Se réapproprier la ville pour changer le monde : manuel pratique pour réinventer la politique municipale

Société
Se réapproprier la ville pour changer le monde : manuel pratique pour réinventer la politique municipale
| par Jonathan Durand-Folco |

Cet article est d'abord paru dans notre recueil imprimé À petite échelle : repenser le pouvoir cityoyen, disponible dans notre boutique en ligne.

Lorsque vient le temps de trouver des solutions pratiques pour rendre nos villes plus démocratiques, inclusives et résilientes, nous sommes bien souvent confrontés à une panne d’imagination. Les municipalités sont généralement considérées comme de simples administrations, dont l’unique fonction consiste à bien gérer leurs responsabilités de base (voirie, gestion des matières résiduelles, déneigement, eau potable...) en gardant les taxes foncières les plus basses possibles pour soulager les contribuables. Le conseiller municipal de Gatineau, Mike Duggan, n’a d’ailleurs pas hésité à se qualifier d’« asphaltiste » : « Ma campagne sera claire. Les services de base sont la première priorité de la municipalité. C'est ça que je vais promouvoir », déclarait-il en mai 2017.[i]

À l’inverse, le mouvement municipaliste soutient que les municipalités, de grande comme de petite taille, en région urbaine, péri-urbaine ou rurale, doivent s’occuper d’une pluralité d’enjeux : inégalités sociales, changements climatiques, lutte contre les discriminations, gentrification, etc. Cette vision « maximaliste » de la politique municipale préconise de nombreuses alternatives sur le plan politique, économique et écologique, afin de catalyser le changement social à l’échelle locale. Dans ce texte, les grands principes du mouvement municipaliste abordés dans mon livre À nous la ville! (Écosociété, 2017), seront complétés par des pistes d’action et des solutions concrètes qui peuvent être mises en oeuvre par les municipalités québécoises et les acteurs de changement dans le contexte actuel.

Cela ne signifie pas de se contenter de réformes mineures. Rappelons que le municipalisme ne souhaite pas seulement assurer une « bonne gouvernance » de l’administration municipale, promouvoir un urbanisme durable ou une gestion progressiste des affaires locales. Il s’agit plutôt d’opérer une transformation graduelle mais radicale des institutions municipales afin de favoriser la participation citoyenne, la transition sociale et écologique et la démocratisation de l’économie locale. Enfin, quelques stratégies innovantes en matière d’action politique électorale seront présentées via l’exemple des plateformes citoyennes et des listes participatives. Ainsi, l’objectif est d’ouvrir de nouveaux horizons en matière de politiques publiques transformatrices à l’échelle municipale.

Principes du municipalisme

En résumé, le municipalisme désigne un mouvement politique qui vise une transformation démocratique de la vie sociale, politique et économique par la réappropriation collective des institutions locales et municipales. Il existe une multitude de variantes du mouvement municipaliste dans différentes régions du monde. De la mairesse de Barcelone Ada Colau au maire de Grenoble Éric Piolle, en passant par les forces de libération kurde au Rojava aux initiatives de Cooperation Jackson qui articule lutte de libération noire et stratégie écosocialiste dans la ville de Jackson au Mississippi, le municipalisme prend des orientations plus ou moins réformistes ou révolutionnaires selon le contexte local. Mais l’ensemble des acteurs qui adhèrent à ce projet politique ̶ qu’il s’agisse de comités citoyens, de groupes militants, d’élu·e·s, de fonctionnaires ou de membres d’organisations sociales  ̶  partagent un ensemble de principes : la démocratie, la décentralisation, la solidarité, la justice, la transition et l’entraide.

Démocratie : Il s’agit de démocratiser les institutions actuelles en favorisant la participation citoyenne, des lieux de délibération et l’implication des habitant·e·s dans la prise de décision sur les enjeux qui les concernent. Loin de se limiter à une simple politique de consultation publique, il est nécessaire de réfléchir au partage du pouvoir entre les élu·e·s et les citoyen·ne·s, pour favoriser une « démocratie réelle » selon l’expression célèbre d’Abraham Lincoln : le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.

