Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen

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Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen
Analyses
| par Léandre St-Laurent |

L’« Acte » eut une signification bien particulière pour le mouvement français des Gilets jaunes. Tel le chapitre d’une révolte populaire, brutale par sa rupture narrative, ce que les protagonistes de la mobilisation nommaient « Acte » devait constituer chaque étape successive vers le renversement du pouvoir gouvernemental, voire à une reconfiguration des règles institutionnelles du pays. Durant des mois, chaque samedi représentait un nouvel « Acte », dans une dynamique d’accentuation du rapport de force social. À force de perte de puissance du mouvement, l’« Acte » devint rapidement un rituel grégaire à travers lequel l’on tentait de raviver une flamme qui vacillait.

« Acte 45 » Le 21 septembre 2019, les manifestant·e·s gilets jaunes jouaient la énième répétition d’une insurrection qui pointe le nez sans tout embraser. Dès les débuts de la matinée, plus de 7500 policiers et policières étaient mobilisés dans tout Paris1. Ce qui devait être une marche paisible en faveur de la lutte aux changements climatiques se transforma en une microguérilla urbaine entre des gilets jaunes et black blocks d’un côté, et forces de l’ordre de l’autre. Les échauffourées allaient durer plusieurs heures. Bilan : 137 interpellations, 224 verbalisations et 1249 contrôles2. La préfecture de police et le ministère de l’Intérieur s’y étaient préparés. Pas question de laisser se déployer la « Nuit des barricades » qui se profilait dans les actions à venir des plus radicaux des contestataires3. Pour le premier anniversaire du mouvement, à l’ « Acte 53 », les forces de l’ordre ont tenté d’empêcher la manifestation déclarée de se mettre en branle, et ont violemment dispersé la foule, qui a répliqué par des projectiles et des barricades en flammes4.  

Ce grand mouvement social bégaie. Il semble devenir l’ombre de lui-même. Du camp de la contestation à celui de la répression, les mouvements de rue qui perdurent prennent de plus en plus l’apparence d’une théâtralisation d’un soulèvement populaire qui, durant l’hiver 2018-2019, avait failli faire vaciller la Ve République. Les gilets jaunes encore mobilisés vivent dans le fantasme d’un grand soir qui a un jour semblé tout renverser. Face à la présidence Macron devenue, à l’époque, impuissante, les gilets jaunes se rassemblaient chaque samedi à Paris, au cœur du pouvoir de l’État français. Chaque « Acte » devait ainsi porter un coup au gouvernement de La République en marche (LREM), jusqu’à ce qu’il s’effondre. Depuis le samedi 9 mars, c’est l’« Acte décisif » qui a été lancé en vain par le mouvement5. Cette volonté du désespoir quant à une rupture qui n’advient pas coïncida avec une diminution graduelle de la mobilisation6.

Au long terme, cet acharnement à provoquer l’inespéré moment révolutionnaire pourrait très bien faire passer le mouvement de la tragédie à la farce7.  Tragédie, s’il en est, de voir surgir concrètement dans l’espace public une notion normalement confinée à la théorie politique, le « peuple », pour finalement apercevoir ce dernier, meurtri, quitter subitement la scène de l’histoire et encore plus profondément s’emmurer dans son usuel silence. Farce d’observer des bandes agitées surjouer le « peuple », désormais bien absent de la scène; en face, un pouvoir politique traumatisé prêt à écraser ce pâle figurant. Côté cour, côté jardin, le peuple français a bien compris que son rôle était derrière les rideaux.

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* *

 

C’était le 1er décembre 2018.

La scène débordait. Les rideaux étaient en flammes. Le quatrième mur était brisé.

Sur les Champs-Élysées, les forces de l’ordre sont complètement dépassées. Reclus aux abords de l’Arc de Triomphe, les membres de l’anti-émeute essuient une pluie de pavés, de barres de fer et de barrières métalliques censées empêcher les contestataires d’avancer. Au cœur d’une tempête de gaz lacrymogène, des gilets jaunes se recueillent près de la Flamme du Soldat inconnu qui, l’entourant de leur nombre, la protègent des violences environnantes; que cette France éternelle ne s’éteigne jamais8. Au même moment, d’autres insurgé·es pénètrent dans l’Arc de Triomphe. À l’intérieur, ils et elles redonnent ses lettres de roture à la statue de la Marianne, en lui fracassant le portrait9. La voici, chère Marianne, qui renoue avec la révolution.

Le samedi suivant, la présidence est aux abois. L’Élysée se transforme en bunker. Un hélicoptère attend Macron, au cas10.  C’est cet « Acte » là qui plane sur l’esprit des gilets jaunes, celui d’un peuple victorieux qui achève un pouvoir crevassé par des forces sociales qui le dépassent.

Une révolution citoyenne?

À peine les pouvoirs publics se remettent-ils de débordements qui laissent les rues de Paris couvertes de barricades et de carcasses de voitures carbonisées que le dirigeant du parti La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, incite à l’insurrection. À l’Assemblée nationale, sous les regards tétanisés des députés de LREM et sous le rictus méprisant du premier ministre Édouard Philippe, le tribun s’élance : « Heureux les jours que nous vivons, puisqu’enfin la France est entrée en état d’insoumission générale contre un ordre injuste qui durait depuis trop longtemps »11. Mélenchon voit dans le mouvement des gilets jaunes l’affirmation d’une « révolution citoyenne », la consécration du combat politique de sa vie. « C’est l’histoire de France qui se joue », lance-t-il.

