Ces objets du quotidien qui refusent la souveraineté aux données

Société
Ces objets du quotidien qui refusent la souveraineté aux données
Analyses
| par Julien Forest |

Les technophiles savent ce que la nouvelle année annonce : le lancement d’une myriade de nouveautés technologiques. Que ce soit à travers des interfaces beaucoup plus discrètes1 ou l’intégration de plateformes connectées au sein d’une pluralité d’objets du quotidien, tels des réfrigérateurs2, des assainisseurs d’air3, les compagnies technologiques veulent s’immiscer dans toutes les sphères de la vie privée. Ces nouvelles avancées n’ont toutefois rien pour rassurer les défenseurs de la propriété des données.

L’introduction de technologies numériques omniscientes dans des objets du quotidien est plus réelle que jamais. Le phénomène est souvent désigné par le terme « Internet des Objets (IdO) » et est vu comme une composante importante de la révolution numérique en cours et à venir. Lei Jun, propriétaire de Xiaomi, entreprise chinoise pionnière dans la fabrication d’objets connectés, avait présenté4 sur son blogue l’été dernier une vision du monde où l’omniprésence de ces objets connecterait l’entièreté des ménages d’une nation. Sa prédiction fait son bout de chemin : les plus récents réfrigérateurs connectés5 analysent la nourriture qui s’y trouve pour ainsi proposer à leur propriétaire des recettes possibles avec ces ingrédients. 

« Ces avancées technologiques existent pour faciliter la vie des utilisateurs [et des utilisatrices] ainsi que pour augmenter leurs capacités et leur efficacité » affirme la docteure Darine Ameyeb, chercheuse postdoctorale en intelligence artificielle à l’École de technologie supérieure de Montréal. Mme Ameyed soulève un argument qui pourrait faire hésiter certains adeptes de l’Internet des Objets (IdO) : « Pour le moment [les entreprises qui offrent ces services] se soucient beaucoup plus de leurs intérêts que de l’intérêt du bien commun. » 

Les récents scandales entourant les appareils connectés et l’utilisation des données qu’ils produisent viennent consolider l’affirmation de Darine Ameyeb : « Les objets connectés permettent la collecte en temps réel et de façon extrêmement précise de données sur une grande variété de points d’information des utilisateurs [et des utilisatrices] », explique la chercheuse. Ces « données résiduelles » ne sont pas essentielles au bon fonctionnement des interfaces, mais les fabricants les accumulent tout de même, souvent à l’insu des utilisateurs et des utilisatrices.

L’entreprise We Vibe, qui offre des jouets sexuels capables d’être déclenchés à distance, avait fait les manchettes6 en 2017 après que la justice américaine l’a reconnue coupable de la collecte et du stockage de données de ses client·e·s sans que ceux-ci et celles-ci en soient informés. Les adresses IP, les fréquences d’utilisations ainsi que des données de température du corps étaient stockées dans les serveurs de l’entreprise. En plus de la récolte illégale de ces informations, des failles dans la sécurité de l’application permettant de prendre le contrôle du vibromasseur avaient aussi été décelées.

Transparence sans régression

« La technologie a toujours fait partie de l’expérience humaine et nous sommes devenus qui nous sommes grâce à elle », indique la professeure au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, Débora Krischke Leitao. La professeure, dont les recherches portent sur les enjeux du numérique, reconnaît toutefois que des questions se posent. Elle dénonce notamment la façon dont les utilisateurs adhèrent aux différentes plateformes, à travers des « Termes et conditions » que personne ne prend le temps de lire. Selon elle, l’adhésion aveugle à ces termes beaucoup trop longs à lire contribue aux dérives. Une étude7 a démontré que pour lire toutes les politiques de confidentialité auxquelles un usager ou une usagère adhère chaque année, il faudrait lire en moyenne huit heures par jour, pendant 76 jours.

Darine Ameyed, qui travaille elle-même sur des projets d’intelligence artificielle permettant la collecte de données en temps réel, s’indigne lorsque celles-ci sont récoltées à l’insu de l’utilisateur ou de l’utilisatrice : « La récolte de ces données devrait être une décision sociétale, et non seulement entre les mains d’intérêts privés » réclame la chercheuse. Elle insiste pour que la transparence soit l’épicentre d’une saine relation entre l’utilisateur ou l’utilisatrice et les grandes entreprises technologiques. Toutefois, celles-ci se sont avérées extrêmement réticentes à les informer de la collecte de ces informations.

Autres dérives

Il ne suffit qu’à penser au lien étroit entre Pokémon Go et Google8, l’affaire Cambridge Analytica, le microphone caché9 dans l’assistant personnel Google Nest pour s’interroger sur les réelles intentions de ces grandes entreprises technologiques.

Le jeu Pokémon Go a marqué un tournant dans l’utilisation des données générées par une application. La compagnie Niantic, fondée par l’ancien employé de Google John Hanke, avait conclu des ententes avec plusieurs entreprises, notamment Starbucks et McDonald’s, dirigeant les utilisateurs et utilisatrices de l’application à la recherche de Pokémons vers ces restaurants. En récoltant les données de localisation des joueurs et joueuses, Niantic savait combien de personnes étaient allées dans ces commerces grâce à son jeu. Pour chaque joueur ou joueuses entrant dans ces restaurants, l’entreprise recevait un montant, empochant ainsi des millions10 de dollars en influençant les allées et venues de ses utilisateurs et utilisatrices.