Décentralisation : Le municipalisme préconise la décentralisation des pouvoirs, responsabilités, et ressources financières de l’État central vers les régions et les municipalités. Le fait de viser l’auto-gouvernement local ou l’autogestion des communautés est essentiel pour que les municipalités ne soient pas que des administrations secondaires, sans pouvoir et sans moyens d’action. De plus, une décentralisation à l’intérieur même de la ville, par des conseils de quartier ou des assemblées citoyennes locales, représente une autre condition de la démocratisation.

Solidarité : Le municipalisme n’est pas synonyme de localisme ou de repli sur soi; il exige plutôt la construction de solidarités régionales (entre diverses municipalités), nationales (entre diverses régions d’un pays) et transnationales (entre diverses villes du monde). Le municipalisme implique l’internationalisme ou le « translocalisme ». Il ne peut y avoir de changement social et institutionnel profond dans une seule ville, celle-ci reste encore subordonnée à la souveraineté de son État national et aux puissances privées de l’économie capitaliste mondialisée.

Justice : S’il est vrai qu’un retour au local et à la démocratie directe n’est pas forcément synonyme de justice sociale (pensons aux référendums locaux organisés pour interdire des lieux de culte), le municipalisme adhère à un idéal de justice sociale, que ce soit sur le plan économique, culturel ou environnemental. L’égalité et la défense des droits sociaux est au coeur de ses pratiques, de nombreuses mesures progressistes pouvant être implantées à l’échelle municipale.

Transition : Le municipalisme entend résoudre les problèmes sociaux, économiques et environnementaux actuels en construisant un nouveau système au-delà du capitalisme. La transition sociale et écologique n’est pas pensée exclusivement à travers la lunette de l’économie verte et des technologies propres, mais par le soutien aux initiatives de transition qui contribuent à faire des municipalités des communautés plus résilientes.

Entraide : Loin de se limiter à l’action institutionnelle (à l’intérieur de l’appareil municipal), le municipalisme repose avant tout sur les pratiques d’entraide et d’auto-organisation des gens dans leur communauté. Les groupes de soutien mutuel, organismes communautaires, systèmes d’entraide informels, comités logement, assemblées citoyennes, coopératives et autres entreprises d’économie sociale sont les principaux acteurs de ce mouvement, lesquels peuvent être appuyés et soutenus, ou au contraire freinés par les élu·e·s et les fonctionnaires de l’administration municipale.

Les voies de la démocratisation

De façon générale, les municipalités disposent d’une série de compétences leur permettant d’agir à différents niveaux et de prendre des décisions qui ont un impact direct sur la qualité de vie des résident·e·s. Par exemple, la planification urbaine et le zonage jouent un rôle important dans le développement résidentiel et commercial des territoires. Les enjeux de mobilité (circulation locale, réfection de la voirie et transports publics) et les responsabilités liées à l’environnement (eau, collecte des déchets, compostage, parcs et espaces verts) jouent un rôle clé dans la lutte contre les changements climatiques. La municipalité dispose aussi de certains leviers en termes de développement économique local, de développement culturel et social (sports, loisirs, bibliothèques, gestion de certains musées et centres artistiques), permettant de nourrir la vie associative, démocratique et culturelle locale.

Sur le plan de la démocratie participative, les principales actions à entreprendre pour élargir le pouvoir citoyen se présentent comme suit : budgets participatifs, conseils de quartier, droit d’initiative, démocratie numérique et chantiers ouverts. Les budgets participatifs consistent à attribuer un certain montant du budget municipal (allant de quelques milliers à plusieurs millions de dollars) à des projets proposés et votés directement par les citoyen·ne·s d’une ville. Une vingtaine de budgets participatifs ont été lancés au Québec dans les dernières années, que ce soit dans les villes de Chicoutimi, Chibougamau, Shawinigan, Verchères, Nicolet, Boisbriand ou le Plateau-Mont-Royal[ii].

