserver l’anonymat de mon interlocutrice) écoute la chanson à l’époque, elle n’est que dans sa vingtaine, mais elle comprend déjà très bien le sens de ces paroles. Le sentiment d’inutilité et le manque de force pour décoller, elle l’avait déjà vécu. Après quelques années dans un emploi bien payé et avec des conditions luxueuses pour une jeune diplômée de l’université, elle décide de mettre fin à une période de sa vie qui était, en réalité, marquée par un grand vide au travail.

Environ cinq ans plus tôt, Valentine sortait de l’université, enthousiaste et fière. Elle avait réussi à trouver un stage comme chargée de projets, puis un emploi à temps plein dans la même compagnie. Mieux encore : après un an dans un poste de remplacement de congé de maternité, l’entreprise crée un poste spécifiquement pour elle, l’une des plus jeunes employé·e·s de toute l’organisation. « Pour moi, c’était une job sur un plateau d’argent! » me raconte-t-elle. Valentine se lance dans le travail, conçoit plusieurs grands projets. Malgré leur potentiel, ils ne sont pas approuvés par les comités internes. « Je n’avais pas beaucoup de retours », admet-elle. Valentine continue, peaufine les projets, attend. L’approbation se fera bientôt, lui assure l’entreprise. Il ne se passe rien. Valentine se souvient : « Ce que je faisais, ce n’était jamais la priorité pour l’organisation. » La période d’attente se prolonge. Elle essaie de combler les heures au travail en offrant son aide à ses collègues et en faisant des recherches sur de nouvelles propositions de projets. Elle ne profite jamais de son « temps libre » pour régler des affaires privées ou pour regarder son fil de nouvelles sur Facebook. Mais au bout de quelques années, lorsqu’elle se retrouve à être principalement « la petite main » de ses collègues, Valentine perd l’intérêt pour son travail et sa motivation, puis l’espoir. Le stress, la frustration et l’incertitude l’envahissent. Elle développe un sentiment d’anxiété très prononcé, fait plusieurs crises de panique en allant au travail, des crises d’une telle intensité qu’elle doit se stationner sur le côté de la route pour s’en remettre. Cette anxiété l’accompagne jusqu’au bureau. « Vers la fin, je n’étais même plus capable de prendre le téléphone pour appeler des gens », me confie-t-elle. Lorsqu’elle n’est plus en mesure de gérer cette anxiété généralisée, un arrêt maladie, une dépression et une thérapie s’ensuivent. Le diagnostic noir sur blanc : trouble d’adaptation. Le diagnostic que la psychologue lui souffle derrière des portes fermées : bore-out, ou épuisement professionnel par l’ennui.

Sa première expérience sur le marché de travail, Valentine la décrit comme une « prison de verre ». Mentalement vidée et émotionnellement saignée à blanc, elle était condamnée à être physiquement présente, jour après jour, pour faire un travail qui n’existait pas. « C’est insidieux, raconte-t-elle, mais à un moment donné, tu ne sais plus quoi faire et tu tournes les pouces. » Plus tard, elle souffre d’angoisse. « Le matin, j’arrivais dans mon auto et j’angoissais à l’idée de ne pas savoir quoi faire, de comment j’allais m’occuper dans la journée. »

Le phénomène du vide au travail commence à attirer l’attention des médias, de la recherche et de la littérature grand public. Sous la surface, cette préoccupation grandit dans l’esprit des gens, bien qu’ils n’en parlent pas. L’observation qui guide cette réflexion, c’est qu’il y a des personnes qui font semblant d’être occupées au travail alors qu’elles s’ennuient une grande partie de leur journée. Ceci nous donne l’impression que notre société est entièrement composée de petites abeilles occupées, travailleuses et surmenées. Pourtant, les études montrent une image différente : par exemple, la plupart des sites Web semblent enregistrer leur pic de trafic le lundi de 9 h à 16 h, avec une baisse considérable les soirs et les fins de semaine[i]. Quoiqu’amusant, le message principal que convoient ces statistiques soulève une question fondamentale : comment est-ce possible? Dans un contexte économique et social où la pénurie de main-d’œuvre est un sujet dont on s’entretient sans cesse, pourquoi notre société est-elle en même temps remplie d’emplois inutiles? Et surtout, pourquoi acceptons-nous cet état des choses?