Dès 2014, il énonçait l’avènement de « l’ère du peuple » dans son ouvrage éponyme12. Mélenchon y décrivait les conditions socio-économiques dans lesquelles les masses sont poussées, dans un XXIe siècle où le nombre toujours croissant d’êtres humains fait s’accélérer l’histoire. Face à l’imposition d’une mondialisation de l’économie capitaliste, à l’effondrement des réseaux traditionnels de solidarité, à l’explosion des inégalités économiques, à l’urbanisation en constante croissante des sociétés humaines, à une dynamique effrénée du temps disponible qui chamboule le quotidien, à la crise climatique qui disloque les milieux écologiques dans lesquels s’organisent les groupements humains, il se structure une phase historique dans laquelle des multitudes sociales sont de plus en plus laissées à elles-mêmes face à des élites économico-politiques de plus en plus gloutonnes. Multitude. Le mot est juste. En ce début de siècle, l’individu fait face à une société morcelée. Isolé, de moins en moins intégré à des institutions collectives ou communautaires qui pourraient offrir une « conscience commune » donnant sens à ses actions, l’individu peut de prime abord sembler impuissant dans cet univers social contradictoirement individualiste.

Pour Mélenchon, cet éclatement des sociétés modernes en atomes pose pourtant les conditions d’un surgissement social. Si les rapports de classes classiques et l’intrication des rapports humains aux institutions traditionnelles tendent à se rompre, l’humanité a, d’un autre côté, accès à des réseaux, notamment par sa connexion à une « toile » numérique, qui offrent des potentialités repoussant sans cesse les limites de l’action collective. Les sociétés contemporaines sont amenées à refaire peuple, par la révolte d’un « nous » à reconstruire. Et de ce « nous », encore méconnu, un nouveau corps politique émerge, plus démocratique, qui permet de reconstruire les bases d’un vivre-ensemble. Ainsi, comme « l’histoire nous l’apprend : à toute condition sociale finit par correspondre une conscience collective. Que cette conscience soit claire ou confuse n’empêche rien. Ça se fait tout seul.13 » Cette conscience collective, elle jaillit par la « révolution citoyenne ». Comme première phase, les masses surgissent dans l’espace public en s’affirmant comme peuple. Le mouvement des gilets jaunes en est l’exemple type. Durant les mois qui ont suivi, des soulèvements populaires, aux causes diverses, ce sont multipliés partout à travers le monde, de l’Algérie au Liban, en passant par le Chili ou Hong Kong. Malgré les configurations particulières de ces révoltes, doit-on y voir l’affirmation d’un processus global de dislocation sociale? L’Histoire tranchera14.

De ce type de soulèvement, la phase positive devrait normalement s’ensuivre. C’est là que le peuple s’organise de façon à fonder les bases d’un nouvel ordre politique constituant. Avec la création en 2017 du mouvement LFI, Mélenchon vise, en remplacement des institutions actuelles, la création d’une VIe République, instituant une gamme d’outils de contrôle démocratique et une plus vaste redistribution des richesses15. Ce projet est en phase avec l’émergence d’un « populisme » de gauche, qui inscrit la conflictualité politique en une opposition frontale entre « peuples » et élites16.  Dès les débuts du mouvement social des gilets jaunes, Mélenchon tentait d’inscrire son action dans le sillage de ce dernier de façon à ce qu’une réponse politique surgisse de cette crise. Lors des élections européennes du printemps 2019, LFI joignait une alliance avec les partis de gauche Podemos d’Espagne et Bloco du Portugal pour qu’une révolution citoyenne embrase l’Europe17.

Pourtant, à la sortie de ces élections, la liste des candidat·e·s de LFI ne fera que 6 %18. L’époque où Mélenchon haranguait les foules et faisait 19 % au premier tour de la présidentielle de 2017 paraît bien loin. Les résultats électoraux de Podemos et du Bloco ne seront pas plus favorables19. Loin d’aboutir au renversement escompté, la sortie de crise par les voies politiques profite pour l’instant au Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, avec en deuxième place LREM de Macron. Les gilets jaunes seront restés électoralement invisibles. Il n’y a pas eu de liste « gilets jaunes ». Le nouveau corps politique demeure un fantasme.

Si donc le but est d’analyser le surgissement des gilets jaunes, alors pourquoi traiter de Mélenchon et de son mouvement? Pourquoi même évoquer le concept de « révolution citoyenne »? Plusieurs raisons s’imposent, mais ne retenons que l’essentiel. Dans un premier temps, le fait que des obstacles se dressent entre une volonté populaire et sa transposition politique ne signifie en aucun cas qu’une tentative de révolution politique n’a pas eu lieu. Dans un deuxième temps, une révolution citoyenne est, par définition, un phénomène social de très grande ampleur qui traverse l’ensemble de la société ou de ce qu’on appelle le « peuple ». Peu importe la pertinence des intuitions théoriques qu’un individu peut avoir pour tenter de le comprendre, les ramifications générales et particulières de ce phénomène dépasseront toujours les paramètres restreints d’une analyse. La chose est d’autant plus vraie dans le champ politique. Ce type de mouvement tend à balayer toute forme d’organisation politique qui contraint ou encadre son irrésistible déploiement. Il correspond à l’aboutissement paroxystique du « dégagisme », terme popularisé en France, notamment par Mélenchon, pour désigner la volonté populaire de faire disparaître de l’espace public tous les anciens appareils de partis politiques20. À cette dynamique, révolutionnaire dans le cas des gilets jaunes, nuls n’y échappent, pas même ceux et celles qui souhaitent et embrassent la « révolution citoyenne ».

Le peuple et son contrat social

Dans les milieux bourgeois, académiques et médiatiques, il est aujourd’hui de bon ton de se méfier de l’idée de peuple, voire même de la craindre. Selon cette posture, « peuple » est une notion superflue qui a le potentiel de mettre en danger les régimes démocratiques tels que nous les connaissons. La référence au « peuple » poserait le danger d’une essentialisation de la société civile. Par l’appel au peuple, des mouvements et partis politiques tireraient ainsi avantage de cette représentation de la société en s’en faisant les dignes représentants contre des « élites » dites oppressives. Ainsi s’affirmerait le péril « populiste » qui, selon quelques analystes, impose une conception « antipluraliste » de la société, par la représentation d’un peuple homogène, incompatible avec le système représentatif de nos démocraties modernes. Cette théorisation de ce qui constitue le « populisme », perçu comme une dérive dangereuse des institutions représentatives, fut notamment popularisée par le politologue Jan-Werner Müller21.  

