Antiféminisme et implication des femmes dans le conspirationnisme : convergence des idéologies et « alliances stratégiques »

Société
Antiféminisme et implication des femmes dans le conspirationnisme : convergence des idéologies et « alliances stratégiques »
Analyses
| par Myriam Bernet |

Ce texte est extrait du recueil Anguilles sous roche. Pour acheter le livre, visitez votre librairie, ou notre boutique en ligne!

Les théories complotistes ont connu un essor exponentiel depuis le début de la pandémie de COVID-19. Non seulement elles se répandent plus efficacement que jamais, mais elles rallient aussi de plus en plus d’adeptes : le média Politico a d’ailleurs désigné l’année 2020 comme « l’âge d’or des théories du complot[1] ». Dans les médias et sur nos réseaux sociaux, les fausses nouvelles défilent et les divers « complots mondiaux » et mouvements conspirationnistes s’empilent. En même temps, la pandémie met au jour et exacerbe de nombreuses inégalités, notamment entre les hommes et les femmes, et les protestations contre les mesures sanitaires gouvernementales en Occident font les manchettes. Dans le cadre de cet article, je vais m’appliquer à démontrer la convergence entre antiféminisme, place des femmes et conspirationnisme[2]. Quels liens peut-on établir entre ce contremouvement qu’est l’antiféminisme et le conspirationnisme, qui correspond à un imaginaire « qui favorise et rend possible l’interprétation de l’histoire à partir d’une grille de lecture impliquant un vaste complot à caractère politique au niveau national, international ou mondial[3] »?

 

Antiféminisme et conspirationnisme : des liens nouveaux à décortiquer

Il semble important de commencer cet article par une définition plus large de l’antiféminisme et du conspirationnisme. Selon la sociologue et spécialiste des enjeux féministes Marie-Ève Surprenant, l’antiféminisme se définit comme un contremouvement qui ne prône pas de changements sur le plan des rapports sociaux entre les sexes et les genres, mais plutôt le statu quo, voire un retour en arrière : « Les antiféministes réfléchissent au présent en idéalisant un passé auquel ils [et elles] souhaitent retourner. L’antiféminisme s’accompagne souvent de conservatisme politique, moral et/ou religieux[4]. » L’antiféminisme se manifeste entre autres par des mobilisations contre les revendications et avancées féministes. En de nombreuses occasions, les antiféministes poursuivent l’objectif de revenir aux relations de sexe/genre d’un passé idéalisé. Ainsi, de nombreux∙ses antiféministes rattachent les femmes à leur rôle potentiel de mère et revendiquent parfois l’interdiction pure et simple de l’avortement. Ils et elles sont uni∙e∙s par l’idéal de la famille hétérosexuelle et blanche. Leur message se déploie à travers différentes techniques : un argumentaire simple, l’appel aux émotions, la recherche de crédibilité, la démagogie, la dépolitisation des revendications féministes, le détournement du sens des actions féministes, la désinformation, le discrédit du féminisme et de ses porte-parole ainsi qu’une stratégie de division de la société[5]. Des discours et stratégies qui ne sont pas sans rappeler certaines dimensions des mouvements conspirationnistes. Pour le chercheur Emmanuel Taïeb, qui analyse les discours conspirationnistes à travers le prisme de la sociologie politique, « on peut plutôt identifier la posture conspirationniste, quand [le] discours postule que le cours de l’histoire et les événements marquants qui la jalonnent sont provoqués uniformément par l’action secrète d’un petit groupe d’hommes [et de femmes] désireux [∙ses] de voir la réalisation d’un projet de contrôle et de domination des populations[6] ». En effet, certain∙e∙s adeptes des théories conspirationnistes affirment que la COVID-19 a été créée par « les élites mondiales » pour contrôler le monde, une thèse notamment soutenue dans le documentaire conspirationniste français Hold-Up. Dans l’article « The Psychology of Conspiracy Theories », les autrices, chercheuses à l’Université du Kent, affirment que « la croyance aux théories du complot semble être motivée par des raisons qui peuvent être qualifiées d’épistémiques (comprendre son environnement), d’existentielles (être en sécurité et contrôler son environnement) et de sociales (maintenir une image positive de soi et du groupe social)[7] ».

