« C’est dans l’air, Está en el aire »

Société
« C’est dans l’air, Está en el aire »
Feuilletons
| par Susana Ponte Rivera |

« No voy a colgar. Je ne vais pas raccrocher. Je vais laisser les minutes s’écouler pour que tu sois pénalisée et je donnerai une mauvaise évaluation de ton travail pour que tu sois congédiée. » Maria n’avait jamais imaginé qu’un·e client·e du centre d’appel lui parlerait ainsi, ni qu’elle vivrait du racisme en travaillant dans un centre d’appel en Espagne. « Porque la gente no me ve, pero me escucha. Esto no me lo había imaginado. Parce que les gens ne me voient pas, mais ils m’entendent. Je n’y avais pas pensé avant que ça m’arrive. Il n’est pas rare que mes collègues d’Amérique latine et moi recevions des commentaires xénophobes et racistes. Sauf les Dominicains, car les clients pensent qu’ils sont Espagnols ».

Maria n’a pas toujours travaillé dans des centres d’appel. Au contraire, rien dans son parcours ne la préparait à cette éventualité. En 1998, elle s’installait à Montréal pour entreprendre une maîtrise en sciences sociales. Avant son arrivée, elle n’envisageait pas que son projet de recherche porterait sur l’immigration mais sa propre expérience d’immigrante lui a donné envie d’étudier ce phénomène social. C’est à contrecœur qu’elle a été obligée d’abandonner sa maîtrise en raison des frais de scolarité exorbitants. Étudiante étrangère sans bourse, elle ne pouvait plus assumer une facture de frais de scolarité qui, session après session, s’élevait à 6 fois plus que celle de ces collègues d’études québécois·e·s2. Elle décide de rester à Montréal pour y travailler en intervention sociale auprès de familles immigrantes. Elle savait qu’elle devrait travailler bénévolement afin d’acquérir la famosa experiencia canadiense, la fameuse expérience canadienne sans laquelle il est très difficile pour les personnes immigrantes d’accéder à un travail rémunéré. Quand je demande à Maria où elle a entendu parler de l’importance d’avoir de l’expérience canadienne, elle me répond qu’elle ne s’en souvient pas. « Peut-être dans mes séminaires universitaires sur l’immigration. Es que es …como algo que está en el aire. C’est, comment dire ...quelque chose qui est dans l’air. »

En attendant d’obtenir son permis de travail, Maria souhaitait se rendre utile auprès des familles immigrantes en difficulté et, en même temps, acquérir l’expérience canadienne. Elle s’est donc réjouie en lisant, dans un journal de quartier, l’avis de recrutement de bénévoles d’un organisme communautaire œuvrant surtout auprès d’immigrant·e·s hispanophones. Après un entretien durant lequel la directrice de l’organisation la questionne sur ses expériences antérieures en lien avec ses tâches éventuelles et sa motivation à s’engager dans l’organisme, Maria est sélectionnée. Détentrice d’une licence en sciences sociales3, familière avec les questions migratoires et trilingue (français, anglais et espagnol), il faut dire qu’elle a « la gueule de l’emploi ». En septembre 1999, Maria commence son bénévolat à raison de 8 heures par semaine. Puis, à partir de novembre, pendant l’absence de la travailleuse sociale, Maria s’occupe de l’accueil et de l’intervention sociale. Quatre mois plus tard, quand la travailleuse sociale démissionne, c’est à Maria que le poste est offert.

« Je travaillais 35 heures par semaine et recevais un taux horaire de 10$4. J’étais payée en dessous de la table car je n’avais toujours pas de permis de travail. À partir de 2001, je travaillais 40 heures par semaine. À titre d’intervenante sociale, j’accompagnais les familles et individus en difficulté, je concevais et animais des ateliers de groupe. De plus, je m’occupais de la recherche de financement, de la rédaction des demandes de subvention et des rapports aux bailleurs de fonds. Toujours à titre d’employée de l’organisme, trois jours par semaine, j’occupais le poste d’agente de liaison dans une école primaire publique où je rencontrais les élèves immigrant·es, leurs parents et les enseignants qui éprouvaient des difficultés. Le fait de travailler sans permis et sans déclarer mes revenus me préoccupait. Je ne voulais pas travailler en dessous de la table, mais sinon j’aurais fait comment pour réunir les sommes nécessaires pour demander la résidence permanente5? »

Suivant les conseils d’un avocat en immigration, la directrice rédige une promesse d’embauche pour Maria, qui mènera à l’obtention du tant attendu permis de travail. Elle pourra finalement entamer les procédures pour sa résidence permanente, qui lui sera délivrée en janvier 2002.