À l’aube de la modernité, l’idée de peuple était pourtant au fondement même de la pensée démocratique. À ce titre, prenons pour exemple Machiavel, qui est l’une des influences ayant le plus contribué à définir le peuple comme moteur de l’esprit démocratique qui finira par emporter le monde occidental dans les siècles récents22. En parfait moderne, il était le pourfendeur de toute conception métaphysique du bien qui poserait une essence intangible de ce qui le constitue. Pour Machiavel, les normes dominantes du « bien » sont au contraire une construction sociale qui dépend d’un rapport de forces constant, le plus souvent à l’avantage des « grands ». Il existe toutefois une bonté fondamentale qui n’est pas une essence, mais bien une négation de celle-ci. Elle se trouve dans le « peuple », que Machiavel définit comme une masse de gens qui, subissant le pouvoir, ne veulent pas être opprimés par les « grands »23. En ce sens, le peuple apparaît comme un phénomène social de grande ampleur qui dépasse le cadre des idéologies particulières. Que des « populistes » d’extrême droite lui assignent une âme ethnico-raciale ou que la gauche radicale lui insuffle une essence ouvriériste ou cosmopolite ne change rien à l’affaire. « Peuple » n’est pas qu’une expression aux prises avec l’idéologie. Il désigne un fait social que l’on peut définir, en termes sociologiques, comme une multitude ou pluralité qui a pour socle commun le fait de ne pas avoir accès aux positions de contrôle des institutions économico-politiques, institutions qui s’imposent à cette multitude. C’est selon cette optique que le cri de détresse des gilets jaunes, et leurs actions qui en découlent peuvent être compris. Aucune « essence » ici.

Mais cette « bonté » n’est que négative. Un problème se pose lorsqu’est venu le moment de transposer cette résistance au pouvoir en un contenu explicite et intelligible. Qu’une gauche qui, comme LFI, se revendique d’une « révolution citoyenne », qui soit tant en phase théorique – théorique, le mot est important – avec un mouvement social d’une ampleur inédite, que cette gauche émerge en France n’est pas le fruit du hasard. L’une des influences de la Révolution de 1789 par ses écrits, Jean-Jacques Rousseau, a développé une analyse des conditions modernes d’association citoyenne autour d’un corps politique commun. Comme les conditions sociologiques qui font qu’une population respecte la loi et les règles du jeu politique de leur pays n’ont pas essentiellement changé depuis l’avènement de l’État moderne, ce regard reste actuel. L’analyse rousseauiste permet surtout de rendre intelligible ce phénomène qui mène un peuple à se rendre visible et à faire l’Histoire.

Pour Rousseau, si l’inégalité entre êtres humains est inhérente à la société, elle n’est en aucun cas naturelle. Il arrive un moment dans l’histoire de l’humanité où ses membres, collaborant au sein de groupements humains de plus en plus vastes, font face à des problèmes collectifs qui demandent des réponses collectives. Régler ces problèmes demande la mobilisation et l’association de certains talents et de certaines capacités souvent détenues par un cadre restreint d’individus. Un ordre social inégal en découle du moment où ces aptitudes sont reconnues par l’ensemble social comme justifiant une différenciation entre personnes. Il se structure un regard collectif sur autrui qui lui confère un statut social. C’est ainsi l’« opinion » qui contribue à l’inégalité24.

Se référer à l’opinion comme fait déterminant dans la formation des inégalités sociales présuppose un consentement collectif à un tel ordre des choses, ou du moins que le non-consentement n’est pas suffisamment enraciné pour susciter une révolte contre l’ordre établi. La société inégalitaire n’est acceptée que dans la mesure où elle permet la préservation de tou·te·s et chacun·e·s. En d’autres mots, un ordre social n’est stable que lorsqu’il correspond à « une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéissent pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »25. Pour maintenir un arrangement institutionnel donné, les membres d’un peuple obéissent, à titre de sujets, aux institutions. Ils et elles ne le font toutefois qu’à la condition d’une acceptation d’un cadre politique qui les préserve vitalement, ce qui fait d’eux des souverains. C’est ainsi que s’affirme la citoyenneté, dans un jeu d’équilibrage entre sujétion à la loi et à la souveraineté populaire. Les deux pôles s’autoalimentent. Sans souveraineté du peuple, aucune légitimité à la loi, sans l’obéissance à la loi, aucune possibilité de jouir des droits posés par la citoyenneté. Ce processus est à la base du contrat social.

C’est dans le cadre d’un bris fondamental de ce type de contrat social qu’une quelconque « révolution citoyenne » peut être comprise. Pour analyser l’irruption du mouvement des gilets jaunes, mais également les insurrections sans précédent que l’on voit éclater partout à travers le monde depuis 2018, il est primordial de cerner la nature du contrat social brisé pour chaque société en cause. Ce n’est pas de dire que chaque société concernée suit le même schéma global selon les mêmes configurations de mobilisation. À chaque révolte sont associées des causes très variées ayant des racines enfouies dans chacune des histoires et cultures nationales concernées. Nous pouvons tout de même affirmer que nous assistons à une phase historique exceptionnelle où les conditions d’association qui font qu’une société fonctionne semblent éclater dans une multitude de pays.  

Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que Jean-Jacques Rousseau ou d’autres ayant écrit sur le contrat social ont cerné dans leur exactitude historique les raisons et causes qui font émerger nos institutions communes et, par moments, les font s’effondrer. Il serait absurde de penser une telle chose. Il s’agit plutôt de dire que le fait de cadrer l’analyse du vivre-ensemble comme le respect collectif pour un contrat social permet d’identifier un état d’esprit général qui, dans nos sociétés modernes, et surtout en régime de démocratie représentative, fait en sorte qu’une masse de gens accepte les règles du jeu politique de leur société.

Dans le cas français, nous voyons que la rupture d’un tel contrat social est conjointe de l’émergence d’une minorité sociale qui brise les conditions d’association qui prévalaient jusque-là, groupe que l’on nomme dans le langage commun, de façon souvent ambiguë et polysémique, les « élites ». En réaction, et lorsque la « fracture sociale »26 finit par faire trop mal, par faire en sorte que la majorité de la société n’arrive plus à vivre une vie qu’elle juge digne, la masse des gens qui ont cessé de trouver légitime la façon dont sont régies les institutions dominantes s’organise pour former un peuple qui ne veut plus se faire écraser. Ce peuple prend alors une identité en devenant un acteur politique de masse. Il se met en scène. En France, il devient un peuple en jaune.

La destruction de l’État-providence et de la classe moyenne

Quelle est donc, en France, la nature du contrat social en phase de rupture? Pour la comprendre, il faut cerner le problème français comme l’expression radicale d’un problème qui traverse l’ensemble de l’Occident. À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, les élites occidentales ont appris des bouleversements majeurs engendrés par un capitalisme qui, à l’époque, était devenu fou. Ce capitalisme, sous la forme d’un marché global « autorégulateur », avait détruit les économies nationales, fait exploser les inégalités économiques et le chômage de masse, mené à la crise financière de 1929 et généré le bolchevisme et le fascisme27. Avec l’effondrement de l’Axe, l’Union soviétique imposait désormais sa puissance à une économie de marché occidentale qui ne pouvait plus continuer d’être ce qu’elle avait été.

L’après-guerre prit ainsi la forme d’un apaisement généralisé. Il devenait de plus en plus évident qu’un contrat social stabilisateur ne pouvait se résumer qu’à un arrangement institutionnel libéral. Pour que les peuples occidentaux adhèrent aux institutions dominantes de leurs sociétés, ces dernières devaient assurer les conditions de préservation d’un certain niveau de vie, chose que le capitalisme laissé à lui-même n’arrivait plus à faire respecter. Si la stabilisation de la démocratie représentative faisait sens, ce n’était qu’en vertu du développement conjoint d’un État social fort. Le contrat social d’Occident était dorénavant inséparable de la prédominance du modèle social de l’État-providence.

Concrètement, cette forme d’État stimule la demande par l’instauration de services publics, l’application de politiques publiques généreuses et des investissements ciblés dans le marché. Ce modèle est associé à une distribution salariale relativement équitable dans l’entreprise dans le cadre d’un système dit « fordiste », selon un partage dans l’entreprise des gains de productivité. L’activité économique des entreprises privées s’inscrit également dans le sillage d’une régulation publique des institutions financières priorisant l’investissement à faibles taux d’intérêt vers le capital productif28. Cette nouvelle conjoncture a eu pour conséquences un haut niveau de croissance, des niveaux modestes d’inégalité économique et le quasi-plein-emploi. C’est ce qui caractérise cet « âge d’or » du capitalisme29. En France, l’affirmation de l’État-providence prit la forme d’un capitalisme d’État hérité du gaullisme d’après-guerre, dont les effets bénéfiques se firent sentir durant les « Trente Glorieuses » (1946-1975). Ce phénomène peut être mis en parallèle, par exemple, avec la continuation des politiques économiques héritées du New Deal aux États-Unis ou avec la Révolution tranquille ici au Québec.

À partir du moment où ce type de modèle d’investissement entre en crise structurelle dans la deuxième moitié des années 1970, les États-nations de la sphère non soviétique s’en remettent de plus en plus au marché capitaliste pour trouver les outils nécessaires au redécollage de la croissance économique. C’est ainsi que, dès les années 1980, des vagues de gouvernements de droite économique, comme celui de Ronald Reagan aux États-Unis ou de Margareth Thatcher au Royaume-Uni, imposent ce qu’il est aujourd’hui commun de nommer « néolibéralisme ». Le libéralisme économique revient effectivement en force et détricote tranquillement l’appareil institutionnel et administratif des États-providence. Le marché autorégulateur s’impose à nouveau. En termes de politiques publiques, cette conjoncture est rendue possible par la privatisation de certains secteurs publics, par la libéralisation des marchés du travail nationaux ainsi que de la dérégulation de l’activité économique (surtout financière)30. Avec la chute de l’URSS, l’économie capitaliste devient globale. Nous assistons à l’un des transferts de richesses les plus massifs de l’histoire, vers les plus riches31. À l’échelle mondiale, les inégalités économiques ont atteint un sommet jamais observé depuis le XIXe siècle. La crise financière de 2007 vient accélérer cette dynamique de dislocation sociale. Les institutions financières sont renflouées. Les peuples, eux, se voient imposer l’austérité budgétaire par leurs gouvernements respectifs.

Au printemps 2019, le géographe français Christophe Guilluy faisait un constat dramatique de la situation des sociétés occidentales32. Pour lui, il devient en fait de plus en plus difficile de parler de « société » à proprement dire. « There is no society! » était autrefois le mot d’ordre de la première ministre anglaise Margaret Thatcher, pour qui l’ensemble de la vie sociale se résumait à l’interaction d’individus au sein d’un marché, où les lois de l’offre et de la demande mènent le bal. À force de s’imposer, le marché capitaliste tend à autoréaliser la prophétie thatchérienne.

