Notes provisoires sur la question grecque

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Notes provisoires sur la question grecque
Opinions
| par Jonathan Durand-Folco |

Mise en contexte

La question grecque est éminemment complexe. Si les yeux de l’Europe sont rivés sur la Grèce depuis l’élection retentissante de la coalition de gauche radicale Syriza le 25 janvier 2015, c’est pour voir si ce nouveau joueur pourra changer la donne en luttant contre l’austérité à l’intérieur du cadre européen par un plan de relance économique basé sur la restructuration de la dette publique grecque. Bien qu’il soit impossible de résumer ici l’histoire et les antécédents ayant mené à la plus importante crise de la dette souveraine d’un État européen (crise économique de 2008, fort endettement lors de l’entrée dans la zone euro masqué par des instruments financiers développés par la banque d’investissement Goldman Sachs, corruption des élites économiques et politiques, difficulté à prélever l’impôt, budget militaire surdimensionné, dépendance aux fonds structurels européens, explosion des intérêts de la dette sous l’influence des agences de notation, etc.), il faut rappeler que le remède concocté pour assurer la « soutenabilité » de la dette grecque n’a pas aidé la situation du pays, au contraire: il l’a plutôt aggravée de manière dramatique.

Depuis le printemps 2010, les gouvernements successifs de l’État grec tentent d’éviter la noyade en négociant à répétition avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel », qui associent des prêts de centaines de milliards d’euros à des mesures d’austérité drastiques: baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, privatisations tous azimut, augmentation de la taxe de vente, coupures massives dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc. Ce remède toxique a non seulement étouffé l’économie du pays (contraction du PIB de 25% depuis 2008), mais causé une véritable « crise humanitaire »: bond de 20% du taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance et de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

Après les gouvernements de gauche (Pasok) comme de droite (Nouvelle démocratie) qui ont été contraints de gérer ce désastre financier et humain, la question est de savoir si Syriza pourra éviter le sort de ses prédécesseurs en renversant la situation de dépendance extrême de l’État grec vis-à-vis de ses créanciers. La victoire électorale de Syriza s’explique d’abord par le succès initial de son hypothèse stratégique, qui répondait de manière habile aux contradictions de la situation grecque: opposition ferme aux mesures d’austérité, insistance sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, discours « radical-pragmatique » soutenant un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne (augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc.) basé sur des négociations de bonne foi avec les « partenaires européens » en vue d’une restructuration substantielle de la dette souveraine.

Or, cette stratégie électorale s’avérait initialement un pari risqué en cas d’échec des négociations avec les bailleurs de fonds et les autres pays de la zone euro qui ne sont pas prêts à accepter des concessions. En effet, tout le plan de Syriza consiste à faire reposer son projet de développement économique et social sur le scénario d’un accord « gagnant-gagnant » entre la Grèce et la Troïka, la ligne majoritaire du parti refusant catégoriquement d’envisager un plan B si cette hypothèse se révèle infructueuse. Il s’agit de la position classique de l’« européisme de gauche », perspective qui suppose le caractère réformable du cadre européen; derrière la construction néolibérale des institutions européennes actuelles se cacherait la possibilité d’une Europe sociale et solidaire, un « bon euro » qui pourrait permettre d’associer prospérité économique et justice sociale par la volonté politique commune des gouvernements de gauche. La rupture avec l’ordre européen est à proscrire à tout prix, celle-ci étant synonyme de « repli national » et d’illusion protectionniste prêtant le flanc aux dérives nationalistes, populistes et d’extrême droite. Le retour à la drachme représentant une voie assurée vers la catastrophe économique, l’effondrement bancaire et l’inflation extrême.