Une souffrance subtile dans les « engrenages du monde »

C’est notamment l’anthropologue américain David Graeber, avec sa « théorie » sur les bullshit jobs[ii] (« emplois à la con ») exposée dans un livre paru en 2018, et rapidement devenu un best-seller, qui donne un nom peu charmant au phénomène social qu’a vécu Valentine. Graeber avance l’idée qu’un « féodalisme managérial » et une financiarisation croissante sont les vecteurs principaux d’un système rempli d’emplois dont les employé·e·s ne voient ni le sens ni l’utilité. S’ajoute à cela l’aspect presque pervers que les bullshit jobs ne sont pas seulement sans valeur pour celles et ceux qui les occupent, mais qu’ils consistent à ne rien faire dès le départ. Une critique classique, voire usée, du capitalisme, pourrait-on dire. Pourtant, la nature subjective de cette analyse se situe au cœur des emplois à la con — Graeber le souligne à maintes reprises dans son ouvrage. Ainsi, le personnel concerné est convaincu que rien ne se passerait si l’on éliminait leur poste, et ce, malgré le fait qu’il s’agit le plus souvent d’emplois très bien payés et haut placés. À titre d’exemple, Graeber nomme les emplois en relations publiques et en marketing qui servent uniquement à créer une image favorable de l’organisation (convaincre des client·e·s d’acheter des produits dont elles et ils n’ont pas besoin, rédiger des rapports professionnels superficiels et propices, etc.) ; des emplois qui existent à cause d’une persistance de dysfonctionnements organisationnels (corriger et réparer des bogues techniques récurrents, transférer des appels ou des courriels, etc.) ; ou, de manière plus classique, les emplois qui consistent à accomplir des tâches bureaucratiques superflues nécessitant beaucoup de temps sans résultat productif (remplir des formulaires, classer des documents administratifs, etc.). Tous ces types d’emploi peuvent être occupés par des consultant·e·s, des cadres intermédiaires, des jeunes diplômé·e·s d’université, des informaticien·ne·s, des fonctionnaires — autrement dit, par des personnes occupant une position sociale bien réputée et rémunérée. Valentine trouve des mots très directs. « J’avais la job la mieux payée parmi tous mes ami·e·s, mais j’étais la moins satisfaite. » Bien que certain·e·s reprochent à Graeber de ne pas avoir de preuves scientifiques ou empiriques pour établir l’existence d’un problème social d’une ampleur aussi considérable[iii], l’écho public et les multiples témoignages qu’a déclenchés son livre indiquent qu’une partie non négligeable de la population se retrouve dans cette situation, et que Valentine ne fait probablement pas figure d’exception au Québec.

Depuis la révolution industrielle, la relation entre l’être humain et le travail — du moins dans les pays occidentaux — semble avoir été composée d’une interaction ambivalente et tendue, s’étant tranquillement déplacée de l’usine vers le bureau. Au XIXe siècle, alors que les ouvriers et ouvrières à l’usine faisaient face à des conditions de travail hostiles et inhumaines, la souffrance au travail de nos jours, notamment parmi la population croissante de « cols blancs », est plus subtile. Comme un animal timide, elle devient à peine visible sous des termes accrocheurs tels que bore-out. Au Québec, le nom officiel de ce trouble psychologique est « syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui ». Cependant, au quotidien, dans « les engrenages du monde » dont nous faisons partie, de tels grains de sable sont à éliminer à tout prix. Nous nous taisons, ou comme le philosophe Harry G. Frankfurt l’a exprimé crûment : « Même les questions les plus fondamentales et les plus préliminaires sur le bullshit restent, après tout, non seulement sans réponse, mais aussi sans question »[iv].

Le danger de ce silence, c’est qu’il peut déboucher sur le refus de percevoir ce problème et d’accepter son existence, et ultimement sur un manque de compréhension vis-à-vis des personnes concernées. C’est à cette incompréhension que Valentine était confrontée elle aussi. « Quand je disais que j’avais fait un bore-out, le monde me trouvait weird. Premièrement, les gens ne savent pas de quoi il s’agit, et ils sont comme : mais si tu t’emmerdes dans ta job, fais juste changer. Les gens ne comprennent pas le phénomène. »

