Abbotsford et le marché canadien de l’armement

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Abbotsford et le marché canadien de l’armement
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| par Pierre-Luc Baril |

Cette année encore, du 11 au 13 août se tient l’Abbotsford International Air Show dans la ville du même nom, près de Vancouver. Comme l’indique le titre de l’évènement, il s’agit d’un spectacle aérien mettant en vedette les plus puissantes et les plus récentes machines de guerre de l’aviation canadienne. Le rassemblement d’Abbotsford figure parmi les évènements du genre les plus courus. Selon le quotidien USA Today (1), il s’agit de l’un des dix plus importants spectacles aériens à travers le monde. Chaque année depuis sa création en 1966, c’est près de 300 000 personnes qui assistent à ce divertissement qualifié de « familial ». Cependant, un aspect de l’évènement n’est pas mentionné : c’est aussi l’un des plus grands marchés d’armement et d’équipement militaires au Canada.

Un spectacle aérien doublé d’un commerce lucratif

Au début des années 2000, Robert A. Hackett et Richard Gruneau, de l’École des Communications de la Simon Fraser University, dressaient un portrait pour le moins surprenant de ce rassemblement. Dans leur livre The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada's Press, les auteurs mentionnent que de 37 entreprises exposant leurs produits en 1989, ce nombre était passé à 104 en 1995 (2). D’abord réservée aux entreprises canadiennes comme Bombardier et Bristol Aerospace, la foire d’Abbotsford s’ouvre ensuite aux producteurs internationaux, par exemple Mitsubishi et Boeing (3).

Bien entendu, la concentration d’une si grande quantité d’offres au même endroit a tôt fait d’attirer à son tour une vaste demande. Dans l’édition du Peace Magazine de novembre 1996, David Thiessen, attaché à la Fondation Fraser Valley Ploughshares, un organisme catholique de promotion de la paix, rend compte de l’ampleur que possède déjà l’Abbotsford Air Show. Selon Thiessen, c’est plus de 15 000 représentant·e·s de près de 70 pays qui sont présent·e·s à l’époque pour venir acheter du matériel militaire (4). Dans son article, Thiessen souligne les conséquences que représente l’accessibilité d’un tel marché pour des États reconnus pour user de la violence envers leur population. Nous reviendrons sur ce dernier point un peu plus tard.

Afin de mieux comprendre l’impact que peut avoir un tel évènement, voici quelques chiffres concernant l’évolution des exportations d’armes du Canada. Selon les recherches de l’équipe de L’Actualité, l’exportation canadienne d’équipement militaire a plus que doublé au cours des vingt dernières années (5). De 1990 à 2015, la valeur monétaire des marchandises exportées est passée de 460 à 960 millions de dollars (excluant le marché états-uniens) (6). Pour la même période, le nombre de pays importateurs d’équipement militaire canadien a augmenté de 50 à 80 (7). On constate donc que le commerce des marchandises militaires prend une importance non négligeable avec le temps.

En raison des éléments que nous venons de mentionner, il serait possible de croire que l’évènement annuel d’Abbotsford est d’abord né sous l’impulsion d’un simple spectacle aérien avant de se transformer graduellement en l’un des plus importants marchés d’équipement militaire du Canada. Le phénomène peut aisément s’expliquer par la liaison entre la démonstration de tels produits et la présence de points de vente sur les lieux du spectacle. L’évènement d’abord ludique serait devenu un moment privilégié pour l’industrie de faire la démonstration de ses produits et d’en offrir l’acquisition après coup.

L’Abbotsford International Air Show : une présence médiatique discrète

En dehors de la présence de ce marché d’équipement militaire au Canada, la couverture de l’évènement par les médias est pour le moins particulière. D’abord, en dépit de son envergure internationale, l’événement est très peu couvert par les médias. Ensuite, l’image que l’on en donne est bien loin de celle d’un marché d’armes.

Dans The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada's Press, Hackett et Gruneau font intervenir à ce sujet Donald S. Dart, professeur au collège universitaire de Fraser Valley. Pour Dart, l’infime espace médiatique occupé par l’Abbotsford Air Show ainsi que sa représentation sous la forme de « divertissement familial » repose essentiellement sur deux facteurs : une lourde campagne de relations publiques et des journalistes forts peu critiques (8).