De façon complémentaire, les conseils de quartier représentent des instances de démocratie de proximité intéressantes, qui mériteraient de gagner en autonomie, ressources financières et pouvoir décisionnel afin de ne pas être de simples organes consultatifs mineurs mais devenir de réels lieux de pouvoir citoyen permettant une réelle influence des habitant·e·s sur leur milieu de vie[iii]. Le droit d’initiative[iv], lequel consiste à permettre aux citoyen·ne·s de convoquer une consultation publique sur un enjeu quelconque (agriculture urbaine, racisme systémique, etc.) représente un autre exemple de démocratie bottom-up.

Outre ces espaces traditionnels de participation, il est aussi intéressant d’expérimenter des initiatives qui permettent une collaboration étroite entre l’administration publique locale et les habitant·e·s. Par exemple, les Chantiers Ouverts au Public mis en place par la ville de Grenoble en 2018 permettent à des fonctionnaires de mettre à disposition des outils et matériaux recyclés aux résident·e·s afin que ceux-ci puissent aménager des espaces publics, construire du mobilier urbain en bois (bancs, tables, installations) selon leurs désirs. « Leur objectif est d'encourager la capacité de chacune et de chacun à agir concrètement et directement sur son cadre de vie, d'aménager des espaces temporaires ou pérennes, conformes aux usages et aux envies des habitantes et habitants. »[v]

Sur le plan de la démocratie en ligne, très utile en période de pandémie, il existe aussi des plateformes numériques très pratiques comme Decidim qui a été produit par la ville de Barcelone. Ce logiciel libre utilisé par des dizaines de villes dans le monde est une interface numérique modulable qui offre une pluralité de fonctionnalités pour faciliter l’organisation de budgets participatifs, de forums de discussion, de votes en ligne, de propositions d’amélioration des politiques publiques, etc.[vi] Alors que les données plateformes numériques sont souvent utilisées dans le cadre technocratique et néolibéral des villes intelligentes (smart cities), les technologies numériques peuvent aussi être mobilisées comme des leviers de démocratisation lorsqu’elles sont développées dans une perspective de « souveraineté technologique »[vii].

Les communs et les (re)municipalisations

Outre l’approfondissement de la démocratie politique (au sein du conseil municipal), le municipalisme vise aussi à favoriser la démocratie économique. À ce titre, le paradigme des « communs » représente la voie privilégiée pour favoriser la gestion collective de bâtiments, lieux, biens, services et ressources partagées[viii]. Les communs sont en quelque sorte une façon de faire primer le droit d’usage, la durabilité et l’intérêt collectif en offrant un modèle de gouvernance alternatif à celui de la propriété privée et la gestion centralisée étatique. Les jardins collectifs, les logiciels libres, Wikipédia, les fiducies d’utilité sociale et certaines entreprises autogérées sont quelques exemples de communs sociaux, numériques ou fonciers.

Pour donner quelques exemples de communs urbains à Montréal, il y a le fameux Bâtiment 7 situé dans le quartier Pointe-Saint-Charles, un bâtiment industriel réapproprié par la communauté qui regroupe actuellement des dizaines de projets (épicerie collaborative, microbrasserie coopérative, ateliers de réparation, etc.). Un autre exemple est celui de la Communauté Milton-Parc qui regroupe le plus grand parc de logements coopératifs en Amérique du Nord au sein d’une fiducie foncière communautaire, c’est-à-dire des terrains collectivisés et préservés à perpétuité contre la spéculation immobilière. L’organisme Solon développe aussi divers projets dans l’esprit des communs, comme le système de partage de véhicule Locomotion, des espaces publics aménagés, ou encore Celsius, une coopérative de solidarité qui gère un réseau de chaleur géothermique dans les ruelles.[ix]

Du côté de Barcelone, la ville a décidé de mettre de l’avant les communs et la promotion de l’économie sociale et solidaire au coeur de sa stratégie de développement économique. Elle a développé tout un écosystème favorisant un modèle de « gestion civique » de lieux et bâtiments publics, en faisant notamment la promotion de partenariats publics-communautaire-et coopératifs. Si les communs sont pour la plupart du temps issus d’initiatives autonomes de la communauté, ceux-ci peuvent être soutenus par la municipalité qui peut veiller à leur protection et développement.