Ce qui est peut-être encore plus inquiétant, c’est que ce n’était pas l’entourage proche de Valentine qui ignorait le plus ses problèmes, mais son entreprise. « J’étais jusqu’au RH, me dit Valentine, pour savoir si la compagnie ne me trouvait pas assez bonne pour le poste. » Tandis qu’elle s’ennuyait, les postes de ses collègues étaient « bien circonscrits ». La réponse du département était que la situation était « circonstancielle » et qu’ils étaient satisfaits de son travail. « Il n’y avait jamais de solution concrète. Ils me disaient tout le temps : “Il faut que tu sois patiente, ça va finir par débloquer”. Ils ne voulaient pas que je les quitte. » Valentine essaie alors de faire appel au programme interne d’aide aux employé·e·s. Après des démarches très compliquées, les premières expériences furent décevantes : une psychologue conseille Valentine « d’amener son tricot » et d’arroser les fleurs. Pendant son arrêt maladie de trois ou quatre mois, l’entreprise prolongeait son mutisme. « Personne ne m’a contacté ou quoi que ce soit », se souvient Valentine. Après son retour progressif au travail, ses supérieur·e·s ont établi un plan de match avec des objectifs professionnels concrets, sans qu’il y ait eu plus de travail. « Ce n’était pas la panacée. »

Cette sorte de comportement, l’incapacité dans les organisations de se questionner sur leurs façons de faire, a été nommée « stupidité fonctionnelle » par le chercheur suédois Mats Alvesson[v]. Essentiellement, cette stupidité contribue, elle aussi, à faire tourner la grande machine. David Graeber y ajoute une autre nuance. Selon lui, le refoulement de la perversion de certains aspects de notre vie professionnelle, comme l’hyperoccupation prétendument simulée, découle du fait que notre rapport avec le travail comporte un élément sadomasochiste, symptôme d’une société en abondance : pour pouvoir profiter de notre vie luxueuse, il faut d’abord souffrir, comme si les deux états se neutralisaient mutuellement. Au bout du compte, il s’agit donc d’un jeu à somme nulle. Mais s’il est vrai que la souffrance est inconditionnellement associée au travail, pourquoi ne sommes-nous pas capables d’enfreindre cette loi?

En proie à des fausses rationalités

Pseudowork (« pseudotravail »). Dans un ouvrage éponyme[vi], tel est le nom que Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen ont donné au phénomène tabou auquel nous faisons face. Selon ces chercheurs danois, la raison ultime pour laquelle nous maintenons l’illusion d’une vie professionnelle très occupée, c’est que notre conception du travail est basée sur de fausses rationalités.

L’une de ces fausses rationalités est étroitement associée à l’idée que le travail est uniquement quantifiable en termes de temps : plus l’on travaille, plus l’on est productif. Selon cette logique, une personne qui passe beaucoup d’heures au travail doit forcément être efficace et assidue. Pourtant, dans un emploi dit de « col blanc », la corrélation positive entre le niveau de productivité et les heures travaillées disparaît[vii]. Pour celles et ceux qui n’ont pas assez de tâches stimulantes pour remplir leur journée, c’est souvent l’effet inverse qui se produit : chaque tâche à faire est étalée tout au long de la journée. Baptisé la loi de Parkinson, ce phénomène consiste en un «  travail [qui] s’étale de façon à occuper le temps disponible pour son achèvement »[viii].

L’idée que le vide au travail doit avoir de la valeur — car quelqu’un est prêt à nous payer pour que nous ne fassions rien — appartient à ces raisonnements erronés. À cela s’ajoute la croyance selon laquelle le temps passé au travail ne nous appartient pas et que nous ne pouvons donc admettre que nous passons ce temps à nous ennuyer[ix]. Les heures de travail deviennent alors synonymes de surveillance et de contrôle, comme le témoigne Valentine :

J’avais un collègue qui voyait que je ne faisais pas grand-chose. C’est comme si j’étais démasquée. J’avais l’impression que tout le monde savait que je ne faisais presque rien. Mais j’étais payée super cher pour ne pas faire grand-chose, puis là, tu ne te sens pas valorisée. Ce n’est pas ta faute que tu n’aies presque rien à faire, mais en même temps, tout le monde est comme : « Coudonc, elle ne crisse rien ».

Finalement, la conviction que le travail porte le sens de la vie, que Hervé Laroche qualifie d’« envahissante grandiloquence »[x], contribue également à nourrir ce problème. C’est ainsi que nous associons notre valeur en tant qu’être humain à notre capacité à nous rendre indispensable sur le plan professionnel. Le pseudotravail a toujours besoin d’un public[xi] : le dévouement simulé se traduit par une hausse de la réputation sociale.

La paresse et l’ennui : des jumeaux?