Cette orientation idéologique dissimule évidemment des considérations stratégiques; sur le plan politique, il est clair que Syriza n’aurait jamais pu prendre le pouvoir avec une ligne eurosceptique, alors que de nombreux sondages indiquent qu’environ 80% de la population s’oppose au Grexit, c’est-à-dire à la sortie de la Grèce de la zone euro. Mais la question demeure de savoir si la crise de la dette publique grecque peut être résorbée dans le cadre européen, c’est-à-dire si le maintien à tout prix dans la zone euro est viable du point de vue économique, étant donné que la Grèce se retrouve prisonnière d’une trappe d’austérité-récession et assujettie aux contraintes des élites financières de l’union monétaire. Cette dernière est-elle d’abord le fruit de négociations politiques –et donc une structure malléable qui admet une certaine marge de manœuvre pour trouver un terrain d’entente– ou plutôt une « cage de fer » construite sur une logique monétariste enchâssée dans des traités quasi-constitutionnels et dominée par des institutions technocratiques non redevables (Commission européenne, BCE)? Telle est la nature de la question grecque.

Si la réalité, toujours complexe, est déterminée par un ensemble de contraintes économiques et de perceptions politiques, d’objectivité et de subjectivité, de structures et d’acteurs, de nécessité et de liberté, il reste que tout cadre impose un certain degré de rigidité qui définit le contexte à partir duquel seront interprétées les règles du jeu. Une perspective macroéconomique et historique insistera davantage sur la construction antidémocratique de l’Union européenne au service de la financiarisation capitaliste, des banques et des élites allemandes qui imposent des règles budgétaires, fiscales et économiques très strictes aux États membres, alors qu’une analyse davantage micro et interactionniste attirera l’attention sur la mauvaise foi de la chancelière allemande Angela Merkel, la fougue de l’économiste hétérodoxe et ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis, et sur le style pragmatique d’Alexis Tsipras. Comme les négociations houleuses des derniers mois ont braqué les projecteurs sur le jeu des acteurs, il est nécessaire de prendre du recul pour analyser la situation d’un point de vue global et historique. Bien qu’on ne puisse pas trancher a priori du caractère réformable ou non des institutions européennes, l’expérience de Syriza constitue un véritable « benchmark », un test ultime de la flexibilité du cadre européen.

Un dénouement inattendu

C’est à partir de cet horizon qu’il faut comprendre les péripéties des négociations entre Tsipras et l’Eurogroupe ces dernières semaines, dont le référendum du 5 juillet sur le projet d’accord de la Troïka. Tout d’abord, plusieurs commentateurs politiques ont souligné à juste titre le tour de force de Tsipras, qui convoqua un référendum sur un accord arraché in extremis dans un contexte d’asphyxie bancaire. Ce faisant, il montrait qu’il avait négocié de bonne foi avec ses partenaires européens tout en respectant son mandat anti-austérité et en assurant l’unité de son parti, son invitation à voter contre ce énième plan d’austérité devant théoriquement lui permettre de renverser le rapport de force vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. La victoire du Non avec une forte majorité des voix (61,31 %) envoya un signal d’espoir marquant l’opposition populaire à l’austérité. Malheureusement, Tsipras se retrouve à signer huit jours plus tard un plan de sauvetage pire que l’accord précédent, avec des mesures d’austérité drastiques qui vont directement à l’encontre du programme de relance économique et sociale de Syriza et du Non référendaire. Comment un tel revirement de situation est-il possible ?

D’une part, Tsipras a interprété le résultat du référendum comme le refus d’un accord injuste à l’endroit du peuple grec, celui-ci lui demandant de négocier un nouveau plan plus acceptable sur le plan social. Or, le premier ministre a aussitôt écarté le spectre du Grexit en insistant sur le fait qu’il avait le devoir impératif de trouver une nouvelle entente dans le cadre de la zone euro. Cependant, tout ce contexte de pression extrême –l’asphyxie du système financier, la Banque centrale européenne tenant l’économie grecque à un fil, la fermeture des guichets, le contrôle des capitaux– ne permet pas à Syriza de négocier d’égal à égal avec l’Eurogroupe et ce, malgré la division apparente entre l’attitude conciliante de la France et la ligne dure de l’Allemagne. En somme, si la Grèce veut rester dans la zone euro, elle devra troquer de nouveaux prêts contre des mesures d’austérité. Il ne s’agit pas ici d’un manque de jugement de Tsipras ou d’une erreur tactique, mais de la conséquence logique d’une stratégie qui montre ici ses limites: il s’avère impossible de forger un véritable rapport de force à l’intérieur du carcan européen dominé par les élites financières.