Ainsi, « le rayonnement des communs urbains dépend également du rôle stratégique du gouvernement municipal et de l’ouverture de l’administration publique locale. Le fait que la coalition politique au pouvoir Barcelone en commun (BeC) reconnaisse les communs comme un des piliers de la transformation du modèle de société capitaliste dominant, et adopte des politiques publiques en ce sens, permet de donner une légitimité à cette approche novatrice et de développer des outils de régulation favorable à leur pérennité »[x].

Outre la promotion systémique des communs urbains, une autre stratégie de démocratisation de l’économie consiste à renforcer le rôle de la municipalité dans la gestion directe de différentes ressources, entreprises ou services publics. La municipalisation ne consiste pas d’abord à décentraliser les pouvoirs de l’État national vers les municipalités, mais plutôt la relation entre l’État local (municipalité) et les biens et services qui sont actuellement gérés par le secteur privé. La stratégie de (re)municipalisation consiste à inverser la dynamique de privatisation en misant plutôt sur le contrôle public de secteurs clés du développement social et économique. Alors que la remunicipalisation désigne le retour à une gestion publique de services qui étaient offerts par le secteur privé (par l’annulation ou le non-renouvellement de contrats, l’acquisition de biens par la municipalité ou l’internalisation de certains services), la municipalisation désigne la création de nouveaux services (par la création d’entreprises municipales ou de programmes de services locaux). Entre 2000 et 2019, 1408 cas de (re)municipalisations ont été recensés dans plus de 2400 villes et 58 pays des cinq continents[xi].

Ces initiatives de (re)municipalisation s’opèrent dans une multitude de secteurs : eau, énergie, transports, télécommunications, gestion des déchets, éducation, santé et services sociaux, logement, loisirs, activités sportives et culturelles, alimentation, services funéraires, construction, stationnements, sécurité et services d’urgence, etc. De plus, elles peuvent prendre des formes institutionnelles variées : les municipalités peuvent reprendre le contrôle direct de certains services (via la création d’une entreprise municipale), ou encore miser sur diverses formes de partenariats public-public (régies intermunicipales), public-communautaires (avec des OBNL locaux), ou public-communs (cogestion et coproduction de services de proximité)[xii]. Par exemple, la coopérative de télécommunications Antoine-Labelle assure la distribution d’Internet haute-vitesse, de téléphonie et de télévision en collaboration avec la MRC d’Antoine-Labelle dans la région des Laurentides qui est propriétaire des infrastructures de fibre optique[xiii].

Les formes de cogestion des services publics basées sur la logique des communs favorisent la démocratisation et le contrôle citoyen des leviers de la transition sociale et écologique, afin que ceux-ci ne soient plus l’unique prérogative des États, des experts et des entreprises privées. En 2012, la municipalité de Wolfhagen en Allemagne a développé une forme de « participation coopérative » en s’engageant conjointement avec une coopérative pour créer une entreprise d’énergie renouvelable. En plus de la propriété partagée de cette entreprise municipale, le processus décisionnel est collectivisé; les citoyen·ne·s ne sont plus seulement les client·e·s, bénéficiaires ou co-propriétaires de l’entreprise, mais co-décideurs et co-décideuses dans la gestion des actifs et des surplus. Ainsi, les partenariats public-communs représentent une perspective intéressante pour assurer le caractère démocratique des (re)municipalisations.

L’art des synergies locales

La stratégie qui consiste à combiner (re)municipalisations et communs peut même devenir le cœur de plans locaux de transition, à l’instar du Plan de transition vers les communs de la ville de Gand en Belgique[xiv]. Les municipalités peuvent également contribuer à construire une forme de richesse collective (community wealth building) et soutenir l’économie locale par la création de synergies avec des communs, commerces indépendants et entreprises d’économie sociale et solidaire[xv]. Les modèles de développement innovants de la ville de Cleveland en Ohio (États-Unis) et de Prescott au Royaume-Uni sont d’ailleurs basés sur l’idée que les institutions locales ancrées dans le territoire, comme les municipalités, hôpitaux, écoles et caisses solidaires, peuvent représenter un levier majeur pour la relocalisation démocratique de l’économie et la revitalisation accélérée de villes défavorisées.