Toutes les fausses rationalités qui font partie de l’image qu’on se fait du monde de travail amènent à une grande confusion morale[xii] et à un sentiment de honte. Les personnes qui se retrouvent dans une telle situation sont tiraillées entre l’impulsion qu’elles ont d’admettre leur souffrance réelle et le désir d’adhérer à des mécanismes socialement établis. Valentine connaît bien ce sentiment qui l’a déboussolée moralement. Elle raconte :

Dans ma tête, c’était une cassette qui tournait tout le temps. C’était tout le temps les mêmes questionnements. Je me demandais : qu’est-ce que les gens vont penser de moi? Même moi, mon propre jugement par rapport à moi, je me demandais pourquoi je ne bougeais pas… Je me jugeais de rester dans cet état-là. On dirait que j’étais comme paralysée […] alors que la situation n’était pas compliquée : tu bouges. Aujourd’hui, je dis : « bouge, trouve-toi autre chose ». C’était comme si je savais quoi faire, mais que je ne le faisais pas. Alors je m’autojugeais aussi par rapport à ça.

Ce dilemme a accompagné Valentine pendant des années. Il montre que le pseudotravail a une incidence sur l’image que l’on projette de soi-même et le sentiment d’intégrité qu’on nourrit dans notre vie, tant sociale que professionnelle[xiii]. En effet, les fausses rationalités ne sont pas seulement inquiétantes en termes de coûts économiques, la logique voulant que des salarié·e·s soient rémunéré·e·s en dépit du temps considérable qu’ils et elles passent à ne rien faire ne paraît que possible dans des économies où la prospérité a atteint un niveau excessif. Comme le montre le cas de Valentine, le bore-out affecte également la santé mentale, selon le « degré de prostitution »[xiv] que l’on est prêt·e à supporter au travail. Terme provocateur, le degré de prostitution fait allusion à la caractéristique du pseudotravail selon laquelle l’employé·e se retrouve dans un état de souffrance silencieuse et d’épuisement paradoxal. Valentine finissait par atteindre un point où « l’ennui tue toute envie »[xv].

Je n’étais pas triste, juste vide. Il n’y avait plus rien qui m’allumait. J’avais quasiment l’impression d’être morte à l’intérieur. Je me sentais vraiment physiquement fatiguée, tout me paraissait comme une méga montagne. Chez nous, j’avais juste le goût de dormir tout le temps.

Les symptômes les plus fréquents d’un bore-out sont très similaires à ceux d’un burnout : anxiété, dépression, fatigue chronique. Il y a donc un grain de vérité dans la métaphore employée dans une baladodiffusion allemande qui décrit l’ennui comme « la plus petite sœur de la mort »[xvi]. Pour être précis, il faudrait distinguer l’ennui volontaire (procrastination) de l’ennui imposé (temps mort)[xvii]. Mais dans un environnement où l’ennui est omniprésent, les frontières entre les deux deviennent facilement floues. Valentine peut en témoigner. « Quand il arrive que tu aies quelque chose à faire, tu finis par procrastiner à le faire. Moins tu en fais, moins tu en fais, et moins tu as le goût d’en faire. Ça t’amène à devenir un peu paresseux puis à être confortable dans ton inconfort. »

La procrastination ou la paresse ne sont donc pas des synonymes d’ennui, mais plutôt la conséquence inévitable de celui-ci. Si le vide au travail est tabou, c’est sans doute parce qu’il est associé à la paresse, et la paresse est socialement proscrite. Valentine le confirme : « J’avais peur que les gens pensent que je n’étais pas bonne, que je ne faisais pas mon travail correctement ou que j’étais une paresseuse. » C’est ce qui explique l’idée étrange voulant que, pour préserver son prestige social, il vaille mieux chercher à camoufler l’ennui que l’on ressent au travail, plutôt que de se faire reprocher que l’on est trop paresseuse ou paresseux pour travailler. Comme distraction, on préfère reprocher aux autres de s’ennuyer et d’être paresseuses et paresseux, en proie à une sorte de mécanisme de « défense morale »[xviii].

Sortir du vide avec des cicatrices

Ces dilemmes aident certainement à comprendre pourquoi Valentine et tant d’autres personnes supportent d’être enfermées dans cette prison de verre pendant plusieurs années, jusqu’à ce que le tourbillon du vide les avale. En plus des fausses rationalités et de la confusion morale qui résultent du bore-out, l’incertitude qui entoure les initiatives visant à changer d’emploi fait hésiter des personnes telles que Valentine à amener des changements dans leur situation de vie :

 J’avais un super bon salaire […], de la sécurité financière. Tu es jeune aussi, et ce sont toutes de premières expériences. Je savais qu’en me cherchant une autre job, je n’allais pas trouver les mêmes conditions et ça me faisait peur. En plus, j’avais mon estime de moi qui était complètement à plat. Alors le fait d’envisager de chercher une autre job, pour moi, c’était comme une montagne.

