Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?

crédit photo : flickr/Tina Franklin
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Se faire payer à tous les jours : une tendance à l’horizon?
Analyses
| par Félix Beauchemin |

Dans un contexte de pénurie de main d’œuvre croissante, certaines entreprises étatsuniennes révolutionnent la fameuse paie aux deux semaines. Les employé‧e‧s qui le désirent peuvent maintenant se faire payer directement après un quart de travail. Une tendance qui gagne en popularité, et qui pourrait même faire son apparition l’autre côté de la frontière, au Canada.

 

« On peut penser qu’effectivement, il y a des gens qui attendent le chèque du jeudi, et donc les deux-trois jours avant [sont plus difficiles] », mentionne Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’école des sciences de l’administration de l’université TELUQ. Selon un sondage de 2019 de l'Association canadienne de la paie, ce serait bel et bien 43% des Canadien‧e‧s qui sont considérés comme « vivant d’un chèque de paie à l’autre »[i]. Aux États-Unis, cette proportion grimpe à près de 54%[ii]. En réponse à ces données inquiétantes, plusieurs observateur‧trice‧s cherchent des moyens de permettre aux travailleurs et travailleuses d’avoir accès à leur paie avant la fin du cycle de 2 semaines. Parmi ces observateurs·trice·s, il y a Kevin Falk, cofondateur et directeur de l'innovation (CIO) de Instant Financial, une entreprise qui se veut un « fournisseur d'accès au salaire gagné », permettant « essentiellement de redonner aux employé‧e‧s le contrôle de leur salaire ».  

 

La paie aux deux semaines et ses difficultés

Le cycle de paie aux deux semaines est « avantageux pour l'employeur‧euse parce qu'il simplifie le processus de paie, mais il ne l'est pas pour les employé‧e‧s. Si vous avez besoin d'accéder à votre [salaire] à mi-chemin de votre cycle de paie, vous n'avez pas vraiment beaucoup de choix en ce moment, » explique Kevin Falk.

Pour une personne aux prises avec une situation financière précaire, les solutions offertes sont donc peu nombreuses : l’utilisation d’une marge de crédit, le recours aux fameux « prêteurs sur salaire » ou encore le paiement de différents frais d’insuffisance de fonds. Ces frais d’insuffisance tournent d’ailleurs aux alentours de 45$ dans les banques canadiennes[iii]. Ainsi, dans une situation fictive où il ne reste que 50$ dans un compte chèques et qu’il faut payer une épicerie de 100$, le remboursement total ne sera pas d’uniquement 50$, mais plutôt de 95$ si l’on considère ce frais.  Dans un rapport de 2020 publié par la Financial Health Network, on découvrait que les consommateur‧trice‧s étatsunien‧e‧s avaient payé un total de 12,4 milliards $ en frais d’insuffisance de fonds aux banques[iv]. Parmi ces 12,4 milliards $, c’est 95%, soit 11,8 milliards $, qui ont été déboursés par des personnes qui sont considérées vulnérables sur le plan financier[v]. Il va donc sans dire qu’une solution permettant d’avoir accès à son argent à peu de frais bénéficierait à cette tranche de population qui débourse déjà beaucoup d’argent en frais bancaires.

Des services comme Instant Financial sont donc apparus, majoritairement aux États-Unis, permettant de déposer directement le salaire gagné dans un compte en banque dès la fin d’un quart de travail. Tout dépendant des services, il se peut qu’un frais d’environ 3$ soit exigé à chaque retrait d’une partie de salaire, comme le demande l’application DailyPay. Sur ce sujet, Diane-Gabrielle Tremblay y voit un problème : « Ça semble beaucoup s’adresser aux bas salarié‧e‧s. Je trouve ça un peu problématique qu’on leur demande de payer pour ça et que ce soit des frais pour accéder à leur propre salaire. » À ce sujet, Kevin Falk n’hésite pas à vanter la gratuité du service Instant : « Ce qui nous rend uniques, c'est que nous avons décidé de ne pas faire payer les gens pour être payés. »

Ces services permettent également des avantages importants pour les employeur‧euse‧s. « Quand nous avons créé l'entreprise, nos client‧e‧s mettaient des affiches dans leurs vitrines disant "vous êtes embauché aujourd'hui, vous êtes payé aujourd'hui", et de l'autre côté de la rue, [quelqu’un d’autre offrait le] même salaire [mais sans ce service]. Pour qui pensez-vous qu'ils allaient travailler ? » illustre Kevin Falk. Dans un marché de main-d’œuvre très compétitif, la paie quotidienne se veut donc un avantage social intéressant.

 

Pourquoi deux semaines?

Dans ce débat, certain‧e‧s spécialistes, dont Mary Childs et Sarah Gonzalez de NPR, n’hésitent pas à présenter le cycle de paie de deux semaines comme un « prêt de son labeur à son patron », et ce, à un taux d’intérêt nul[vi]. Cette théorie part du fait que l’argent acquis après un quart de travail n’est remis que plusieurs jours plus tard. Dans certains cas, ce délai de deux semaines pourrait alors être trop long pour le paiement de dépenses courantes. Ceci soulève donc la question : pourquoi sommes-nous payés aux deux semaines plutôt que quotidiennement?

Pour Diane-Gabrielle Tremblay, « c’est lié au fait qu’au début on remettait de l’argent cash dans une enveloppe. On est dans un État-providence, on a donc un certain nombre de déductions, alors ça paraissait plus simple de regrouper le tout [à chaque deux semaines] ». Mais, comme l’explique cette dernière, il s’agit avant tout d’« une norme sociale ».