C’est justement sur ce point qu’apparaît la rupture du contrat social au fondement même des institutions politiques occidentales. Le développement de l’État-providence est indissociable de l’affirmation d’une classe moyenne forte qui vient soutenir les institutions qui lui assurent son niveau de vie. Cette classe moyenne, si elle veut exister, inscrit historiquement son activité économique au sein d’une base industrielle nationale qui est pérenne. Les gens de la classe moyenne ont également accès à la petite propriété, à un capital économique restreint, à des services publics de qualité et à un capital social qui fait qu’ils et elles s’identifient comme appartenant à une société commune. Or, en ce début de XXIe siècle, la mondialisation de l’économie capitaliste a démantelé les conditions de possibilité de la stabilité d’une telle classe. Conjointement à un accaparement accru des richesses par les bourgeoisies de chaque pays, la suprématie des flux internationaux de capitaux sur les économies nationales a fait circuler l’activité économique là où elle est rentable, et ce, indépendamment des besoins des sociétés qui font naître cette activité. Les inégalités de salaires, de capitaux et de propriétés explosent, selon une concentration vers le haut de la richesse. Les pays occidentaux se désindustrialisent et tendent à se « tertiariser ». Économie de services pour l’Occident, prolétariat industriel pour le reste du monde. Les maux économiques engendrés par cette situation varient et s’entremêlent différemment d’un pays à l’autre. Ils suivent toutefois une tendance générale qui est celle d’une paupérisation lente des classes populaires occidentales.

La France constitue l’exemple type où la désindustrialisation fait se conjuguer chômage de masse et croissance de la pauvreté. Depuis l’après-guerre, 6 millions d’emplois agricoles ont été perdus et 3,5 millions d’emplois industriels depuis les années 1980. Le tout s’accélère. Seulement durant la dernière décennie, ce sont 601 sites industriels qui, de façon nette, se sont volatilisés de l’économie française33. La France est un cas exemplaire de la généralisation du tertiaire, l’économie de services occupant 76 % du marché du travail34. Il n’y a pas vraiment eu de mutation d’emploi de qualité pour cette main-d’œuvre qualifiée qui, autrefois, faisait la grandeur de l’industrie française. Le chômage est devenu si massif qu’il touche désormais une personne sur cinq. De l’autre côté, une masse ouvrière active arrive désormais difficilement à boucler les fins de mois. De 2008 à 2017, le pouvoir d’achat moyen s’est réduit de 6000 euros35. Ajoutons à tout ceci un appareil fiscal qui fait de plus en plus pression sur ce qui reste de classe moyenne, avec pour contrepartie des services publics dont la qualité est de moins en moins assurée, et tous les ingrédients sont réunis pour qu’éclate ce qui faisait le contrat social de la France contemporaine.

Progressisme élitaire contre déclassement populaire

L’économie de services occidentale, qui, par l’entremise de la domination de la finance, étale sa suprématie, impose un capitalisme actionnarial où ce sont, comme son nom l’indique, les actionnaires des firmes privées qui orientent la direction et la croissance de la production et de l’échange36. À cette classe dominante actionnariale s’agrège un nombre assez important d’emplois libéraux et du tertiaire. Cette strate de la population est celle qui domine l’économie contemporaine, avec son contingent de cadres qui fait rouler la machine. C’est surtout cette strate qui profite de l’état actuel des choses.

Selon l’historien Pierre Vermeren, « les cadres [de France] constituent 20 % des actifs, soit près de 10 millions de personnes37 avec leur famille, non comptée la frange aisée des retraités. Ils forment un bloc cohérent et compact qui peut vivre presque entièrement replié sur lui-même. »38 Nous assistons là à un accroissement d’un phénomène que l’historien et sociologue américain Christopher Lasch observait déjà dans les années 1990 : la « révolte des élites »39. Depuis que le marché capitaliste a recommencé à se globaliser dès les années 1970-1980, un nombre critique, mais tout de même minoritaire, de citoyen·ne·s des sociétés occidentales développe un attrait pour les flux de capitaux internationaux, sans que leur activité économique individuelle n’ait nécessairement d’attache envers l’activité économique de leur pays d’origine. Ces gens profitent de la croissance économique globalisée et de l’augmentation des inégalités, sans trop souffrir du déclin de l’industrie occidentale et de l’État-providence. L’on parle ainsi de « révolte » ou de « sécession » du fait que ces élites tendent de plus en plus à se détacher de leur société. Le capital international plutôt que le peuple.

Il se structure ainsi une opposition frontale entre ce que le géographe Christophe Guilluy nomme les « vainqueurs » et les « perdants » de la mondialisation. Selon un processus de métropolisation et de tertiarisation des économies occidentales, la croissance de l’emploi tend à se concentrer là où l’activité industrielle est moindre, à l’avantage du bloc élitaire qui profite de la situation. Dans plusieurs pays, le phénomène oppose le monde des métropoles à celui de la périphérie. Concrètement, selon Guilluy, « en France, depuis le début des années 2000, la croissance de l’emploi, qui se diffusait sur l’ensemble du territoire, se concentre désormais dans une douzaine de métropoles, dont Paris, Bordeaux, Nantes, Rennes, Toulouse, Montpellier, Lille, Lyon, Grenoble et Marseilles »40. Ce déplacement de l’activité économique accapare 46 % du niveau d’emploi et correspond à environ 75 % de la croissance économique de la décennie qui nous précède (2000-2010).

