Cryptomonnaies, promesses et inquiétudes

Kevin Dooley, Flickr.
Économie
Cryptomonnaies, promesses et inquiétudes
| par Adèle Surprenant |

 

Grâce au faible coût de l’électricité et aux températures froides, le Québec est un endroit de choix pour accueillir les puissants serveurs nécessaires au bon fonctionnement de bitcoin, ethereum, ripple et autres monnaies numériques. Alors que les cryptomonnaies ont d’abord été conçues pour court-circuiter les banques, les acteurs de la finance traditionnelle leur font aujourd’hui de l’œil. 

Entre deux quarts de travail, Victor Chevalier a rencontré L’Esprit libre dans une brasserie branchée du Plateau Mont-Royal. À seulement 26 ans, le Montréalais d’origine française se prépare à la retraite : après avoir complété un diplôme en génie mécanique à l’École de technologie supérieure (ETS), il multiplie les emplois dans le but d’atteindre l’autonomie financière avant de souffler sa 30e bougie. Mais il n’y a pas que son salaire qui remplit ses coffres. 

Victor fait partie des millions d’utilisateurs et d’utilisatrices ayant fait la transition de la finance traditionnelle vers les cryptomonnaies, dont la célèbre Bitcoin, créée en 2009 par Satoshi Nakamoto. « J’ai trouvé dans les cryptomonnaies un moyen de faire travailler l’argent pour moi », raconte Victor, qui a commencé à investir il y a environ trois ans, encouragé par la « bulle Bitcoin » durant laquelle la valeur de cette monnaie numérique a atteint près de 20 000 dollars canadiens l’unité1

Celui qui a commencé à «trader » avec des sommes variant entre 10 et 100 dollars canadiens peut désormais passer de six à huit heures par jour sur les différentes plateformes de transactions, sur lesquelles s’échangent plus de 6 500 cryptomonnaies actuellement en circulation2. Mais au-delà de son profit personnel, Victor investit aussi dans un projet de société : celui de la finance décentralisée. 

Projet ou utopie? 

La cryptomonnaie est une sorte de monnaie numérique, mise en circulation sur les chaînes de blocs (« blockchains » en anglais), c’est-à-dire « [des] base[s] de données, où les transactions sont validées et stockées de manière sûre3 », sans instance centrale pour assurer la validation des transactions et la maintenance de la chaîne. Le bon fonctionnement du système des cryptomonnaies est donc pris en charge par les ordinateurs des utilisateurs et utilisatrices, sans intermédiaires, ce qui serait équivalent à priver les banques de leur rôle dans une transaction financière traditionnelle. 

La technologie de la chaîne de blocs permet aux échanges de capitaux de se faire à moindre coût, plus rapidement, de manière plus sécuritaire et en tout anonymat4. Les transactions ne peuvent donc être retracées par les appareils de surveillance étatique, et c’est le code lui-même qui fait autorité, entamant la privatisation et la décentralisation de la finance en brisant le monopole étatique sur la création et la réglementation de la monnaie5.

Un monopole qui n’a pas toujours existé, puisque les banques centrales n’ont vu le jour qu’au XIXe siècle, après une série de crises financières6

C’est l’économiste libéral Friedrich Hayek qui, dans les années 1970, popularise l’idée d’un marché monétaire sans contrôle étatique, partant du principe que « les principales entraves à la concurrence proviennent de l’État et de ses réglementations7 ». Or, la concurrence est essentielle au libre-marché dans un système capitaliste globalisé, tel que souhaite le maintenir Hayek et ses collègues de l’école autrichienne. Pour les libéraux, l’inflation est également à éviter : la perte de pouvoir d’achat et l’augmentation des prix qu’elle entraîne découlent, selon eux, d’une émission monétaire trop importante8. Le bon fonctionnement du marché implique donc une monnaie au volume limité... comme dans le cas des cryptomonnaies, dont la valeur découle justement de leur rareté. 

À l’avant-garde du mouvement, le bitcoin naît juste après la crise des prêts à haut risque de 2008-2009, et « s’affiche clairement comme une alternative au capitalisme contemporain, dont la dynamique est portée par une collusion Banques-Gouvernements9 ». Il ne s’agit donc pas de dépasser le capitalisme, mais de le reconfigurer, en « démocratisant » la finance et en restituant le contrôle de la monnaie, considérée comme un « bien commun », aux individus10.