Les technologies de l’information et de la communication sont utilisées par ces groupes pour partager de fausses informations, groupes qui ont gagné en visibilité avec la présidence de Donald Trump. Dans un contexte généralisé de baisse de confiance envers les médias, les théories du complot touchent un public de plus en plus large, comme nous le verrons à travers le cas spécifique des influenceuses. La sphère numérique, qui permet à toutes et tous de donner son opinion, est un espace idéal pour la propagation de fausses nouvelles, surtout dans un contexte de crise. Ainsi, « l’imaginaire conspirationniste refuse la complexité du monde et offre une lecture inédite de ce dernier dans un cadre simple et compréhensible[8] ». Plusieurs médias s’attellent pourtant quotidiennement à débusquer les fausses nouvelles à travers des rubriques et des émissions spéciales — « Factuel » (Agence France-Presse), « Fake Off » (20 Minutes), « Les Décodeurs » (Le Monde), « Le vrai du faux » (Franceinfo), « Les Décrypteurs » (Radio-Canada), ainsi que les deux rubriques « Fact Check » des agences de presse anglophones Reuters et Associated Press. Depuis le début de la crise sanitaire, ces équipes de rédaction reçoivent un « volume inédit de questions et de fausses informations à vérifier[9] ».

Dans cet article qui s’ancre dans un contexte occidental avec des exemples qui concernent principalement le Québec, les États-Unis et la France, je vais faire le lien entre antiféminisme et conspirationnisme sous plusieurs angles. Au fil de mes recherches, j’ai pu constater l’absence de littérature liant ces deux thèmes et il s’agit donc d’un article qui explore de façon nouvelle l’antiféminisme sous le prisme du conspirationnisme et inversement, tout en prenant en compte la question du rôle des femmes. Cet article ne se veut surtout pas exhaustif, mais propose seulement quatre pistes de réflexion intéressantes. De nombreux liens ne sont pas ici spécifiquement abordés, mais mériteraient d’être examinés en profondeur, tels ceux que le conspirationnisme entretient avec le racisme, la lgbtphobie ou le classisme. Interrogées dans le cadre de cet article, les chercheuses Véronique Pronovost et Héloïse Michaud abordent la notion d’« alliance stratégique » entre ces groupes, théorie qui constitue un fil conducteur et une inspiration tout au long de ce texte[10].

 

Un retour forcé des valeurs conservatrices de « la famille » ?

Depuis mars 2020, les emplois de la santé et plus généralement ceux qui sont considérés comme essentiels ont fait l’objet d’une attention et d’une reconnaissance, surtout symbolique, accrues. Au Canada, ces emplois sont majoritairement occupés par des personnes racisées et issues de l’immigration[11]. La fermeture des écoles et des garderies a laissé un vide dans l’offre de services de garde d’enfants. Bien que, pour les emplois qui le permettent, les hommes soient autant en télétravail que les femmes, ce sont ces dernières qui s’occupent majoritairement des enfants, de leurs soins, de leur scolarité et des tâches ménagères, au détriment de leur emploi rémunéré[12]. D’ailleurs, les femmes ont été plus nombreuses à perdre leur emploi en raison de la pandémie[13]. Les premières études confirment la tendance redoutée selon laquelle cette situation a conduit à une retraditionnalisation des relations entre les sexes et entre les genres dans la sphère privée du foyer familial. Selon une recherche publiée par le Forum économique mondial, la pandémie de COVID-19 retarde en effet les progrès vers l’égalité femmes-hommes d’une génération. Selon cette étude, il faudra attendre 135,6 années avant de parvenir à une parité à l’échelle mondiale sur les plans politique, économique, de la santé et de l’éducation[14].

Certain∙e∙s antiféministes pourraient voir dans la situation de crise une occasion de renforcer les modèles familiaux traditionnels, puisqu’ils et elles considèrent que la place des femmes est principalement au foyer. Toutefois, cela n’est pour l’instant qu’une hypothèse qui demeure à prouver, mais dont on peut retrouver des indices à travers certains mouvements contemporains. Notamment, le mouvement conservateur #tradwife, très actif en ligne, qui revendique un retour en arrière drastique pour les droits des femmes. La blogueuse conservatrice Alena Kate Pettitt en est l’une des figures de proue et appelle à « redonner de la valeur au rôle de la femme d’intérieur et de la mère au foyer » sur son compte Instagram.