Devant cette situation paradoxale dans laquelle il devait endosser un plan d’austérité[i] après le Non clair du référendum, Tsipras décida de soumettre celui-ci à l’approbation du parlement grec pour renforcer sa légitimité et relancer les négociations et ce, au risque de fissurer son parti. Des 251 députés sur 300 qui ont voté en faveur de l’accord le vendredi 10 juillet dernier, il faut compter huit abstentions, deux votes contre et sept absences au sein de Syriza. Après une interminable fin de semaine de négociations intenses qui s’apparentait, pour certains, à un exercice de torture psychologique[ii], Tsipras craque. Ce n’est pas l’Allemagne qui perd la face mais la Grèce, qui se réveille avec un dur lendemain de veille. Le spectre du Grexit a permis de durcir le plan d’austérité que la gauche radicale devra servir à son peuple malgré un Non référendaire catégorique.

L’ouverture d'un nouveau plan d’aide ne pourra avoir lieu qu’une fois que la Grèce aura abandonné sa souveraineté fiscale et adopté une série de réformes toxiques: augmentations de taxes, coupures dans les retraites, privatisations massives, transferts d’actifs vers un fonds géré par les Européens. En contrepartie, la Troïka propose non pas la restructuration ou l’annulation d’une partie de la dette, mais un rééchelonnement hypothétique et quelques dizaines de milliards d’euros sur trois ans en échange d’une mise sous tutelle de la Grèce. L’histoire se répète. La question qui se pose maintenant est de savoir si le parlement grec acceptera un tel plan odieux mercredi: si oui, c’est le début de la fin, sinon, c’est l’hypothèse d’un « Grexit provisoire » tel que mentionné à la fin du texte de l'Eurogroupe. L’alternative simple est donc la suivante: austérité ou sortie de la zone euro. S’il est encore trop tôt pour prédire un avenir hautement incertain dans ces moments de bifurcation historique, il est tout de même possible et utile, voire nécessaire d’envisager tous les scénarios possibles afin d’être à la hauteur des circonstances et de mieux préparer la suite des choses.

Éloge du souverainisme de gauche

Le Grexit agit présentement comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de tout gouvernement le moindrement contestataire qui voudrait remettre en question la logique intransigeante de la zone euro. Pour renverser la donne et faire du Grexit une arme politique au service du « parti des débiteurs » contre le « parti des créanciers », il faut d’abord regarder ce que renferme la possibilité du national contre l’idéologie européiste qui exclut systématiquement cette alternative. D’une part, il suffit de regarder l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (dont le traité de Maastricht, l’orthodoxie monétariste de la BCE, la composition technocratique de la Commission européenne et le traité de Lisbonne) pour constater que le néolibéralisme européen n’est pas un accident de parcours qui pourrait être corrigé par un simple changement des gouvernements des États membres et du Parlement européen. Comme le résume le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, elle l’est bel et bien constitutionnellement »[iii].