Face à cette sécession élitaire, une masse désœuvrée se trouve en situation de déliquescence sociale. Une masse de gens fait face soit à la précarité, soit au déclassement social. Dans bien des cas, ce sont les deux situations qui se conjuguent. L’insécurité économique gagne les cœurs, ainsi qu’une insécurité culturelle face à la perte d’un capital social. Cette conjoncture concerne une grande pluralité de personnes : le monde ouvrier, les travailleur·se·s précaires et/ou au SMIC (salaire minimum), les pauvres des banlieues et des métropoles, les chômeur·se·s, les rescapé·es de l’ancienne classe moyenne, ceux et celles qui sont en voie d’en être éjecté·e·s ainsi que certain·e·s petit·e·s propriétaires et entrepreneur·se·s ayant une assise nationale et qui ne profitent pas particulièrement des flux du grand capital international. Contrairement à la structuration sociale claire entre classes qui dominait les rapports de production du XXe siècle, nous ne sommes plus face à un prolétariat ouvrier organisé qui affronte une classe bourgeoise nationale. Nous observons plutôt une multitude sociale très variée qui a en commun de ne pas avoir accès au pouvoir qui s’exerce sur elle. Nous sommes là très proches de la définition machiavélienne du peuple. Les sondages d’opinion, lorsqu’agrégés, vont dans le sens de cette émergence du peuple. Pendant les premiers mois de la révolte des gilets jaunes, c’est près de 75 % de la population française qui soutenait la mobilisation. Encore aujourd’hui, et malgré les violences et le pourrissement de la situation, c’est près d’un·e français·e sur deux qui est en faveur du mouvement41.  Dans ces conditions, la rupture du contrat social propulse la révolution citoyenne.

À cet effritement des conditions de vie de cette masse populaire, le bloc élitaire y oppose un mépris de classe et culturel à la hauteur du choc produit. Pour bien des citoyen·ne·s profitant des fruits de la mondialisation, les réseaux du village planétaire représentent l’alpha omega du progrès. Progrès économique, progrès culturel, progrès civilisationnel. Les individus qui résistent à cette déferlante ou qui sont à la remorque sont perçus comme des êtres lamentables empreints d’archaïsmes sociaux et culturels. Comme le rappelait Guilluy, ce sont là les fameux deplorables dénoncés par la démocrate Hillary Clinton durant les élections présidentielles américaines de 201642. Ces personnes empêchent le monde d’advenir dans ce qu’il a de plus beau. Dans cette volonté réactionnaire de maintenir un univers social voué à la disparition, les perdant·e·s sont vu·e·s comme la base sociale de l’intolérance, la lie qui permet la perpétuation de la xénophobie, du racisme, du sexisme, de l’homophobie, etc. C’est de cette engeance qu’éclot la montée de l’extrême droite. Les anathèmes « beaufs »43, « ringard·e·s » « climatosceptiques », « homophobes », « antisémites », « fascistes » auront ponctué le dénigrement continuel de la caste à l’endroit du mouvement des gilets jaunes44.

La scène « progressiste » prend feu

Le président Emmanuel Macron s’affirme lui-même comme le représentant en chef du progressisme contre le péril « populiste ». Avec toute l’arrogance du monde, Macron présentait en 2017 son livre de campagne sous le titre Révolution. Par révolution, il entend le plein déploiement du progrès du marché capitaliste financier qui bouscule le monde, et « cette grande transformation nous oblige tous [et toutes] »45. Elle nous oblige à suivre sa cadence. Elle nous oblige à suivre le pas de ceux et celles qui épousent le dynamisme du capital et du foisonnement culturel de la sphère mondialisée. Le bloc élitaire fait l’Histoire. Pour Macron, les plus riches sont les alpinistes expérimenté·e·s de la montagne du progrès. Pour reprendre ses mots, ils constituent « les premier[·ère·]s de cordée » qui tirent la société vers le haut46. Et pour y arriver, les élites ont souvent la tâche ingrate d’entrer en contact avec ce monde du bas, pour le relever. Parlant d’une gare de trains, point de contact entre le haut et le bas, Macron, fasciné, avait cette formule maintenant passée à la postérité, pour désigner ce qu’il observait : « un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien »47.

C’est dans l’objectif de dégager la voie aux premier·ère·s de cordée que Macron fonde son « mouvement » la République en marche (LREM). L’obstacle majeur à cette marche vers le progrès est la forme particulière que prend l’État-providence français. Macron aggravera ainsi la crise en amplifiant le délitement de l’État social. Il s’attaque en fait à l’un des piliers de ce qui constitue le modèle français. L’État français correspond au modèle d’État-providence de type corporatiste48. Par corporatisme, il est entendu que la protection sociale dépend de statuts particuliers conférés à certains groupes sociaux et légaux, des « corporations ». Par exemple, le droit du travail français dépend d’une division du marché du travail en corps de métier, en « branches ». Des accords de branches protègent les travailleur-se-s de l’ensemble de chaque corps constitué. Ce type de protection constitue un obstacle majeur au libre déploiement du capital. Il s’agira pour Macron d’uniformiser le modèle français. Il faut le prendre au mot : « Les protections corporatistes doivent laisser place aux sécurités individuelles »49. Ou devrait-ton plutôt dire à la sécurité du portefeuille du bloc élitaire.

Pour ce faire, le gouvernement Macron a consacré la loi de réforme du Code du travail déjà entamée sous le précédent gouvernement Hollande. Ainsi donc, les accords de branche ne prévalent plus de la même façon sur les accords d’entreprise, laissant place à des dérogations. Ce gouvernement vise également à défaire un à un les statuts corporatistes du monde du travail. Il a déjà commencé en éliminant le statut légal des cheminots français, le tout accompagné d’une libéralisation des lignes de transport de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF)50. La réforme des retraites qui, depuis plus d’un mois, suscite l’un des plus grands mouvements de grève de l’histoire de France, tend vers cette trajectoire. Elle vise l’élimination de la retraite par répartition, où les travailleur·se·s actif·ve·s financent directement le salaire des retraité·e·s, pour instaurer un régime à points dit universel, plus compatible avec une capitalisation boursière des fonds de retraite. Le tout s’accompagne d’une volonté d’élimination des nombreux régimes de retraite dits « spéciaux ».