Conscientisation, législation

La professeure Débora Krischke Leitao affirme que la conscientisation des utilisateurs et utilisatrices face aux enjeux d’un monde hyperconnecté passe par la mise en lumière de tels scandales : « L’éducation [sur ces enjeux] est importante, mais ce n’est pas assez pour éviter toutes les dérives » affirme la professeure de sociologie. Elle croit qu’une certaine forme de législation quant à la collecte de telles données est nécessaire, sans toutefois devenir trop stricte.

Un avis qui fait écho à l’opinion de la chercheuse Darine Ameyed : « La législation est un couteau à double tranchant », avise-t-elle. Bien qu’elle considère que la mise en place d’une législation est nécessaire, tel le Règlement général sur la protection des données (RGDP) en Europe, elle met en garde contre une réglementation trop stricte qui empêcherait de partager des données contribuant à l’amélioration des services. Selon elle, certaines données ont avantage à être partagées, mais l’utilisateur ou l’utilisatrice doit être informé quant à l’utilisation de celles-ci.

Éducation

Cette conscientisation vis-à-vis de l’importance de l’éducation des enjeux liés numérique fait lentement son chemin à travers le réseau scolaire québécois. L’Université Laval a mis en place l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique, ayant pour objectif de favoriser l’innovation et l’utilisation responsable de ces nouvelles technologies ainsi que de recommander des améliorations aux normes et aux lois en vigueur pour promouvoir une utilisation responsable du numérique. L’observatoire n’a toutefois pas encore fait de recommandations auprès du gouvernement pour encadrer l’accès aux données personnelles des utilisateurs connectés.

Les notions liées à la citoyenneté numérique sont quant à elles absentes du curriculum actuel du Ministère de l’Éducation. Certaines solutions sont cependant mises en avant : un professeur à l’École d’éducation internationale de McMasterville, Nicolas Ouellet, a décidé de pallier ce manque. « J’ai pris sur moi la tâche d’aborder ces questions en créant Questions internationales », un cours offert aux élèves de 5e secondaire qui aborde divers enjeux liés au numérique. Jérôme Abran, un élève qui suit le cours, estime que les notions apprises lui permettent d’être plus alerte quant à son utilisation du numérique et propose que toutes les écoles doivent adopter une telle formation.

Connectivité et vie privée, incompatible?

Les dérives en matière de sécurité et d’utilisation des données qui assombrissent l’industrie des objets connectés ne signifient toutefois pas qu’il est impossible d’utiliser ces appareils en toute sécurité. Darine Ameyed maintient que les appareils comme tels ne sont pas le problème : c’est la gestion et l’accessibilité des données cumulées entre les mains d’entreprises privées qui est problématique.

La chercheuse explique qu’il est possible de connecter certains appareils à un réseau local, celui-ci n’étant pas connecté à Internet. Ce type de réseau est contrôlable à partir d’un petit ordinateur, tel un Raspberry Pi, mais ne permet toutefois pas le contrôle à distance. C’est donc que, dans la situation actuelle, avoir accès à toutes les fonctionnalités de cette myriade de nouvelles technologies, c’est faire une croix sur une partie de sa vie privée.

Crédit photo : Pixabay

1 Dave Priest, « These smart displays are beautiful », CNET, 6 janvier 2020. www.cnet.com/videos/these-smart-displays-are-beautiful/.

2 Sami Lee, « Samsung and LG go head to head with AI-powered fridges that recognize food », The Verge, 2 janvier 2020. www.theverge.com/2020/1/2/21046822/samsung-lg-smart-fridge-family-hub-in....

3 Christopher Close, « CES 2020: OneLife PureOne Air Purifier has a filter that can be thrown in the dishwasher », iMore, 10 janvier 2020. www.imore.com/ces-2020-onelife-pureone-air-purifier-has-uses-filter-can-....

4 AJ Cortese, « Xiaomi Announces its ‘Mi Home’ - AIoT Smart Home Initiative », Pandaily, 12 juin 2019. pandaily.com/xiaomi-announces-its-mi-home-aiot-smart-home-initiative/.

5 Andrew Gebhart, « Bosch’s fridge with food recognition might make me actually want a smart kitchen », CNET, 9 janvier 2020. www.cnet.com/news/boschs-fridge-with-food-recognition-might-make-me-actu....

6 Pierrick Labbe, « Le fabricant de We Vibe condamné pour collecte de données », objetconnecte.net, 15 mars 2017. www.objetconnecte.net/we-vibe-sextoy-condamnation-1503/.

7 Keith Wagstaff, « You’d Need 76 Work Days to Read All Your Privacy Policies Each Year », Time, 6 mars 2012. techland.time.com/2012/03/06/youd-need-76-work-days-to-read-all-your-privacy-policies-each-year/.

8 Don Reisinger, « How Google Is Quietly Benefiting From Pokémon Go’ Success », Fortune, 12 juillet 2016. fortune.com/2016/07/12/google-pokemon-go/.

9 Zack Whittaker, « Google says Nest’s secret microphone was ‘never intended to be a secret’ », TechCrunch, 20 février 2019. techcrunch.com/2019/02/20/nest-secret-microphone/.

10 Josh Constine, « Pokémon GO reveals sponsors like McDonald’s pay it up to $0.50 per visitor », TechCrunch, 31 mai 2017. techcrunch.com/2017/05/31/pokemon-go-sponsorship-price/.