Toute une série de politiques publiques, budgétaires, fiscales et économiques sont ainsi exclues a priori par des règles rigides enchâssées dans des traités fondateurs qui ne peuvent être réformés que par l’unanimité des 28 pays membres de l’Union européenne. C’est pourquoi la souveraineté politique et économique des États membres est largement limitée par un cadre qui demeure largement hors de la portée du contrôle démocratique des peuples. Bien que le « retour au national » ne soit pas une fin en soi, il :

« a pour immense vertu de "déconstitutionnaliser le problème", c’est-à-dire, envoyant promener les traités, de rapatrier instantanément dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire les questions stratégiques –banque centrale, place des marchés de capitaux, formes du financement des déficits et des dettes– qui en sont exclues. Du jour au lendemain, on peut à nouveau parler de choses qui avaient été soustraites à la discussion et figées en règles intangibles! Qui ne voit l’effet politique par soi extraordinaire de cette rupture-là ? Évidemment, nul ne peut préjuger du résultat de la discussion, mais que la discussion puisse de nouveau avoir lieu, c’est ça l’événement! […] Le capital, qui aura été le premier militant de l’"éloignement", sait très bien qu’il serait alors la première victime de ce "rapatriement", et ceci du seul fait qu’il serait de nouveau possible de parler de tout ce qu’il pensait avoir conjuré. »[iv]

La question sociale et la question nationale sont donc intimement liées, en Europe comme au Québec. La première question renvoie aux contradictions du système économique et monétaire, tandis que la seconde concerne la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. Si « l’européisme de gauche » correspond ici à la gauche fédéraliste qui croit à la réforme du cadre canadien malgré quelques égarements néolibéraux et conservateurs des gouvernements fédéraux, le « souverainisme de gauche » considère que le cadre constitutionnel n’est pas démocratique et réformable, que l’indépendance politique et économique constitue un moment essentiel d’une lutte internationale et qu’il faut donc refonder des alliances entre les peuples sur de nouvelles bases.

Il faut également distinguer le souverainisme de droite du souverainisme de gauche, le premier insistant davantage sur le rôle central de la nation  le second étant basé sur les exigences de la souveraineté populaire :

« Les tenants de la "souveraineté nationale", en effet, ne se posent guère la question de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de côté, ils y répondent "tout naturellement" en tournant leurs regards vers le grand homme, l’homme providentiel –l’imaginaire de la souveraineté nationale, dans la droite française, par exemple, n’étant toujours pas décollé de la figure de De Gaulle. L’homme providentiel donc, ou ses possibles succédanés: comités de sages, de savants, de compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiés, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui revient « légitimement » de conduire le grand nombre.

La souveraineté de gauche, elle, n’a d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. En vérité, il ne devrait pas y avoir lieu conceptuellement de faire cette différence de la nation et du peuple […], mais les habitudes lexicales ont été ainsi prises dans le débat politique que le premier terme renvoie bel et bien à tout un univers de droite et qu’il n’est pas autre chose en son fond qu’un souverainisme gouvernemental, quand le second est de gauche en tant qu’il n’efface pas les mandants derrière les mandataires, et se pose par là comme souverainisme démocratique. Le souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une restauration (légitime) des moyens de gouverner, mais exclusivement rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels la "nation" est invitée à se reconnaître –et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant. »[v]

Ces distinctions mettent en évidence le fait que le jeu politique n’est réductible ni à l’axe gauche/droite, ni au clivage souverainisme/fédéralisme. Derrière le problème central de l’austérité, la question grecque révèle un antagonisme plus profond entre la souveraineté populaire et nationale d’une part et la globalisation financière de l’autre, soit la démocratie contre le « parti de Wall Street », selon les termes de David Harvey. Malgré tout, le présent gouvernement de coalition en Grèce admet une certaine diversité idéologique, la position majoritaire de Syriza endossant l’européisme de gauche, les treize députés du parti des Grecs indépendants (ANEL) le souverainisme de droite, et l’aile gauche de Syriza le souverainisme de gauche.