Ce mouvement n’est pas sans rappeler le travail de la féministe radicale Andrea Dworkin, qui s’est penchée sur « les femmes de droite ». Dans un livre du même nom, elle décortique la position de ces femmes qui, dans un contexte structurel patriarcal, « concluent le marché le plus avantageux : en échange de leur conformité aux rôles traditionnels, la droite leur promet la sécurité, le respect, l’amour. Elles font donc le pari qu’il est préférable de prendre le parti du patriarcat plutôt que de combattre ce système dont la violence est trop souvent meurtrière[15] ».

 

« Pastel QAnon » : quand des influenceuses et des blogueuses partagent et diffusent des théories du complot

Un sondage réalisé en mars 2020 a révélé qu’environ 30 % de la population des États-Unis adhère à une théorie du complot liée à la COVID-19[16]. Un quart des personnes qui connaissent QAnon pensent que ce mouvement recèle une part de vérité, et pendant l’élection présidentielle étasunienne de 2020, un Tweet sur vingt concernant l’élection provenait d’un compte associé à QAnon [17]. Cette mouvance conspirationniste d’extrême droite venue des États-Unis postule que l’ancien président Donald Trump est engagé dans une bataille contre l’État profond (Deep state) et qu’il tente de faire tomber un réseau de pédophiles et de trafiquants d’enfants qui compte plusieurs politicien∙ne∙s et célébrités. Il est à rapprocher du célèbre « Pizzagate », théorie du complot selon laquelle il existait un supposé réseau de pédophilie basé dans le sous-sol d’une pizzeria à Washington et qui a poussé un homme à entrer dans ledit lieu armé en décembre 2016.

En général, quand nous pensons à la théorie du complot QAnon, les premiers exemples qui nous viennent au Québec sont ceux de personnes populaires sur les réseaux comme Alexis Cossette-Trudel. Il représente l’une des principales sources de propagation de discours conspirationnistes sur la pandémie dans la province québécoise. Ces personnalités sont reliées aux « radios-poubelles » de Québec qui diffusent depuis des années leurs discours[18]. Nous pensons également plus globalement à des espaces virtuels occupés majoritairement par des hommes comme le forum 4chan. Mais depuis l’année 2020, la mouvance QAnon s’infiltre sur des plateformes numériques moins attendues.

De plus en plus d’influenceuses, de mamans blogueuses et de professeures de yoga en ligne relaient des théories conspirationnistes sur leurs réseaux sociaux. Depuis 2020, la théorie du complot QAnon évolue et semble être reprise et même menée par les femmes selon un article de Slate qui décortique le mouvement Pastel QAnon[19]. Certaines influenceuses étasuniennes utilisent depuis l’année dernière le réseau social Instagram pour diffuser les théories de QAnon à coup de mots-clics et de publications à l’esthétique douce et aux couleurs pastel[20]. Ces femmes qui partagent habituellement des produits de beauté, des cours de yoga et des selfies utilisent donc désormais leurs plateformes pour diffuser des théories conspirationnistes.

Selon un article de The Atlantic, d’autres le font parfois même sans réaliser qu’elles adhèrent aux théories de QAnon[21]. Ces dernières sont camouflées derrière le mot-clic consensuel #SaveTheChildren. L’une des mamans-influenceuses témoignant pour The Atlantic affirme que tout est bon pour « diffuser le message [que les enfants sont en danger] », même QAnon[22].  Ces femmes aux milliers d’abonné∙e∙s s’inquiètent donc du sort d’enfants sans pour autant pousser leurs recherches, certaines citant des comptes Instagram comme leurs sources primaires pour étayer leurs croyances voulant qu’un grand nombre d’enfants disparaissent entre les mains de l’État profond[23]. Cependant, en contexte de crise, « toutes les théories du complot tentent de donner un sens aux ruptures paradigmatiques du monde. Voyez-les comme une sorte de réponse à un traumatisme[24] ». Plus encore, la pandémie est particulièrement éprouvante pour les mères qui assument souvent une quadruple journée (travail, enfants, école et maison) dans un même espace, et « l’acuité de ce défi s’est produite en même temps que la montée en puissance de Q-stagram », la succursale de QAnon sur Instagram[25].