La cryptomonnaie est « une manne alimentée par la méfiance du consommateur [ou de la consommatrice] à l’égard du système financier11 », appétissante pour les startups de la Silicon Valley comme pour certain·e·s gauchistes et anticapitalistes. Elle rappelle d’ailleurs à l’historien Edward Castelton le Freigeld (« argent libre » en allemand) du négociant socialiste Silvio Gesell qui, au début du XXe siècle, crée une monnaie déflationniste dans le but de faire « baisser les taux d’intérêt et, par conséquent, les revenus des détenteurs [et détentrices] de capitaux12 ». Cela a pour effet de limiter la thésaurisation, c’est-à-dire l’accumulation de capital qui ne soit pas utilisé à des fins de placement ou de circulation, et de freiner la concentration des richesses. Le Freigeld sort de la circulation après la Grande Dépression, les banques centrales craignant sa popularité croissante, de l’Europe jusqu’aux États-Unis13.

À l’image de « l’argent libre », les monnaies numériques permettent théoriquement à leurs instigateurs et instigatrices de leur attribuer toutes les caractéristiques qu’iels souhaitent et d’avoir prise sur le marché. En pratique, les cryptomonnaies semblent pourtant aussi loin des ambitions de Gesell que de celles d’Hayek. 

La réalité du numérique

Une étude de Cornestone Advisers révèle que 15 % des Américain·e·s possèdent de la cryptomonnaie, dont plus de la moitié l’ont acquise au cours des six premiers mois de 202014. Les transactions de cryptomonnaies ont d’ailleurs connu une hausse importante à compter de février, soit dès le début de la pandémie de COVID-1915

« Les cryptomonnaies demeurent tout de même un phénomène relativement marginal », d’après le chercheur et professeur à la Toulouse School of Economics (TSE) Matthieu Bouvard. Un phénomène qui a tout de même retenu l’attention du Fonds monétaire international (FMI) qui, dans une vidéo mise en ligne sur Twitter, vantait les mérites des cryptomonnaies et concédait même qu’elles « sont peut-être la prochaine étape dans l’évolution de la monnaie16 ». Le G7 s’est aussi intéressé à la question lors de sa rencontre de juillet 2019, affirmant dans sa déclaration officielle que certains projets de monnaies numériques « soulèvent de sérieuses inquiétudes systémiques et de réglementation, qui doivent toutes être traitées avant que ces projets puissent être mis en œuvre17 », faisant notamment référence à la libra. 

Annoncé par le réseau social Facebook en 2019, la création d’une nouvelle cryptomonnaie, la libra, a créé une onde de choc au sein de la communauté internationale : à la différence de monnaies comme le Bitcoin, « il y a une vraie crainte que soit créé [avec la libra] un système de paiement parallèle avec possibilité d’entraîner des problèmes pour les banques centrales, la stabilité financière, etc. », commente M. Bouvard, qui s’est intéressé aux cryptomonnaies dans le cadre de ses recherches. En entrevue à L’Esprit libre, il explique que la monnaie numérique de Facebook, parce qu’en lien avec des entreprises commerciales, pourrait concurrencer les monnaies locales, tout particulièrement dans les petits pays, et les moins riches d’entre eux. L’objectif principal de Facebook demeure pour l’instant de faciliter le commerce en ligne18.

Fin juin 2020, le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux (BRI), sorte de banque centrale des banques centrales, énonçait que « la crise du COVID-19, et l’essor des paiements électroniques qui l’accompagne, est susceptible de doper le développement des monnaies numériques de banque centrale19 », témoignant des interactions de plus en plus intriquées entre les cryptomonnaies et la finance traditionnelle. 

Une monnaie numérique comme Ripple a par exemple été conçue « pour faciliter les transferts d’argent à l’intérieur du système bancaire, dit M. Bouvard. C’est une monnaie qui a été construite pour être parfaitement intégrée au sein du système », utilisant la technologie de la chaîne de blocs pour servir des fins quasi opposées à celles auxquelles aspiraient les créateurs du Bitcoin. 

Le projet bitcoin n’est pas non plus ce qu’il était : la validation des transactions s’opère toujours grâce à un consensus entre les utilisateurs et utilisatrices (consensus appelé « proof of walk » en anglais), mais demande des ordinateurs ultrapuissants, d’après M. Bouvard, puisqu’« il repose sur le fait qu’il y a des gens qui soient capables de résoudre des problèmes cryptographiques très compliqués ». Il y a donc une concentration des acteurs et actrices responsables de la « proof of walk » : il y a aujourd’hui dix entreprises de « minage » qui représenteraient entre 90 et 95 % du processus de validation des transactions, d’après le professeur de la TSE. 