Après cinq ans passés dans les abîmes du vide, Valentine a finalement trouvé une porte de sortie. Elle a saisi l’occasion de quitter l’entreprise en joignant l’équipe d’une personne qui avait reconnu sa souffrance comme étant valide. La décision fut libératrice, et elle regrette de ne pas l’avoir prise plus tôt. Mais la prise de conscience était « un processus », dit-elle aujourd’hui. « Ça a pris du temps à me rendre compte que ma job n’avait pas vraiment d’utilité. » Ironie du sort : une semaine après sa démission, son projet le plus important a été approuvé.

Qu’est-ce que Valentine a appris de son expérience de vide au travail? « Ça m’a montré à quel point j’étais capable de me faire souffrir pour quelque chose qui n’était pas vraiment important. Je pense que cette expérience-là m’a apporté une forme de sensibilité, puis une conception de ce que ça devrait être, le travail. » Dans son poste actuel, elle peut enfin libérer l’énergie qu’elle a toujours voulu investir dans son emploi. Cependant, elle souligne qu’elle doit désormais vivre avec le stigmate d’avoir été en proie à un trouble d’adaptation. Sous la surface, le bore-out demeure un phénomène social tabou et il resterait encore un grand nombre de questions à soulever pour mieux comprendre pourquoi autant de gens acceptent de se laisser souffrir sans rien dire. Mais pour cela, il faut tout d’abord faire émerger ces questions. On pourrait composer une chanson sur ce thème, comme l’a fait Tryo. Autrement, il suffirait de prendre la parole, comme l’a fait Valentine, pour briser les tabous.  

CRÉDIT PHOTO: tangi bertin/flickr

[i] Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen, Pseudowork : How we ended up being busy doing nothing, Copenhague : Gyldendal Business, 2021.

[ii] David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory, Londres : Allen Lane, 2018.

[iii] Magdalena Soffia, Alex J. Wood, Brendan Burchell, « Alienation Is Not ‘Bullshit’: An Empirical Critique of Graeber’s Theory of BS Jobs », Work, Employment and Society, 2021 : 1-15. doi.org/10.1177/09500170211015067.

[iv] Harry G. Frankfurt, On Bullshit, New Jersey : Princeton University Press, 2005.

[v] Mats Alvesson, André Spicer, « A Stupidity-Based Theory on Organizations », Journal of Management Studies, vol. 49, no 7, 2012 : 1194-1120. doi: 10.1111/j.1467-6486.2012.01072.x.

[vi] Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen, Pseudowork : How we ended up being busy doing nothing, Copenhague : Gyldendal Business, 2021.

[vii] ibid.

[viii] Fabrice Mazoir, « Loi de Parkinson : quand le travail s’étire à l’infini », 9 juillet 2014, www.helloworkplace.fr/loi-parkinson/.

[ix] David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory, Londres : Allen Lane, 2018.

[x] Hervé Laroche, « Jobs à la con : l’ennui, le sens et la grandiloquence », 2 mai 2016, theconversation.com/jobs-a-la-con-lennui-le-sens-et-la-grandiloquence-58382.

[xi] Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen, Pseudowork : How we ended up being busy doing nothing, Copenhague : Gyldendal Business, 2021.

[xii] David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory, Londres : Allen Lane, 2018.

[xiii] Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen, Pseudowork : How we ended up being busy doing nothing, Copenhague : Gyldendal Business, 2021.

[xiv] Mats Alvesson, propos recueillis dans Dennis Nørmark et Anders Fogh Jensen, Pseudowork : How we ended up being busy doing nothing, Copenhague : Gyldendal Business, 2021.

[xv] David Desjardins, « Pourquoi travailler? », LActualité, 8 mai 2019. lactualite.com/societe/pourquoi-travailler/.

[xvi] Julius Stucke, « Die kleinste Schwester des Todes », diffusé par Deutschlandfunk, le 2 juillet 2019. www.deutschlandfunkkultur.de/langeweile-die-kleinste-schwester-des-todes....

[xvii] Michael Blanding, « American Idle: Workers Spend Too Much Time Waiting for Something to Do », Harvard Business School: Working Knowledge, 31 janvier 2018. hbswk.hbs.edu/item/american-idle-employees-are-wasting-way-too-much-time.

[xviii] Adam Philips, « The Joy of Boredom », The New York Times, 18 décembre 1994. www.nytimes.com/1994/12/18/books/the-joy-of-boredom.html.

 

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