En ce qui concerne le lien plus étroit entre influenceuses et conspirations liées à la pandémie de COVID-19, l’exemple de l’influenceuse française Kim Glow est intéressant. Cette dernière a utilisé son compte Instagram, suivi par plus d’un million de personnes, pour appeler la population à « se réveiller » en affirmant que « nous vivons un génocide, que le virus a été utilisé pour diminuer la population et esclavager (sic) le reste qui survit[26] ». Elle cite d’ailleurs le documentaire Hold Up comme étant sa source d’information.

Lorna Bracewell, dans son article « Gender, Populism, and the QAnon Conspiracy Movement » publié en 2020, affirme qu’un examen de la littérature scientifique interdisciplinaire sur le populisme montre que le phénomène est très peu étudié sous le prisme du genre, ce que j’ai pu constater au fil de mes recherches pour la rédaction de cet article[27]. En effet, Lorna Bracewell relève que la plupart des articles scientifiques sur la question s’intéressent aux rôles des hommes et de la masculinité et pose l’hypothèse selon laquelle « les déploiements populistes de la féminité sont aussi riches, complexes et puissants que leurs déploiements de la masculinité ». Pour la chercheuse, « QAnon est une étude de cas qui montre comment la féminité, en particulier les identités féminines centrées sur la maternité et le devoir maternel, peut être mobilisée pour engager les femmes dans des projets politiques populistes[28] ».

 

Rhétoriques antiféministe et conspirationniste : les antiavortements et les antivaccins

La production et l’usage de discours antiféministes par des associations étasuniennes nationalistes, religieuses et conservatrices est un phénomène bien documenté[29]. L’antiféminisme est très présent aux États-Unis, notamment puisque les institutions religieuses y sont toujours très influentes et revendiquent l’importance de limiter, voire d’interdire complètement l’avortement, un droit qui continue à être menacé dans de nombreux pays du monde.

Une partie de l’Église catholique effectue un croisement entre revendications antiavortement et antivaccin qui mérite de s’y pencher. Les représentants étasuniens de certaines branches plus fondamentalistes de l’Église spéculent parfois que des forces secrètes sont à l’origine des mesures contre la COVID-19 — un récit de conspiration classique. Certains membres plus ou moins influents affirment que des fœtus avortés sont utilisés pour développer un vaccin contre la COVID-19 et, pour cette raison, les catholiques trouvent ce vaccin moralement inacceptable[30]. Selon la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), il faudrait par exemple privilégier les vaccins de Pfizer et de Moderna au détriment de ceux de Johnson & Johnson et d’AstraZeneca. Sur le site internet de la CECC, on peut lire : « Le fait que Santé Canada a récemment autorisé les vaccins AstraZeneca et Johnson & Johnson contre la COVID-19 incite des catholiques à se demander s’il est moralement acceptable de recevoir des vaccins dont le développement, la production ou l’expérimentation clinique ont comporté l’utilisation de lignées cellulaires dérivées de l’avortement. Ces questions sont importantes, car elles concernent le caractère sacré de la vie humaine et sa dignité intrinsèque[31]. » Pourtant, comme expliqué par le groupe de recherche de l’Université d’Oxford sur les vaccins contre la COVID-19, le vaccin AstraZeneca comporte des clones de cellules humaines dont « les cellules originales ont été prélevées sur le rein d’un fœtus légalement avorté en 1973 », ce qui contredit factuellement la théorie avancée par les récits complotistes[32].