Misère et richesse du Grexit

Si la ligne de parti de Syriza n’est pas eurosceptique, son aile gauche affirme que l’alternative à l’austérité exige toutefois de sortir des sentiers battus en proposant un plan de transition hors de la zone euro. Elle se rapproche à ce titre du parti anticapitaliste, communiste et écologiste Antarsya (qui signifie « mutinerie » en grec), lequel soutient le Grexit, l’annulation de la dette, la nationalisation sans compensation des banques et des grandes industries et un plan de transition écosocialiste pour relancer l’économie. Il s’avère que la majorité du peuple grec n’est pas en faveur du Grexit, raison de plus pour exposer clairement ce qui en ressortirait en ouvrant un réel débat public sur le sujet et en lui présentant un plan de transition désirable, viable et réaliste. L’échec de la stratégie de Tsipras consiste moins à avoir tenté de négocier avec les « partenaires européens » (ce qui est légitime) que d’avoir écarté systématiquement l’éventualité du Grexit et la nécessité d’élaborer un plan B en cas d’échec de l’hypothèse initiale. Il est clair que Syriza n’aurait pas pu prendre le pouvoir avec un programme ouvertement eurosceptique, mais cela ne dispense pas la gauche d’adopter une stratégie flexible en fonction des scénarios possibles. Ce n’est pas le Grexit qui est catastrophique, mais le fait de ne pas s’y préparer alors que les circonstances historiques l’exigent.

Cela nous ramène à la question stratégique suivante: comment faire du Grexit non pas un épouvantail à faire avaler des mesures d’austérité mais une arme politique au service d’un projet de transformation sociale? La ligne de crête entre réformisme radical et pragmatisme gestionnaire peut être résumée par cette maxime de Benoît Malon: « Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours ». Être révolutionnaire signifie ici renoncer à l’austérité en échange d’un rééchelonnement de la dette pour sauver du temps et préparer le saut hors de la zone euro dans une perspective de « démondialisation internationaliste ». Cette stratégie est préconisée par divers économistes, philosophes, militants et théoriciens comme Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis et Costas Lapavitsas[vi]. Un retour planifié à la drachme, laquelle serait d’abord réintroduite sous forme de monnaie virtuelle, permettrait de redonner à la Grèce la maîtrise de ses politiques monétaires, fiscales et économiques, la dévaluation de cette monnaie rendant son économie plus compétitive pour l’industrie touristique et les exportations. Malgré tout, il ne faut pas oublier de mentionner la baisse importante du pouvoir d’achat pour les produits de base importés, ainsi que des perturbations économiques importantes à court terme.

« Il va de soi également, et ce serait malhonnête de le cacher ou de le minimiser, qu’un bouleversement de cette ampleur a plus que sa part de chaos, de difficulté économique, probablement de régression transitoire du niveau de vie matériel. De cela il faudra avertir et ré-avertir: il n’y a pas de promesse de prospérité instantanément restaurée dans cette trajectoire-là, plutôt le contraire même, mais, comme il sied à une promesse d’une autre nature, celle d’une souveraineté politique et économique reconquise, cette dernière n’étant pas la moindre, on devrait même dire qu’elle est à conquérir tout court, et qui mieux est au cœur du "réacteur" –la finance et la banque!– condition préalable à son extension à toutes les sphères économiques productives. »[vii]

Un « creux de transition » est donc à prévoir, c’est-à-dire que les intérêts matériels des classes moyennes et populaires seront assurément affectés durant une certaine période de temps, avant que l’économie grecque soit relancée sur de nouvelles bases, améliorant substantiellement les conditions de vie de la majorité sociale. Toute la question est de savoir quelle sera la durée et l’ampleur de cette période de transition, laquelle dépend à son tour de la forme que prendra le Grexit et de nombreux autres facteurs difficiles à cerner. L’idéal serait une sortie ordonnée de la zone euro, voie privilégiée par certains économistes comme Lapovitsas et Durand : « Une sortie négociée est le scénario le plus probable, et le plus souhaitable. Pour les premiers mois au moins, il faudrait que la BCE s’engage à maintenir une parité précise entre l’euro et la nouvelle devise. Une monnaie dévaluée de 30 % devrait être un niveau juste et soutenable. Ce serait le compromis le plus raisonnable pour tous les Européens. »[viii]