Le mois suivant, son salaire est augmenté à 15$ et sa semaine de travail passe à 38 heures et demie. Cependant, la charge de travail étant très élevée, Maria travaille toujours entre 43 et 45 heures. Parfois, elle peut reprendre ces heures, mais, chaque mois, une vingtaine d’heures ne lui sont pas payées. Je ne souligne pas que d’après la Loi sur les normes du travail, les heures travaillées au-delà d’une semaine de 40 heures auraient dû lui être payées en temps et demi. À quoi bon puisqu’elle habite maintenant en Espagne?

« Est-ce que tu sentais que tu avais une dette envers l’organisme qui t’avait appuyée dans tes démarches pour obtenir ta résidence permanente? » « Pas du tout. Yo sabia cuanto valia mi trabajo. Je savais combien valait mon travail. Le problème était ailleurs. La directrice s’attendait à ce que je sois aussi dévouée qu’elle. Elle me faisait constamment pression, par exemple pour que je représente l’organisme lors d’événements qui avaient lieu après ma journée de travail et sans que ces heures me soient payées. Sa vie, c’était l’organisme, elle ne comptait pas ses heures et souhaitait que j’en fasse autant. C’était difficile pour moi de dire non. »

Les longues heures de travail de Maria l’exténuent et la pression augmente pour qu’elle prenne de plus en plus de responsabilités sans que sa rémunération soit majorée pour autant. Elle démissionne afin d’éviter un épuisement dont elle commence à sentir les effets. La charge émotionnelle de son travail d’intervenante sociale – profession où les femmes sont largement surreprésentées – n’a peut-être pas aidé Maria. Elle prend des vacances en Espagne pour se reposer et visiter sa parenté, qui a émigré en Espagne quelques années plus tôt.

En raison d’un « giro inesperado de los hechos », une tournure inattendue des événements, elle décide de rester en Espagne où elle répétera l’expérience d’effectuer du travail gratuit dans le but de se trouver un travail rémunéré à deux reprises. Son expérience montréalaise aura donc structuré sa manière de chercher du travail. « Je l’ai presque fait une quatrième fois, ironise-t-elle. J’ai apporté mon c.v. dans un organisme pour faire du bénévolat. Un processus de sélection pour un remplacement de congé de maternité était en cours et j’ai été embauchée pour la durée du congé de la travailleuse. Il n’y a pas eu d’autres postes à combler depuis. »

Dans ses expériences de bénévolat, dans trois organismes communautaires et dans deux pays, Maria sentait que sa contribution aux organismes et aux personnes qu’elle accompagnait était importante. Dans sa dernière expérience bénévole, Maria occupe un poste d’intervenante sociale mais auprès d’Espagnol·e·s. C’est la première fois dans sa vie professionnelle d’intervenante sociale, rémunérée ou pas, qu’elle n’est pas embauchée pour œuvrer auprès de personnes immigrantes ou racisées. Elle me raconte que son travail était apprécié et qu’elle pouvait mettre à profit ses compétences en intervention auprès de personnes natives. Je me suis toujours demandée ce qu’elle entendait par là. Pensait-elle qu’étant une femme immigrante racisée elle ne serait pas embauchée comme intervenante sociale pour travailler auprès de la population espagnole et très majoritairement blanche, que son expertise serait reconnue seulement pour travailler auprès d’autres immigrant·e·s? Je ne le saurai jamais puisque je ne le lui ai pas demandé. Je ne trouve pas toujours facile d’interrompre une personne qui me raconte une période pénible de sa vie.