 

Les femmes leaders politiques sur le devant de la scène : haine et tentative d’effacement des femmes politiques  

Alors que plusieurs médias mettaient de l’avant la gouvernance efficace des femmes en politique au début de la crise en 2020, il semble qu’un an plus tard, ces articles soient déjà bien loin dans l’imaginaire collectif [33]. Un article paru dans The Conversation relève qu’en 2020, « un double standard est toujours appliqué aux femmes sur le devant de la scène[34] », tandis que l’ONU Femmes préconise de considérer les impacts directs de la pandémie sur la participation politique des femmes « en incluant et en soutenant les femmes, ainsi que les organisations et les réseaux qui les représentent, dans les processus décisionnels qui façonneront en définitive l’avenir postpandémique[35] ». Dans un article étoffé qui examine cette question, les chercheuse et spécialiste Saskia Brechenmacher et Caroline Hubbard expliquent que, bien que les femmes qui participent à la vie politique ont su relever de nombreux défis durant la pandémie de coronavirus, les gouvernements du monde entier devraient prendre des mesures pour préserver l’inclusion politique des femmes pendant et au-delà de cette crise[36].

Depuis le début de son mandat comme mairesse de la Ville de Montréal, Valérie Plante est sous le feu des insultes sexistes et misogynes, notamment sur ses comptes de réseaux sociaux. La crise de la COVID-19 ne faisant pas exception, Mme Plante a été projetée au premier plan de la gestion de crise, dans un contexte où la métropole montréalaise concentre le plus de cas actifs du virus au Québec. Depuis, sur ses comptes Twitter, Facebook et Instagram, les insultes d’individus et les demandes de démission fusent. Mais il ne s’agit pas que d’attaques d’inconnus. Par exemple, Richard Martineau s’est fendu d’une chronique ironisant sur le fait que la mairesse s’attaquerait aux vrais problèmes avec les pistes cyclables et le sexisme dans la langue française. Il faut se rappeler que le chroniqueur du Journal de Montréal avait déjà appelé les Montréalais∙es à « se débarrasser d’elle » lors de la prochaine élection[37]

 

Des alliances stratégiques multiples : quand l’antiféminisme et le conspirationnisme s’influencent

Si l’on examine de plus près les principes idéologiques qui sous-tendent l’antiféminisme et le conspirationnisme, il n’est pas surprenant de constater que les deux mouvements se recoupent. L’antiféminisme est étroitement lié aux récits de conspiration notamment à travers l’idée de l’existence d’un « matriarcat », et cela s’intensifie en période d’incertitude et de crise [38]. Une similitude structurelle se trouve dans les stéréotypes abstraits de l’ennemi qui permettent la mobilisation collective de personnes de tout le spectre politique. Durant notre entrevue, la chercheuse Héloïse Michaud aborde Albert Hirschman, auteur du célèbre ouvrage Deux siècles de rhétorique réactionnaire, afin d’illustrer la situation actuelle : « Les discours conservateurs utilisent un argumentaire de mise en péril civilisationnelle et d’une crainte d’invasion. » Selon Mme Michaud, les groupes conspirationnistes utilisent notamment « la panique morale pour mobiliser ». De son côté, la chercheuse Véronique Pronovost met en exergue un lien entre extrême droite et complotisme : il s’agit d’une même rhétorique qui utilise les fausses nouvelles[39]. « Il y a donc actuellement une reconfiguration des groupes de droite », selon celle qui a récemment travaillé sur ces questions.

Pour Mme Pronovost, ce qui est frappant dans cette convergence entre antiféminisme et conspirationnisme, c’est aussi la constante « remise en question des institutions, de la légitimité des médias, de la politique et de la science ». Un discours de plus en plus prisé par les groupes conservateurs de droite et qui amène à une injustice épistémique. En effet, « selon [la personne] qui s’exprime, ça aura de la valeur ou pas. Par exemple, si ce sont des féministes, elles seront décriées », relève la chercheuse. Nous sommes dans des mouvances qui se reconnaissent entre elles de par leur remise en question de la légitimité des savoirs et leur anti-intellectualisme. Héloïse Michaud confirme qu’il s’agit d’une des dimensions rhétoriques de droite et d’extrême droite : « Dans un monde où “toutes les opinions se valent”, il s’agit d’une forme d’anti-intellectualisme qui se caractérise notamment par ses attitudes hostiles à la méthode et à la pensée scientifiques. » Selon les deux chercheuses, certaines personnes agissent comme courroies de transmission. Elles véhiculent des messages et des discours qui vont remettre en question la science et les institutions, et ce, afin de nourrir les craintes.