C’est notamment en raison d’un appel à la pensée critique que nous devons l’une des premières références francophones à la vente d’armes d’Abbotsford. C’est dans les pages de son incontournable Petit cours d’autodéfense intellectuelle que Normand Baillargeon, ancien professeur de pédagogie à l’Université du Québec à Montréal, traite du problème médiatique que représente la foire d’Abbotsford. Suite à une minutieuse recherche dans les médias québécois, Baillargeon fut incapable de retracer plus d’une dizaine d’articles traitant de l’évènement dans les quarante dernières années (9). Dans tous les cas, aucun ne parle de la vente de matériel militaire, seulement du spectacle aérien et de son caractère familial.

Dans le but de vérifier cette affirmation, nous nous sommes adonnés au même exercice que Baillargeon. Outre les articles déjà mentionnés par ce dernier, nous n’avons trouvé que très peu d’articles liés à l’Abbotsford International Air Show. Dans tous les cas, les articles sont le fruit de journaux locaux et ne traitent d’aucune façon de la vente d’armes qui se déroule sur les lieux lors de l’évènement.

Il nous a fallu remonter près de vingt ans en arrière pour accéder à des documents portant sur le commerce de marchandises militaires durant ce spectacle aérien. Quant à ces travaux, ils ont été rédigés par des spécialistes géographiquement près d’Abbotsford (Burnaby, Vancouver, etc.). Même le vaste travail de L’Actualité, dont nous avons déjà fait mention, ne traite pas du rassemblement annuel d’Abbotsford et de la vente d’équipement militaire qui s’y déroule.

Il appert donc qu’il faut soit remonter dans le temps pour entendre parler de la vente d’équipement militaire durant l’Abbotsford International Air Show, soit se rabattre sur les médias locaux pour en entendre parler aujourd’hui. Dans le cas de ces derniers, les articles traitent toujours de l’évènement comme un rassemblement ludique et familial, en somme un spectacle de divertissement.

Il est donc légitime, dans un régime se présentant comme démocratique, de s’interroger sur les raisons entourant une telle opacité médiatique. Normalisation du commerce d’équipement militaire? Contrôle gouvernemental? Manque de sensationnalisme de l’évènement? Ce sont toutes des questions qui méritent des réponses.

Le Canada, promoteur de la paix?

Bien entendu, les éléments que nous avons énoncés plus haut ont de quoi entacher la réputation de promoteur et gardien de la paix du Canada. Encore en mai dernier, à l’occasion de la Journée internationale des Casques bleus de l’ONU, Justin Trudeau rappelait la « longue et fière histoire en matière de missions de maintien de la paix » du Canada à travers le monde (10). Il semblerait pourtant que le Canada n’ait pas de problème à promouvoir la paix d’un côté et à vendre des armes de l’autre.

La Corporation commerciale canadienne, dont la mission est « l’expansion du commerce en aidant les exportateurs canadiens à accéder aux marchés publics étrangers grâce à un mécanisme de passation de contrats de gouvernement à gouvernement », semble jouer un rôle prépondérant dans l’implication du Canada sur le marché mondial de l’équipement militaire (11). Dans la section « La CCC dans le monde », le rapport de la société d’État traite avec fierté de la facilité des transactions de matériel militaire avec les États-Unis, de la vente de véhicules et d’aéronefs militaires au gouvernement péruvien, du bien connu programme de chars blindés avec l’Arabie Saoudite et de l’exportation d’hélicoptères pour les forces aériennes des Philippines (12). Il s’agit là d’une série de contrats dont la valeur s’élève à plusieurs centaines de millions de dollars. Toutes ces transactions sont présentées comme de simples échanges commerciaux et non des ventes de matériel risquant d’être impliqué dans la mort de civils.

En effet, comme l’a si bien expliqué l’équipe de L’Actualité, depuis Brian Mulroney jusqu’à Trudeau fils, tant les Libéraux que les Conservateurs ont favorisé la croissance de l’exportation d’équipement militaire (13). Dans certains cas, les acheteurs, c’est-à-dire les États, ont utilisé l’équipement militaire dans des situations ayant causé des décès civils (14). Dans la dernière année au pouvoir de Stephen Harper, le Canada a exporté pour 676 millions de dollars en marchandises militaires tandis que ce montant a atteint 717,7 millions de dollars pour la première année de Justin Trudeau (15).