Maria a poursuivi son rêve de compléter des études supérieures. Après avoir obtenu une maîtrise en sciences sociales tout en travaillant en intervention sociale, elle entreprend un doctorat, qui en est désormais à l’étape finale. Le monde du travail ne lui sourit pas pour autant. Son diplôme universitaire de premier cycle n’étant pas reconnu en Espagne, elle ne pourra solliciter des postes de professeure dans les universités espagnoles. « Pour que mon bac soit homologué, je devrai envoyer tous mes documents officiels à une université espagnole. Mon dossier sera analysé et le fonctionnaire qui étudiera mes papiers décidera, selon son humeur, si je dois passer un examen ou plusieurs. Tout ça après avoir complété une maîtrise et sous peu un doctorat dans ce pays! ¿Te das cuenta? Tu te rends compte? Et ça coûte de l’argent! Me revoilà donc en train de travailler dans un centre d’appel. Tout ça pour éventuellement étudier des choses que je sais déjà » dit-elle, visiblement découragée.

Paradoxalement, la formation en sciences sociales de Maria lui permet d’analyser les causes structurelles de sa situation, notamment la crise en Espagne, la néolibéralisation des politiques sociales, le sexisme, la xénophobie sans parler du racisme ordinaire. Au sujet de son quotidien, Maria dit : « En Espagne, je suis devenue une femme racisée et suis perçue comme une femme pauvre même si dans mon pays d’origine, je ne l’étais pas. Depuis que je suis arrivée c’est continuel. Ici, je dois toujours expliquer qui je suis, todo el tiempo, tout le temps. C’est comme si j’étais une imposteure, car les gens pensent que je suis une aide familiale, que j’habite avec une personne âgée malade et que j’en prends soin. Quand j’explique que je suis en train de terminer mon doctorat, ils sont surpris, déstabilisés. »

« Bien sûr, la stratégie du bénévolat m’a été utile, mais depuis mon contrat pour le remplacement du congé de maternité je n’ai plus trouvé de travail en intervention sociale », ajoute-t-elle. La crise sociale que l’Espagne vit depuis 2008 et les mesures d’austérité qui s’ensuivirent ont eu de graves conséquences sur ses employeurs potentiels, les organismes et associations communautaires. Rien pour aider une femme immigrante et racisée au chômage.

Sur la nécessité de faire du bénévolat pour travailler dans son domaine, la position de Maria est nuancée. Sa position de privilège, me raconte-t-elle, lui a permis de ne pas avoir de revenu car elle était financièrement soutenue, de manière intermittente à Montréal et plus tard en Espagne, par sa famille demeurée dans son pays d’origine ou par son conjoint. « J’ai donc pu me permettre, por asi decirlo, façon de parler, d’être bénévole pour ma réalisation professionnelle et en pensant à mon avenir. » Je lui demande si elle conseillerait cette stratégie à des immigrantes à la recherche de travail à Montréal. Elle prend son temps avant de répondre. « Es una arma de doble filo, c’est une arme à double tranchant. Tu obtiens un bénéfice, une ligne sur le c.v., mais si le gouvernement sélectionne des personnes qualifiées pour émigrer, pourquoi leur expérience n’est-elle pas reconnue? Mais je ne sais pas … j’opterais pour le bénévolat. Comme la stratégie a fonctionné pour moi à trois reprises, je l’utiliserai encore si nécessaire. Alors ça devient un dilemme moral, de convictions, de luttes personnelles parce que tu fais le jeu du système même si tu sais que c’est injuste. »

Esta en el aire, c’est dans l’air le bénévolat pour acquérir l’expérience canadienne mais c’est aussi sur le site web du gouvernement canadien sous la rubrique « Commencez votre vie au Canada » : « donner bénévolement de votre temps est un excellent moyen : de rencontrer des gens, de participer à la vie de votre collectivité et d’acquérir de l’expérience de travail au Canada6 ». Selon le gouvernement québécois, c’est sous le registre de l’altruisme qu’il faut comprendre le bénévolat. « L’action des bénévoles est généreuse, noble. La plupart du temps, elle est également silencieuse. » Ou encore « Les bénévoles ne cherchent pas les honneurs, mais il importe de reconnaître leur engagement et leur dévouement7. » Peut-être que certain·e·s bénévoles cherchent tout simplement du travail payé.