Cette stratégie offre un biais de confirmation aux personnes qui pensent que les journalistes, les scientifiques et les politiques sont tou∙te∙s corrompu∙e∙s, sans exception. Les mouvements complotistes risquent d’inculquer à leurs partisan∙e∙s une vision du monde figée et conspirationniste, en permanence associée à des idéologies comme le racisme et l’antiféminisme. Et cette vision est régulièrement l’un des motifs des attentats terroristes d’extrême droite. Selon Héloïse Michaud et Véronique Pronovost, « l’alliance stratégique » et la « réorganisation des groupes conservateurs » pourraient donner lieu à une union à long terme entre les adeptes des théories du complot et les groupes de la droite conservatrice. Plus encore, cette union pourrait aboutir à une politisation des discours ésotériques et antivaccins ainsi que des dimensions antiféministes de ces derniers.

Les protestations contre les mesures sanitaires liées au coronavirus sont bien représentées dans le spectre qui lie l’ésotérique au mouvement d’antivaccination. D’ailleurs, le monde du yoga, du bien-être, de la spiritualité et du scepticisme à l’égard des vaccins s’est croisé avec la propagation rapide de la désinformation en ligne pour créer un mouvement connu sous le nom de « conspiritualité »[40]. De nombreux antiféministes sceptiques quant à l’existence du coronavirus partagent en outre une vision antimoderne du monde et présentent fréquemment des arguments dépourvus de fondements scientifiques.

Comme nous l’avons vu, les liens entre antiféminisme et conspirationnisme peuvent s’analyser sous plusieurs angles. Le fait de ne pas prendre la pandémie au sérieux a des conséquences socioéconomiques, notamment sur le plan de l’emploi. Dans un contexte où la répartition des tâches domestiques a un impact négatif plus important sur la carrière des femmes que sur celle des hommes, cela favoriserait une retraditionnalisation des rôles sexuels et familiaux. Les rassemblements publics contre les mesures de lutte contre le coronavirus révèlent notamment l’existence de liens avec l’antiféminisme dans la mesure où les récits de conspiration et de banalisation sur cette pandémie sont liés à la rhétorique antiféministe classique. En effet, nous retrouvons des liens entre les rhétoriques antiavortement et antivaccin. Des influenceuses sur les réseaux sociaux, parfois très suivies, partagent plus ou moins consciemment les messages et idéologies complotistes, particulièrement ceux du groupe QAnon, fervent supporteur de Trump. C’est également ce qui se produit dans le contexte pandémique, quitte à aller jusqu’à remettre en question la véracité de la pandémie et de ce fait, invalider le travail sans relâche des travailleuses et travailleurs essentiel∙le∙s. Enfin, les femmes sur le devant de la scène politique se retrouvent dans des positions instables et sont virulemment attaquées en ligne. Ces agressions envers les femmes en politique se multiplient depuis le début de la pandémie, un phénomène amplement exacerbé par les réseaux sociaux[41].

 

CRÉDIT PHOTO: Markus Meier/Flickr

[1] Zack Stanton, “You’re living in the golden age of conspiracy theories”, Politico, 17 juin 2020. www.politico.com/news/magazine/2020/06/17/conspiracy-theories-pandemic-t....

[2] Il s’agit d’une proposition et d’une idée originale de Corinne Asselin. Je lui dois également les ressources sur le conspirationnisme ainsi que les contacts des deux chercheuses interrogées dans le cadre de cet article.

[3] Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis. Amsterdam University Press, 2009, p. 23.

[4] Marie-Ève Surprenant, Manuel de résistance féministe, Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 2015, p. 77-78.

Sur le sujet spécifique de l’antiféminisme, je propose les sources suivantes :

Mélissa Blais, « Masculinisme et violences contre les femmes : une analyse des effets du contremouvement antiféministe sur le mouvement féministe québécois », Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2018.

Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri. (2014). « Antiféminisme : pas d’exception française », Travail, genre et sociétés, no 32, 2014 : 151-156.