C’est une situation pour le moins surprenante, si l’on considère tous les efforts menés par Amnistie internationale pour que les États membres de l’ONU adoptent un accord sur le commerce international des armes en 2013. Rappelons ici que le Canada n’a toujours pas ratifié cet accord (16). Le Canada se retrouve donc face à un reflet de lui-même fort peu enviable. D’un côté, il fait la promotion de la paix tandis que de l’autre, le commerce de l’armement vient enrichir ses coffres. La situation devient réellement inconfortable si l’on s’attarde aux conclusions d’Amnistie internationale voulant que les conflits accentuent la demande en armement et que le besoin d’équipement militaire à son tour enflamme les conflits (17).

En finir avec l’hypocrisie

À la lumière des analyses et des textes que nous avons mentionnés, le cas de l’Abbotsford International Air Show soulève de graves questions concernant l’administration et les choix du gouvernement canadien. Il est flagrant d’abord de voir le malaise persistant quant à l’objectivité et à l’indépendance des médias, tant au Canada anglais qu’au Québec. Le cas d’Abbotsford semble prouver qu’il existe une forme de contrôle étatique sur la diffusion ainsi que la présentation de l’information au Canada.

Ensuite, il est impossible de passer sous silence le réel degré d’implication du Canada sur le marché mondial de l’équipement militaire. Alors qu’il est aujourd’hui de notoriété publique que le Canada participe et récolte sa part du lucratif marché de l’armement, il ne faudrait pas oublier que derrière ses airs de gardien de la paix, le gouvernement canadien est complice d’États qui font usage de l’équipement produit chez nous contre des groupes civils.

Nous sommes d’avis qu’à l’heure où le Canada s’interroge sur le rôle des blindés canadiens à l’étranger (18), il faut définitivement mettre fin à l’hypocrisie qui domine les politiques économiques et étrangères du Canada. Il en va d’abord d’une question de droits humains et de respect et de protection de la vie sous toutes ses formes.

1) 10 Best Editors, « 10 best air shows around the world », USA Today, 27 février 2013, <https://www.usatoday.com/story/travel/destinations/2013/02/26/10-best-ai..., consulté le 8 août 2017.

2) Robert A. Hackett et Richard Gruneau, The Missing News: Filters and Blind Spots in Canada's Press, Ottawa, Garamound Press, 1999, p. 157.

3) Ibid.

4) David Thiessen, « Airshow Canada: The Eighth Most Censored Story Of 1995 », Peace Magazine, vol. 12, no. 6 (1996), p. 6.

5) Naël Shiab, « Marchandises militaires : la grande hypocrisie canadienne », L’Actualité, 5 février 2017, <http://lactualite.com/societe/2017/02/05/marchandises-militaires-la-gran..., consulté le 8 août 2017.

6) Ibid.

7) Ibid.

8) Robert A. Hackett et Richard Gruneau, op. cit., p. 158.

9) Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux Éditeur, 2006, p. 293.

10) Justin Trudeau, « Déclaration du premier ministre du Canada à l’occasion de la Journée internationale des Casques bleus de l’Organisation des Nations Unies », Ottawa, 29 mai 2017.

11) Corporation commerciale canadienne, Un monde d’occasions d’exportations s’ouvre à vous – Rapport annuel 2014-2015, juin 2015, p. B.

12) Ibid, p. 2-3.

13) Naël Shiab, Op. cit.

14) Ibid.

15) Canada (Affaires Mondiales Canada), Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada – 2015, Ottawa, 2015, p. 1 et Canada (Affaires Mondiales Canada), Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada – 2016, Ottawa, juin 2016, p. 4.

16) Ibid.

17) Amnistie internationale, Contrôler les armes, Paris, Éditions Autrement, p. 76-98.

18) Radio-Canada, « Ottawa se penche sur l'utilisation de blindés canadiens en Arabie saoudite », Radio-Canada, 29 juillet 2017, <http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1047828/ottawa-armee-blindes-canadie..., consulté le 8 août 2017.

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