Figure 1 : Modèle de Cleveland[xvi]

Des politiques d’approvisionnement, clauses sociales, prêts à faibles taux d’intérêt, investissements publics et autres incitatifs mis en place par la municipalité et autres institutions locales facilitent la création d’un écosystème économique autocentré et résilient[xvii]. L’exemple du réseau des coopératives Evergreen à Cleveland – des entreprises collectives de réinsertion qui œuvrent dans l’installation de panneaux solaires, la production alimentaire locale et des services de buanderie – montre qu’une démocratisation de l’économie découle d’une fédération des initiatives locales et d’une stratégie concertée de la part des institutions locales.[xviii]

De façon plus générale, la stratégie du municipalisme consiste à favoriser les synergies entre les forces citoyennes, les pouvoirs publics municipaux et les initiatives de l’économie sociale et solidaire (incluant les communs) afin d’accélérer la démocratisation de la vie sociale, économique et politique. Les municipalités peuvent utiliser leurs pouvoirs (limités) afin de réguler davantage l’économie privée centralisée (composée des grandes corporations) et décentralisée (constituée par les compagnies de l’économie collaborative capitaliste comme Uber et Airbnb), en développant des alternatives publiques et coopératives au niveau local. Xavier Barandiaran illustre cette stratégie par le schéma suivant :


Figure 2 : Stratégie des synergies municipal-communs[xix]

Bien sûr, il s’agit là d’une simple illustration visuelle d’une stratégie complexe; chaque municipalité doit développer son propre plan d’action pour favoriser des synergies efficaces pour amorcer la transition vers un monde plus juste et résilient, lesquelles doivent être adaptées aux circonstances locales. Cela implique de reconnaître les multiples contraintes institutionnelles, juridiques et réglementaires qui limitent le champ d’action des municipalités, de même que les forces économiques de l’économie capitaliste mondialisée. De plus, il ne faut pas négliger le degré variable d’engagement citoyen et de politisation de la population locale, laquelle est généralement peu impliquée dans les affaires touchant la politique municipale.

Changer le monde n’a jamais été chose facile, surtout lorsque l’inertie d’une partie de la population se combine à la résistance active de certaines organisations et élites dominantes qui n’hésiteront pas à intervenir lorsque leurs privilèges seront menacés par diverses mesures visant à transformer l’ordre existant. Cela dit, des marges de manoeuvre pour opérer des changements significatifs à l’intérieur du système actuel existent, et c’est pourquoi il convient de réfléchir à des stratégies d’action collective pour construire un rapport de force, des mobilisations citoyennes et des campagnes électorales susceptibles de raviver le goût du changement à l’échelle municipale.

La stratégie de confluence par les plateformes citoyennes et les listes participatives

Pour s’organiser en vue d’un changement social au niveau local, il est important de redoubler d’imagination afin de réinventer l’action politique qui est souvent sclérosée dans le monde municipal. Généralement, les élections municipales sont peu politisées; il n’y a pas de réel débat gauche/droite, parfois il n’y a aucune opposition ou compétition entre des options différentes, et les partis politiques municipaux, lorsqu’ils existent, sont plus souvent des listes de candidatures appuyant un chef jouissant d’une certaine notoriété. Comment faire pour agir collectivement dans sa municipalité, sans passer par une simple candidature indépendante sans programme, ou sans passer par la méthode traditionnelle des partis politiques centralisés?

Les mouvements municipalistes sont généralement issus d’une convergence ou « confluence » de forces progressistes qui essaient de combiner des éléments de la société civile (militant·e·s de mouvements sociaux ou organismes communautaires), des membres des partis de gauche ou écologistes et d’autres groupes citoyens ayant envie d’un changement sans forcément passer par les véhicules politiques établis. Pour avoir un aperçu des stratégies disponibles pour promouvoir une « plateforme citoyenne », développer un programme participatif, rédiger un code éthique pour les candidat·e·s aux élections ou développer des stratégies innovantes de financement de campagnes politiques, le Guide du municipalisme pour une ville citoyenne, apaisée et ouverte codirigé par la mairesse de Barcelone Ada Colau et Debbie Bookchin demeure une référence centrale[xx].