Mélissa Blais, « Y a-t-il un “cycle de la violence antiféministe” ? Les effets de l’antiféminisme selon les féministes québécoises », Cahiers du Genre, Vol. 52, no 1, 2012 : 167-195.

Francis Dupuis-Déri, « Le discours de la “crise de la masculinité” comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe », Cahiers du Genre, Vol. 52, no 1, 2012 : 119-143.

[5] Ibid., p.81-84.

[6] Emmanuel Taïeb, Pierre Hamel, Barbara Thériault et Virginie Tournay, « Logiques Politiques Du Conspirationnisme », Sociologie et sociétés, Vol. 42, no 2, 2010, p.267.

[7] Traduction libre de Karen M. Douglas, Robbie M. Sutton, et Aleksandra Cichocka, “The Psychology of Conspiracy Theories”, Current directions in psychological science, Vol. 26, no 6, p.538.

[8] Maxime Laprise, « Les conspirationnistes ont (presque) raison », La Presse, 23 août 2020. www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-08-23/les-conspirationnistes-ont-pr....

[9] Thibault Prévost, « Les fact-checkers face à l’épidémie de désinformation »Arrêt sur images, 20 mars 2020. www.arretsurimages.net/articles/les-fact-checkers-face-a-lepidemie-de-de....

[10] Véronique Pronovost (PhD) est membre de la Chaire Raoul-Dandurand et spécialiste des mouvements conservateurs et antiféministes. Héloïse Michaud est candidate au doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal et travaille sur l’antiféminisme des femmes sur les réseaux sociaux.

[11] Anaïs Elboujdaïni et Mugoli Samba, « Travailleurs racisés : quand la pandémie révèle les injustices », Radio-Canada, 8 mai 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1701302/travailleurs-racises-essentiels....

[12] Karine Leclerc. « Soins des enfants : répercussions de la COVID-19 sur les parents ». Statistique Canada, 2020. www150.statcan.gc.ca/n1/pub/45-28-0001/2020001/article/00091-fra.htm ;

Radio-Canada. « Les femmes seraient plus touchées par la pandémie sur le plan familial et professionnel », 20 juillet 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1720973/coronavirus-manitoba-femmes-tra....

[13] Conseil du statut de la femme, « Impacts économiques de la pandémie sur les femmes », 2020. www.csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/eco... ;

Véronique Prince, « 68 % des emplois perdus par des femmes au Québec », Radio-Canada, 11 décembre 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1756478/perte-emplois-femmes-retention-....

[14] World Economic Forum (WEF), Global Gender Gap, Report 2021, 30 mars 2021. www.fr.weforum.org/reports/global-gender-gap-report-2021.

[15] Andrea Dworkin, Les femmes de droite, Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 2016.

[16] Joseph E. Uscinski et al., “Why do people believe COVID-19 conspiracy theories?”, Harvard Kennedy School Misinformation Review, Vol. 1, no 3, 2020. www.misinforeview.hks.harvard.edu/article/why-do-people-believe-covid-19....

[17] Sam Sabin, “1 in 4 social media users who have heard of QAnon say its conspiracy theories are at least somewhat accurate”, Morning consult, 14 octobre 2020. www.morningconsult.com/2020/10/14/social-media-qanon-poll; David Gilbert, “QAnon lies are taking over election conversations onlineVice, 23 novembre 2020. www.vice.com/en/article/g5bv54/qanon-lies-are-taking-over-election-conve....

[18] Dominique Payette, Les brutes et la punaise : les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures, Montréal : Lux, 2019.

[19] Lili Loofbourow, “It Makes Perfect Sense That QAnon Took Off With Women This SummerSlate, 18 septembre 2020. www.slate.com/news-and-politics/2020/09/qanon-women-why.html.

[20] Eden Gillespie, “‘Pastel QAnon’: the female lifestyle bloggers and influenceurs spreading conspiracy theories through Instagram”, The Feed, 30 septembre 2020. www.sbs.com.au/news/the-feed/pastel-qanon-the-female-lifestyle-bloggers-....

[22] Traduction libre de Ibid.

[23] Ibid.