En parallèle, les politiques macroniennes favorisent encore davantage le transfert des richesses vers les plus fortuné·e·s. L’Impôt solidarité sur la fortune (ISF), qui imposait le grand capital, a été aboli, accélérant encore davantage l’investissement dans la finance plutôt que dans l’État social ou l’industrie nationale. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a quant à lui été amplifié par rapport aux avantages fiscaux qu’il offrait pour l’investissement en entreprise. Ce ne sont ici que des exemples auxquels ont peut ajouter une gamme de cadeaux fiscaux profitant aux 10 % les plus riches de la société qui, selon le journaliste Romaric Godin, « capteraient 46 % des gains fiscaux promis aux ménages »51.

Au même moment, LREM impose l’austérité au peuple52. Les sommes allouées aux contrats d’entreprises aidées par l’État ont été amputées d’un milliard d’euros, ce qui équivaut à la perte de 120 000 emplois pour l’année 2018. Des coupes budgétaires s’imposent également dans l’aide personnalisée au logement (APL) et, de façon indirecte, dans les pensions de plusieurs retraité·e·s par la réduction d’un prélèvement social qui les financent, la Contribution sociale généralisée (CSG).

La goutte d’huile de trop a été, comme nous le savons, l’augmentation des taxes sur l’essence visant à financer la transition écologique. Il s’agit là d’un point de rupture qui empêche la France, surtout périphérique, de fonctionner au quotidien sans que les gens assument d’insupportables privations individuelles. Dès novembre 2018, la future porte-parole des gilets jaunes, Priscillia Ludovsky, lance une pétition en ligne visant à faire annuler la taxe, pétition qui récoltera plus d’un million de signatures53. En colère, le technicien spécialisé Ghislain Coutard incite, sur les médias sociaux, les opposant·e·s à la taxe à arborer leur gilet de sécurité dit de visibilité (jaune) – obligatoire pour tout véhicule français – en signe de contestation54. Un soulèvement insoupçonné éclatera. Partant de la périphérie, les gilets jaunes vont rapidement occuper de grands axes routiers et une multitude de ronds-points, paralysant l’ensemble du territoire. De semaine en semaine, les gilets jaunes vont assiéger massivement les métropoles, jusqu’à Paris.

Durant des semaines, le député LFI et documentariste François Ruffin parcourait les ronds-points et autres lieux de rassemblement des gilets jaunes avec qui il fraternisait. Dans son documentaire en leur honneur55, il dresse le portrait de gens brisés par le travail et par les affres du quotidien. Du même coup, il observe une citoyenneté résiliente, fière, qui se tient debout, et qui n’aspire qu’à une chose : arracher à ce monde ce qui ne se quémande pas, lui arracher leur dignité. Et lorsque l’on agit, c’est l’espoir qui vient irradier les esprits. Lors d’un entretien avec une militante, la discussion s’est portée sur une métaphore, celle d’une porte qui s’entrouvre et qui laisse filtrer la lumière. Cette envie de l’enfoncer, cette porte, on peut la résumer à une demande toute simple, mais à la fois immense : « J’veux du soleil ».

Ainsi, le peuple monte sur scène dans cette pièce qu’est la révolution citoyenne. Avec son gilet jaune, il revendique le rôle principal. Pour rendre la scène flamboyante, il y met le feu. C’est son soleil.

Maintenant que nous avons dressé un portrait du contexte qui mène au déploiement du mouvement des gilets jaunes, il importe d’exposer leur projet politique constituant. Ce sera l’objet de l’article qui fait suite au présent texte : voir, dans l’Esprit libre, « Un peuple en jaune- Partie 2 : la souveraine impuissance ».

1 Sylvain Mouillard, « À Paris, l’acte 45 des gilets jaunes anesthésié par la force », Libération, 21 septembre 2019.

2 Ceinna Coll, « GJ acte XLV/45 Paris 21/09/2019 », Mediapart, 22 septembre 2019. blogs.mediapart.fr/ceinna-coll/blog/220919/gj-acte-xlv45-paris-21092019.

3 Christophe Cornevin et Angélique Négroni, « "Gilets jaunes" : face à un acte 45 incandescent, 7500 policiers et gendarmes mobilisés à Paris », Le Figaro, 20 septembre 2019. www.lefigaro.fr/actualite-france/gilets-jaunes-face-a-un-acte-45-incande....

4 Le Média, « Acte 53 : Un anniversaire qui bascule dans la violence », diffusé sur Youtube, 17 novembre 2019. www.youtube.com/watch?v=ERYdQ0i8Yvc.

5 Le Figaro, « "Gilets jaunes acte XVII" : cette nouvelle mobilisation sera-t-elle décisive? », Le Figaro, 8 mars 2019. www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/03/08/01016-20190308ARTFIG00041-gi....

6 Le Monde avec AFP, « "Gilets jaunes" : 28 600 manifestants pour l’acte XVII, plus faible mobilisation depuis le début du mouvement », Le Monde, 9 mars 2019. www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/09/a-l-approche-de-la-fin-du-gran....

7 Cette formulation, surtout esthétique, n’est pas étrangère à la formule chère à Karl Marx, bien qu’ici en partie dévoyée de son sens : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

8 LDC News Agency, « Gilets jaunes : Un combat urbain sur la tombe du soldat inconnu. Paris/France- 1er décembre 2018 », diffusé sur Youtube, 2 décembre 2018. www.youtube.com/watch?v=jx8CjZv8-HA.

9 En fait, il s’agit plutôt d’une allégorie de la Marseillaise, mais, dans l’espace public français, cette statue défigurée fut perçue comme la Marianne au moment des faits ; Aymeric Parthonnaud, « "Gilets jaunes" : la statue saccagée de l’Arc de triomphe n’est pas une Marianne », RTL, 3 décembre 2018. www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/gilets-jaunes-la-statue-saccagee-de-l....