Plus récemment, un excellent exemple du municipalisme en action est celui des « listes participatives » qui ont émergé en France dans le cadre des dernières élections municipales. Si c’est surtout la « vague verte » qui a retenu l’attention des médias avec la victoire électorale des listes écologistes, il y a également 408 listes participatives inspirées du municipalisme qui ont été répertoriées. Parmi celles-ci, 66 ont gagné les élections, avec 1324 conseiller·e·s municipaux majoritaires et 638 conseiller·e·s municipaux dans l’opposition[xxi].

L’expression « listes participatives » désigne des listes électorales qui se démarquent par leur mode original de sélection des candidatures. Par exemple, la coalition Archipel Citoyen à Toulouse a combiné différentes méthodes comme les élections traditionnelles (via des assemblées d’investiture), le tirage au sort, ainsi que la méthode de « l’élection sans candidats » inspirée de la sociocratie. Cette méthode originale consiste à définir collectivement des critères permettant de spécifier le profil de la candidature idéale, pour ensuite permettre à chaque personne de désigner une personne (autre qu’elle-même) qui correspond à ce profil souhaité. Suite à la délibération des membres du groupe, une personne est choisie par consensus pour ses qualités personnelles (expérience, compétences, qualités relationnelles), ce qui permet d’éviter que les personnes recherchant l’attention et le pouvoir à tout prix prennent le dessus dans ce genre de processus électif. La combinaison de ces méthodes démocratiques permet de trouver un certain équilibre dans la composition des listes électorales, en naviguant parmi d’autres tensions entre représentation et démocratie directe, inclusion et efficacité, radicalité et pragmatisme, etc.

Dans son rapport À contre-courant. Un bilan de listes participatives aux élections municipales françaises en 2020, Elisabeth Dau identifie certaines caractéristiques parmi une variété d’initiatives locales qui ont tenté de renouveler les pratiques politiques et électorales. Celles-ci incluent une fabrique collective du programme politique; des méthodes de sélection des candidat·e·s hybrides et sophistiquées; un engagement en faveur de la démocratie directe; la confiance envers l’intelligence collective; des tentatives visant à limiter l’hyper-personnalisation du pouvoir; des pratiques favorisant la « féminisation » de la politique par des dynamiques plus collaboratives; une repolitisation de la question municipale par des propositions visant à répondre aux urgences sociales, écologiques et démocratiques à l’échelle locale.[xxii]

En conclusion, que ce soit au niveau des politiques publiques à adopter au niveau municipal ou des stratégies collectives à réinventer pour prendre le pouvoir et transformer les institutions locales, il n’y aura pas de chemin linéaire, évident et prédéterminé pour amener le changement social souhaité. Bien que les solutions concrètes et pistes d’action présentées ici visent à stimuler l’expérimentation et l’ouverture des possibles en matière de politique municipale innovante, le chemin de la transition sociale et écologique sera parsemé d’embûches, de tensions et de tâtonnements qui devront être vécus dans le vif de l’action. Comme le souligne la chercheuse Élisabeth Dau :

« Au-delà des victoires électorales, la bataille culturelle, celle des imaginaires, des représentations est engagée et sera de longue haleine. Elle passe par l’ouverture de brèches de démocratie directe, de politiques de transition ambitieuses, de prise en compte du temps long ou d’un autre rapport au vivant au sein des espaces institutionnels. Elle nécessite aussi de remettre de la "bientraitance", du "care", pour assurer la cohérence entre les processus et les résultats, pour apprendre à se ménager, pour que "faire mouvement" laisse la place à tou·te·s. et soit possible dans la durée. »[xxiii]

Crédit photo : PublicDomainPictures, Pixabay, https://pixabay.com/fr/illustrations/mains-monde-terre-plan%c3%a8te-14109/

[i] Mathieu Bélanger et Mike Duggan, « l’asphaltiste» , Le Droit, 28 mai 2017.

