Au gym avec Georg Simmel

Société
Au gym avec Georg Simmel
Feuilletons
| par Francis Douville Vigeant |

La salle de sport est un endroit idéal pour le sociologue : les utilisateurs et les pratiques sont tous très variés. Le gymnase est une petite société. Pratiquant et sociologue, je m'y rends tous les matins afin d'y effectuer quelques exercices. Plutôt discret dans ma démarche, je m’entraîne seul et je porte un uniforme simple : un t-shirt noir, un short de sport ni trop serré ni trop ample, également de couleur noire, et des chaussures noires.

Bien que préférant l’aspect solitaire de l’entraînement, j’avais invité un ami à la salle aujourd’hui : un simmélien. Père de la sociologie allemande, mais aussi économiste et philosophe, Georg Simmel est surtout fameux pour sa Philosophie de l'argent. Son but : comprendre l'aspect structurant de l'argent dans la vie des individus, pour peut-être saisir la Vie en soi. Mon comparse et moi avons eu une discussion franche, précise et sérieuse. Cette séance aérobique avait cependant quelque chose de particulier ce matin, et mon ami simmélien s’entraînait davantage à bavarder qu’au soulevé de terre en prise supination :

«Tu vois le type qui court avec les pieds à plat sur le tapis roulant là-bas? avais-je demandé.

-Bien évidemment que je le vois, je l’entends aussi! avait-il répliqué.

-Il s'agit d'un associé d'une firme d’avocats. Chaque matin, il vient courir 30 minutes en s’assurant que tout un chacun puisse l’entendre. C’est qu’il n’a pas une foulée de coureur : son pied plat frappe directement le sol.

-Cet homme est avocat? Associé d'une firme d’avocats réputée? Que fait-il ici? Ne vous en coûte-t-il pas qu’un maigre 10.00$ mensuel pour être membre de ce club de sport?

-Oui, c’est exact, un 10.00$ bien investi. répliquai-je, plein d’assurance.»

Le simmélien me regarda, comme apeuré du destin des classes ouvrières, des « pauvres » comme son maître, Georg Simmel les appelait. Dupliquant la sociologie, il parlait de restriction, d’économie, de rareté, de surabondance, d’avarisme. Il a renchéri avec des mots comme « besoins », « fonction », « valeur », « iniquité » et « fortune » — un vocabulaire qu’il me faudrait bien sûr émonder, ultérieurement, et à tête reposée.

Somme toute, il livra un soliloque grandiose qui a su épater les quelques étudiants qui lui avait prêté leur écoute entre deux séries de curl biceps. Ce que l’ami simmélien disait était, entre autres, basé sur son observation du riche avocat qui courait les pieds à plat sur le tapis roulant.

Il rappelait en fait que les gens aisés (je ne me rappelle plus exactement s’il avait dit aisé ou vulgaire, ou les deux en même temps. Enfin...) n’avaient pas leur place dans cette salle de sport à bas prix d’un quartier ouvrier. Il rappelait avec justesse que la surface de la salle de sport étant limitée dans l’espace, elle ne pouvait augmenter sa capacité sans devoir s’engager dans des projets de rénovation et d’agrandissement, ce qui allait à coup sûr faire augmenter le prix mensuel de l’abonnement des clients. Cette fâcheuse aventure, bien qu'augmentant le  confort global et le nombre de mètres séparant deux utilisateurs d’eux-mêmes, allait restreindre l’accès à la salle aux abonné·es précaires, ceux pour qui la somme de 10.00$ mensuelle représente en tous points le maximum que leur menu budget peut leur permettre. La pauvreté des gens riches, pour lui, résidait dans le fait qu’ils passaient pour des économes, des génies du calcul coût-bénéfices individuels, et qui, en fin de compte, ne seraient pas affectés dans une trop grande mesure en cas d’une hausse du prix de l’abonnement de 40 %, voire de 50 %.

Mon compagnon s’était même lancé dans une joute oratoire digne de mention après une série de squats bien exécutée : « Celui qui a la liberté de choisir entre un niveau de vie plus bas ou plus élevé doit maintenant choisir le niveau le plus élevé encore compatible avec son budget pour soulager dans leur quête de moyens de subsistance toutes les couches de la société qui ne peuvent pas dépasser les niveaux inférieurs de la concurrence ».

Faisant référence à la tenue de l'avocat, le simmélien me confia à quel point l’ostentation vulgaire de sa richesse n’était que trop décuplée par le mauvais goût kitsch — je pourrais dire bourgeois — de son uniforme de sport. Il précisait même qu’en parlant au téléphone si fortement au gym (à défaut de s’y entraîner), il s’imbriquait parfaitement au caractère blasé caractéristique de la classe aisée : « quand l’argent devient ainsi le dénominateur commun de toutes les valeurs possibles de la vie, quand la question n’est plus de savoir quelle est leur valeur, mais combien elle vaut, leur individualité s’en trouve amoindrie ». Et il était bien moindre, cet avocat.

Distrait par ce qui passait à la télévision (un président orange et un autre portant des déguisements de toutes sortes se lançaient dans une guerre de mots qui avait pour fondement, le prix du lait et du bois; l’un pensant protéger les producteurs d’une invasion sur son économie et l’autre cherchant avant tout un prétexte pour causer une dissension), je vis le signe que Simmel m'a fait en guise d’adieu. Pour le sociologue, comme pour le bourgeois qui veut économiser, la salle de sport est un moyen par lequel il réfléchit sur le monde. Contemplant Simmel quitter la salle, j'ai compris, perplexe, que la seule réflexion que j’espérais désespérément en ces matins peu achalandés provenait du miroir.

 

ILLUSTRATION: Julien Posture

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