Après avoir interrompu la rédaction de sa thèse pour travailler dans un centre d’appel pendant 8 mois, Maria a repris l’écriture et y dédie presque tout son temps. Elle passe ses journées chez elle, seule, en train de rédiger sauf la fin de semaine quand son mari revient de son travail dans une autre ville. C’est à 200 kilomètres de leur domicile qu’il a trouvé un emploi dans un entrepôt, un autre contrat à durée déterminée comme ceux qu’il cumule depuis des années. Dernièrement, Maria m’a écrit. Elle finira sa rédaction sous peu et vient de débuter un contrat à durée déterminée dans un centre d’appel.

Lors de nos rencontres, j’ai remarqué que Maria portait presque toujours des boucles d’oreilles et des bagues. Une de ses bagues en argent captivait mon attention. En position centrale, une perle en argent était entourée de dix petites perles qui, à leur tour, étaient encerclées d’une deuxième rangée de perles. Elle m’a expliqué, avec enthousiasme, que cet ouvrage d’orfèvrerie était le symbole de la ville espagnole qu’elle habitait. Je n’ai pu m’empêcher de penser que la ville qu’elle affectionnait lui rendait mal son attachement.

« Tengo otras perlas, sabes. Tu sais, j’ai d’autres perles de mon expérience dans les centres d’appel. Un jour, un client m’a dit : « Je veux parler à un Espagnol, je ne veux pas te parler. »

Photo : Johan Mouchet sur Unsplash

1 L’entretien a été réalisé en espagnol, langue maternelle de l’interviewée et de l’autrice du feuilleton.

2 Voir www.bei.umontreal.ca/bei/ds_info.htm

3 Ce diplôme de premier cycle dans son pays requiert 4 ans de scolarité, la réalisation d’une recherche, la rédaction d’un mémoire et une soutenance devant jury.

4 À cette époque, le salaire minimum au Québec était de 6,90$. Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST), « Historique du salaire minimum », juin 2020. www.cnt.gouv.qc.ca/salaire-paie-et-travail/salaire/historique-du-salaire...

5 Les candidat.e.s à la résidente permanente doivent d’abord obtenir le Certificat de sélection du Québec (CSQ) qui est délivré par le Ministère de l’immigration du Québec. Les personnes « sélectionnées » demandent ensuite la résidente permanente au Ministère de l’immigration du Canada. Ces coûts augmentent d’année en année. À titre indicatif, en 2014, le coût de la demande de CSQ s’élevait à 750$ et celui de la demande de résidence permanente à 490$. Si le candidat.e. est à l’extérieur du pays, il doit solliciter un visa qui coûtait, toujours en 2014, 550$. À ces montants, il faut ajouter notamment les coûts importants d’examens médicaux, de traduction et d’envoi de documents. Javiera Araya-Moreno, « L’alchimie de l’État : La construction de la différence dans le processus de sélection des immigrants au Québec », Mémoire de maîtrise, Université de Montréal – Département de sociologie, 2014. papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/11091/Araya-Moreno_Javiera_2014_memoire.pdf?sequence=6&isAllowed=y

6 Gouvernement du Canada, « Contacts avec la communauté », modifié le 29 juin 2017. www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/nouveaux-immi...

7 Ministère du Travail, de l’Emploi et la Solidarité sociale, « Action bénévole », modifié le 12 décembre 2019. www.mtess.gouv.qc.ca/sacais/action-benevole/index.asp et Gouvernement du Québec, « Lancement de la 23e édition des prix Hommage bénévolat-Québec - Dites merci à un bénévole ou à un organisme exceptionnel », communiqué de presse, 31 octobre 2019. www.fil-information.gouv.qc.ca/Pages/Article.aspx?aiguillage=ajd&type=1&...