Il est donc possible de se demander si les entreprises sont en mesure de mettre en place un système permettant de payer leurs employé‧e‧s directement après un quart de travail. Pour Mme Tremblay, « sur le plan technique, il n’y a rien qui empêcherait ça, avec l’électronique, on pourrait très bien avoir des versements d’une entreprise vers tous ses salarié‧e‧s chaque jour ». Pourtant, Kevin Falk, qui est d’avis que ce changement serait trop difficile en termes de gestion, voit la situation bien différemment : « Les entreprises devraient changer tout leur processus technologique. Le service de rémunération ne veut pas traiter la paie tous les jours, ils sont déjà surchargés de travail, c'est déjà un processus compliqué, s'assurer que les impôts sont calculés correctement, s'assurer que toutes les déductions ont été traitées de manière appropriée. » C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines grandes entreprises américaines, dont McDonalds, KFC et Six Flags font affaire avec des services comme Instant ou DailyPay, s’évitant du même coup de gérer la lourdeur administrative d’une gestion de paie journalière.

 

D’autres solutions possibles?

Pour les travailleurs et travailleuses à faible revenu, Mme Tremblay de la TÉLUQ voit toutefois d’autres solutions importantes pour ceux et celles vivant d’une paie à l’autre. « J’aurais tendance à dire que si le problème c’est l’accès à la rémunération, il y a quand même, et déjà beaucoup de gens utilisent cette stratégie, les cartes de crédit. Si on paie chaque mois, c’est quand même une bonne affaire. On se retrouve à se faire "avancer" l’argent » ajoute-t-elle. Or, les taux d’intérêt pour les cartes de crédits non payées peuvent grimper jusqu’à 20%[vii]. Selon une étude de Prosper Canada, les ménages canadiens à faible revenu utiliseraient en moyenne 31% de leurs revenus dans le paiement de leurs dettes[viii]. Parmi les formes les plus communes de ses dettes, la carte de crédit arrive au sommet. Ainsi, une gestion saine de cet outil est donc de mise pour les personnes déjà précaires.

Mme Tremblay y voit aussi une opportunité pour les employeur‧euse‧s de travailler main dans la main avec les banques ou coopératives de crédit comme Desjardins : « Ce serait peut-être aux coopératives de crédit, qui s’intéressent à ces populations-là, les bas salarié‧e‧s, d’essayer de trouver des formules qui ne seraient pas problématiques. » Ce serait pour elle une occasion d’abaisser les frais d’insuffisances de fonds pour les travailleurs à revenus modiques : « Une institution financière, surtout une coopérative, avec une entente avec l’employeur‧euse de la personne [accordant une garantie] que l’argent s’en vient, pourrait effectivement permettre un découvert sans trop de frais. » La possibilité de frais bancaires préférentiels pour personnes financièrement vulnérables est d’ailleurs fréquemment discutée depuis des années, notamment dans un rapport d’Option Consommateurs de 2018 qui mentionnait que « la façon dont les forfaits sont conçus et expliqués aux consommateur‧trice‧s favorise l’explosion des frais bancaires variables, même pour ceux et celles qui disposent d’un compte à frais modiques » [ix].

***

Malgré la popularité du service de paie quotidienne aux États-Unis, entre autres à travers des applications comme Instant ou DailyPay, cette tendance n’a pas encore véritablement vue le jour au Canada. « Nous pensons qu'il y a une énorme demande au Canada. Je dirais que ce nombre est proche de 6 millions [de travailleurs et travailleuses], avec probablement un million et demi au Québec seulement, peut-être même 2 millions » mentionne Kevin Falk de Instant. Ceux-ci se disent donc « prêts » à une entrée progressive dans le marché canadien. Il ne reste qu’à voir si ce service aura le même impact au Canada qu’aux États-Unis.

 

Crédit photo : flickr/Tina Franklin

 

[i] Association canadienne de la paie, « Sondage de recherche 2019 de la SNP auprès des employés, Communiqué de presse national des résultats, » 2019. https://paie.ca/PDF/NPW/2019/Media/CPA-2019-NPW-Employee-French.aspx

[iii] « Frais d’insuffisance de fonds des comptes chèques, » 2021, https://www.ratehub.ca/comptes-cheques/frais-d-insuffisance-de-fonds-des-comptes-cheques.

[iv] Meghan Greene et al., The FinHealth Spend Report 2021 : What Financially Coping and Vulnerable Americans

Pay for Everyday Financial Services, Financial Health Network, 2021. https://s3.amazonaws.com/cfsi-innovation-files-2018/wp-content/uploads/2021/04/19180204/FinHealth_Spend_Report_2021.pdf

[v] Ibid.

[vi] Sarah Gonzalez et Marie Childs, « You're Giving Your Boss A Loan », NPR: Planet Money, 22:02, 13 décembre 2019. https://www.npr.org/2019/12/13/787996422/episode-957-youre-giving-your-boss-a-loan.  

[vii] Stéphanie Grammond, « Baissons les taux des cartes de crédit » La Presse, 31 mars 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/finances-personnelles/2020-03-31/baissons-les-taux-des-cartes-de-credit

[viii] Prosper Canada, « Low-income households spend 31 per cent of their incomes on debt repayment », 10 novembre 2020, https://prospercanada.org/News-Media/Media-Releases/Low-income-households-spend-31-per-cent-of-their-i.aspx.

[ix] Olivier Bourgeois, Frais bancaires et personnes à faible revenu : portrait de la situation, Option consommateurs, juin 2017. https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2018/04/oc-809261-frais-bancaires-rapport-final-fr.pdf

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