La cryptomonnaie est aussi pointée du doigt pour être très polluante : une transaction bancaire génère 0,0045 gramme de déchets électroniques par transaction, contre 134,5 grammes pour les bitcoins20.

Prise entre les régulations étatiques, la convoitise des géants du numérique et les collaborations potentielles avec les acteurs financiers traditionnels, il est difficile d’estimer la place que prendront les cryptomonnaies dans les prochaines années. 

Pour Victor, une chose est évidente, et c’est qu’il continuera d’investir. Une pinte à la main, il réaffirme sa confiance envers les promesses incarnées par la chaîne de blocs et la cryptographie : « Quand tu regardes des vidéos de micros-trottoirs dans les années 1970, où les journalistes demandent aux passant·e·s c’est quoi internet, personne ne sait quoi répondre. […] Les cryptomonnaies, c’est pareil, soutient-il. Bientôt, tout le monde va en utiliser sans même le savoir. » 

 

Agence France Presse. 15 novembre 2018. « Le bitcoin retombe à ses niveaux d’avant la bulle » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/affaires/marches/201811/15/01-5204287-le-bitcoin-retombe-a-ses-niveaux-davant-la-bulle.php (page consultée le 9 septembre 2020)

Dréan, Gérard. 2 septembre 2020. « Le FMI face aux cryptomonnaies » dans Contrepoints. [En ligne] https://www.contrepoints.org/2020/09/02/379303-le-fmi-face-aux-cryptomonnaies (page consultée le 4 septembre 2020)

Castleton, Edward. Mars 2016. « Le banquier, l’anarchiste et le bitcoin » dans Le monde diplomatique. [En ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/2016/03/CASTLETON/54957 (page consultée le 5 septembre 2020)

Telegraph Reporters. 17 août 2018. « What is cryptocurrency, how does it work and why do we use it? » dans The Telegraph. https://www.telegraph.co.uk/technology/0/cryptocurrency/ (page consultée le 6 septembre 2020)

Klein, Olivier. 7 octobre 2018. « Les crypto-monnaies, une utopie anarcho-capitaliste » dans Les Échos. [En ligne]. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-cryptomonnaies-une-utopie-anarcho-capitaliste-141086 (page consultée le 6 septembre 2020)

Ibid.
 
El Idrissi, Abdelhak. 11 janvier 2018. « Bitcoin : la réalisation d’une utopie anarcho-capitaliste » dans France Culture. [En ligne]. https://www.franceculture.fr/economie/bitcoin-la-realisation-dune-utopie-anarcho-capitaliste (page consultée le 6 septembre 2020)

El Idrissi. Op.cit.

Desmedt, Ludovic et Lakomski-Laguerre, Odile. Automne 2015. « L’alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste » dans Revue de la régulation. [En ligne] https://journals.openedition.org/regulation/11489#ftn23 (page consultée le 8 septembre 2020)

10 Ibid.

11 Castelton, Op.cit.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Shevlin, Ron. 27 juillet 2020. « Coronavirus Cryptocurrency Craze : Who‘s Behind the Bitcoin Buying Bindge? » dans Forbes. [En ligne]. https://www.forbes.com/sites/ronshevlin/2020/07/27/the-coronavirus-cryptocurrency-craze-whos-behind-the-bitcoin-buying-binge/#451bac512abf (page consultée le 5 septembre 2020)

15 Ibid.

16 Fonds monétaire international (FMI). « What are cryptocurrencies? » sur Twitter. [En ligne] https://twitter.com/IMFNews/status/1297640002604527621 (page consultée le 8 septembre 2020)

17 Dréan, Op.cit.
 
18 Moutot, Anaïs. 18 juin 2019. « La cryptomonnaie de Facebook, une menace pour les autres Gafa » dans Les Échos. [En ligne] https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/la-cryptomonnaie-de-facebook-une-menace-pour-les-autres-gafa-1030191 (page consultée le 9 septembre 2020)

19 Agence France Presse (AFP). 24 juin 2020. « La pandémie accélère la réflexion sur les monnaies numériques de la banque centrale » dans La Tribune. [En ligne] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/cryptomonnaie-la-pandemie-accelere-la-reflexion-sur-les-monnaies-numeriques-de-banque-centrale-851093.html (page consultée le 8 septembre 2020)

20 An Vu Van, Binh. 4 avril 2019. « Le bitcoin génère plus de déchets électroniques que le système bancaire » dans Radio-Canada. [En ligne]. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1161743/bitcoin-pollution-banques-etude-vries-alex-energie-environnement (page consultée le 6 septembre 2020)

 

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