10 valeursactuelles.com, « Policiers, drones, hélicoptère… Quand Macron se terrait à l’Élysée transformé en bunker face aux “gilets jaunes ‘», Valeurs actuelles, 12 décembre 2018. www.valeursactuelles.com/politique/policiers-drones-helicoptere-quand-ma....

11 Jean-Luc Mélenchon, « Gilets jaunes : C’est l’histoire de France qui se joue », diffusé sur Youtube, 5 décembre 2018. www.youtube.com/watch?v=WXc5-NX-fF8.

12 Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris : Fayard, 2014.

13 Ibid., p.105.

14 Jean-Luc Mélenchon, « L’ère des révolutions citoyennes », Le blog de Jean-Luc Mélenchon : L’Ère du peuple, 21 octobre 2019. melenchon.fr/2019/10/21/lere-des-revolutions-citoyennes/.

15 Voir le programme du mouvement La France insoumise, L’avenir en commun : Le programme de la France insoumise et son candidat Jean-Luc Mélenchon, Paris : Seuil, 2017.

16 L’exemple type de ce genre d’auteur-rice est Chantal Mouffe. Voir Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris : Albin Michel, 2018.

17 Sandrine Morel et Abel Mestre, « Élections européennes : La France insoumise s’allie avec Podemos et le Bloco », Le Monde, 12 avril 2019. www.lemonde.fr/la-france-insoumise/article/2018/04/12/elections-europeen....

18 Loris Boichot et Marylou Magal, « Européennes 2019 : les résultats détaillés par parti », Le Figaro, 26 mai 2019. www.lefigaro.fr/elections/europeennes/europeennes-2019-les-resultats-det....

19 Nelly Didelot, « Au parlement européen, la gauche radicale en déclin », Libération, 28 mai 2019. www.liberation.fr/planete/2019/05/28/au-parlement-europeen-la-gauche-rad....

20 Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous! - Vite, la Révolution citoyenne, Paris : Flmmarion, 2011.

21 Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme?, France : Folio, 2017.

22 Pierre Manent, « Machiavel et la fécondité du mal », dans Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.

23 Nicolas Machiavel, « Chapitre IX : De la principauté civile », dans Le prince et autres textes, Paris : Folio, 2007.

24 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris : Folio, 2016[1755].

25 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : Flammarion, 2012[1762], p. 52.

26 Terme proposé par le philosophe français Marcel Gauchet.

27 Karl Polanyi, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 2009.

28 Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, Paris : Éditions La Découverte, 2016.

29 Eric J. Hobshawn, « L’Âge d’or », dans L’Âge des extrêmes : Histoire du court XXe siècle, France : Éditions Complexe, 1999.

30 Pour une analyse nuancée du trio privatisation/libéralisation/dérégulation, voir Kathleen Thelen, Varieties of Liberalization and the New Politics of Social Solidarity, Cambridge : Cambridge University Press, 2014.

31 David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.

32 Christophe Guilluy, No Society: La fin de la classe moyenne occidentale, Paris : Flammarion, 2018.

33 Pierre Vermeren, La France qui déclasse : Les Gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle, Paris : Tallandier, 2019, pp. 34-35.

34 Ibid., p. 53.

35 Ibid., p. 115.

36 Dominique Plihon, « Le capitalisme actionnarial », dans op. cit., pp. 39-66.

37 Sur presque 68 millions de citoyen·ne·s.

38 Pierre Vermeren, op. cit., p. 96.

39 Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris : Flammarion, 2007.

40 Christophe Guilluy, op. cit., pp. 127-128.

41 Bruno Cautrès, « L’étonnante persistance du soutien des Français aux Gilets jaunes », Atlantico, 14 septembre 2019. www.atlantico.fr/decryptage/3579081/l-etonnante-persistance-du-soutien-d...

42 Lors de la dernière élection présidentielle américaine, Hillary Clinton nommait de la sorte la base électorale de Donald Trump.

43 L’équivalent français de « mononc ».

44 Alexandre Devecchio, « Jean-Pierre Le Goff : "Les gilets jaunes, la revanche de ceux que l’on a traités de ‘beaufs’ et de ‘ringards’" », Le Figaro, 22 novembre 2018. www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/11/22/31003-20181122ARTFIG00281-jean-pi....

45 Emmanuel Macron, Révolution : C’est notre combat pour la France, Paris : XO Éditions, 2016, p. 64.

46 C dans l’air, « Macron et les premiers de cordée », diffusé sur Youtube, 16 octobre 2017. www.youtube.com/watch?v=JlduKA_lVjs.

47 Le Scan Politique, « Emmanuel Macron évoque les ‘gens qui ne sont rien ‘et suscite les critiques », Le Figaro, 2 juillet 2017. www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2017/07/02/25001-20170702ARTFIG00098-e....

48 Pour les types d’État-providence, voir Gosta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton : Princeton University Press, 1990.

49 Emmanuel Macron, op. cit., p. 72.

50 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Prendre aux pauvres pour donner aux riches », dans Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, Paris : Éditions La Découverte, 2019.

51 Romaric Godin, cité dans ibid., p. 32.

52 Ibid., pp.119-135.

53 Priscillia Ludovsky, « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe! », Change.org, 2018. www.change.org/p/pour-une-baisse-des-prix-à-la-pompe-essence-diesel?use_react=false.

54 Juliette Pelerin, « Le premier gilet jaune s’appelle Ghislain Coutard », Paris Match, 14 décembre 2018. www.parismatch.com/Actu/Societe/Le-premier-gilet-jaune-s-appelle-Ghislai....

55 J’veux du soleil, réalisé par François Ruffin et Gilles Perret, Les 400 clous, 2019.

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