[24] Traduction libre de Lili Loofbourow, op. cit.

[25] Traduction libre de Ibid

[27] Traduction libre de Lorna Bracewell, “Gender, Populism, and the QAnon Conspiracy movement”, Frontiers in Sociology, Vol. 5, 2020.

[28] Traduction libre de Ibid.

[29] Voir notamment : Rosalind Pollack Petchesky, « Antiabortion, antifeminism, and the rise of the New Right », Feminist Studies, Vol. 7, no 2, 1981 : 206-246.

[30] Boris Proulx, « Le clergé demande d’éviter les vaccins d’AstraZeneca et de Johnson & Johnson », Le Devoir, 11 mars 2021. www.ledevoir.com/societe/sante/596659/le-clerge-demande-d-eviter-les-vac....

[31] Site officiel de la Conférence des Évêques Catholiques du Canada (CECC), consulté le 1er avril 2021. www.cccb.ca/fr/foi-et-questions-morales/soins-de-sante/vaccin-covid-19-q....

[32] Traduction libre de University of Oxford, Vaccine Knowledge Project, Authoritative Information For All. https://vk.ovg.ox.ac.uk/vk/covid-19-vaccines.

[33] Avivah Wittenberg-Cox, “What do countries with the best coronavirus responses have in common? Women learders”, Forbes, 13 avril 2020. https://www.forbes.com/sites/avivahwittenbergcox/2020/04/13/what-do-coun....

[34] Barbara Sherwood Lollar et al, “Even in 2020, a double standard is still applied to women in the spotlight”, The Conversation, 27 septembre 2020. www.theconversation.com/even-in-2020-a-double-standard-is-still-applied-....

[35] Traduction libre de Sabine Freizer et al, “COVID-19 and women’s leadership: from an effective response to building back better, UN Women, 2020. www.unwomen.org/en/digital-library/publications/2020/06/policy-brief-cov....

[36] Saskia Brechenmacher et Caroline Hubbard “How the coronavirus risks exacerbating women’s political exclusion, Carnegie Endowment for International Peace, 2020. www.carnegieendowment.org/2020/11/17/how-coronavirus-risks-exacerbating-....

[37] QUB Radio, « Dehors, Valérie Plante, exige Richard Martineau », 26 août 2020. www.journaldemontreal.com/2020/08/26/dehors-valerie-plante-exige-richard....

[38] Idée largement diffusée par la droite au Québec notamment. Voir par exemple : Denise Bombardier, « Le Québec : un matricarcat », le Journal de Montréal, 7 mai 2018. www.journaldemontreal.com/2018/05/07/le-quebec-un-matriarcat.

[39] Note de l’éditrice : Les liens du conspirationnisme avec l’extrême droite sont examinés dans l’article de Corinne Asselin : « Les discours conspirationnistes au temps de la pandémie : cheval de Troie de l’extrême droite ».

[40] Shayla Love, “‘Conspirituality’ explains why the wellness world fell for QAnon”, Vice World News, 16 décembre 2020. www.vice.com/en/article/93wq73/conspirituality-explains-why-the-wellness... Kevin Roose, “Yoga teachers take on QAnonThe New York Times, 15 septembre 2020. www.nytimes.com/2020/09/15/technology/yoga-teachers-take-on-qanon.html.

Note de l’éditrice : la conspiritualité est d’ailleurs abordée plus en détail dans la contribution de Nicholas Cayer au présent recueil : « Comment appréhender la convergence entre le conspirationnisme et la spiritualité ? »

[41] Pour en savoir plus sur la situation des femmes et des minorités en politique au Québec, voir mon dernier article pour L’Esprit libre : « Exclusions des femmes et des minorités, invisibles dans le champ politique québécois », Paroles de femmes, inclusions politiques, L’Esprit libre, 2019, p. 31-45. Également accessible en ligne : www.revuelespritlibre.org/exclusions-des-femmes-et-des-minorites-invisib... Dominique Degré, « Les attaques envers les femmes en politique se multiplient, constatent plusieurs », Radio-Canada, 11 août 2020. www.ici.radio-canada.ca/nouvelle/1725957/femmes-politiques-attaques-rese....

 

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