[ii] Pour plus d’information, consulter le site : « Le budget participatif. De l’argent réel, un pouvoir réel »,   https://www.budgetparticipatifquebec.ca

[iii] Jonathan Durand Folco, Transformer la ville par la démocratie participative: l’exemple des conseils de quartier décisionnels. Thèse de doctorat, Université Laval, 2017. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/27710

[iv] Voir à ce titre le droit d’initiative en consultation publique de Montréal qui a déjà permis de réaliser des consultations larges à partir d’initiatives citoyennes. Consulter: « Droit d’initiative en consultation publique », Ville de Montréal. https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6578,56915583&_dad=port...

[v] Pour en savoir plus, voir le site officiel des Chantiers Ouverts au Public de la ville de Grenoble en France. « Chantier ouvert au public », Grenoble.fr. https://www.grenoble.fr/1222-chantiers.htm

[vi] Voir à ce titre : « Free open-source participatory democracy for cities and organizations », Decidim. https://decidim.org/

[vii] Evgeny Morozov, Francesca Bria, Rethinking Smart City. Democratizing Urban Technology, New York : Rosa Luxemburg Foundation, 2018.

[viii] Voir à ce titre le premier chapitre du livre Jonathan Durand Folco, À nous la ville! Traité de municipalisme, Montréal : Écosociété, 2018.

[ix] Pour en savoir, visitez le site web : Solon. https://solon-collectif.org

[x] Jonathan Durand Folco et al., Les communs urbains. Regards croisés sur Montréal et Barcelone, synthèse de connaissances produit par le Centre international de transfert d’innovations et de connaissances en économie sociale et solidaire (CITIES), 2019. http://cities-ess.org/dossiers/communs-reinventer-ensemble-le-rapport-a-...

[xi] Satoko Kishimoto, Lavinia Steinfort, Olivier Petitjean (dir.), The Future is Public. Towards Democratic Ownership of Public Services, Amsterdam : Transnational Institute, 2019.

https://www.tni.org/files/publication-downloads/futureispublic_online_de...

[xii] Jonathan Durand Folco. « Les leviers municipaux de la transition écologique : entre (re)municipalisation partenariats public-communs », dans Jérôme Dupras, Jean-François Bissonnette, Alejandra Zaga-Mendez (dir.), Une économie écologique pour le Québec : comment opérationnaliser une nécessaire transition, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2021 (à venir).

[xiii] René Saint-Louis, « Une coop pour offrir Internet à haute vitesse dans les Hautes-Laurentides », Radio-Canada, 17 mai 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1101747/cooperative-internet-haute-...

[xiv] Michel Bauwens, « Plan de transition vers les communs de la ville de Gand », P2P Foundation, 8 septembre 2017. http://blogfr.p2pfoundation.net/2017/09/08/plan-de-transition-vers-commu...

[xv] Marjorie Kelly, Sarah McKinley, « Cities Building Community Wealth », Democracy Collaborative, 2015. https://democracycollaborative.org/learn/publication/cities-building-com...

[xvi] Benzamin Yi, « The Cleveland Model », The Democracy Collaborative, 2014. https://community-wealth.org/content/infographic-cleveland-model

[xvii] Matthew Brown, Ted Howard, Matthew Jackson, Neil McInroy. « A New Urban Economic System: The UK and the US », dans John McDonnell (dir.), Economics for the Many, New York : Verso, 2018.

[xviii] Lily Song, « Evergreen Cooperative Initiative : Anchor-based strategy for inner city regeneration », Urban Solutions, vol. 4 : 2014, 50-56.

[xix] Xavier Barandiaran, What is Decidim?, 24 avril 2018. https://xabier.barandiaran.net/2018/04/24/what-is-decidim/

[xx] Ada Colau et Debbie Bookchin, Guide du municipalisme pour une ville citoyenne, apaisée et ouverte, Roubaix : Éditions Léopold Mayer, 2019.

[xxi] Elisabeth Dau, À contre-courant. Un bilan de listes participatives aux élections municipales françaises en 2020, Mouvement Utopia et Commonspolis : 2020, 4.

[xxii] Ibid. : 3

[xxiii] Ibid. : 31.

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