Or, le manque de préparation de Syriza conduit tout droit à la possibilité d’une sortie désordonnée de la zone euro (« Grexident »), laquelle pourrait être beaucoup plus violente et imprévisible. Si certains y voient l’effondrement potentiel de l’économie grecque, laquelle est déjà largement en panne, d’autres y perçoivent plutôt une occasion historique à ne pas louper, notamment en faisant du défaut complet sur la dette souveraine une arme politique redoutable. S’agit-il d’une logique du pire? Sans doute, mais si ce scénario devient inévitable, il sera nécessaire d’agir en conséquence pour transformer cette crise financière en opportunité de changement radical. Comme le souligne Lordon avec un ton mordant :

« C’est le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre-là, à l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de plus, il faudra rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine. […]

Au prix sans doute d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. Ce peut être d’abord, dans l’ordre d’un arsenal de riposte bien graduée, la force de la ruine financière. C’est précisément ce dont il est question dans le projet de faire du défaut une arme politique. Tous ces messieurs de la finance et leurs imposantes institutions y finiraient immanquablement en guenilles. C’est-à-dire adéquatement "préparés" pour être aussitôt ramassés à la pelle et au petit balai. Rappelons que les banques faillies sont par définition des banques qui ne valent plus rien, des entreprises dont la valeur financière est tombée à zéro. C’est précisément à ce prix que la puissance publique se proposera alors de les récupérer –et voilà que l’indispensable nationalisation, premier pas (et sûrement pas le dernier!) pour mettre enfin un terme au désordre de la finance libéralisée, ne nous coûtera même pas le taxi pour renvoyer les banquiers à une retraite précoce, sans chapeau, bonus ni stock-options, faut-il le dire. »[ix]

La morale de l’histoire

Pour Lordon, il s’agit de renverser la stratégie du choc et la logique d’austérité des banquiers en faisant de la sortie de l’euro notre stratégie du choc et amorcer la sortie du capitalisme. Cela représente sans doute une forme d’optimisme révolutionnaire (ou de catastrophisme éclairé!), mais il n’en demeure pas moins que les ruptures sont possibles dans l’histoire et que nous devons étudier leur fonctionnement lorsque celles-ci surgissent afin de ne pas manquer le bateau. D’où la pertinence de cette célèbre maxime de Rahm Emanuel repopularisée par Philip Mirowki dans son livre sur la crise financière de 2008: « Never let a serious crisis go to waste »[x].

Par ailleurs, il faut surtout éviter le piège de la nécessité historique, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire qui exclut le rôle des acteurs, de la contingence et des bifurcations imprévisibles. Le meilleur exemple du rôle clé des décisions politiques –qui peuvent parfois changer le cours de l’histoire– se trouve dans les récentes confessions de l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui explique les raisons de sa démission surprise le lendemain du référendum grec. Quel scénario aurait vécu la Grèce si le réformisme radical de Varoufákis avait supplanté le pragmatisme gestionnaire de Tsipras? Une décision de cabinet peut tout changer. La sortie stratégique de l'euro étant écartée, ce sera l'austérité ou la sortie involontaire (Grexident) qui décidera de la suite de l'histoire.

« L'ancien ministre grec des Finances a révélé avoir démissionné après avoir été mis en minorité sur sa ligne dure prévue face à la BCE. [...] Il a révélé lundi avoir en fait perdu à quatre contre deux lors d’une réunion de cabinet après la victoire du non au cours de laquelle il prônait une ligne dure. Yánis Varoufákis a également affirmé au magazine britannique qu'il avait prévu "un triptyque" d’actions pour répondre à la situation que connaît la Grèce aujourd'hui, et notamment à la fermeture des banques, pour éviter une hémorragie de l’épargne: "émettre des IOUs" (phonétiquement "I owe you" je vous dois", des reconnaissances de dettes en euros); "appliquer une décote sur les obligations grecques" détenues par la BCE depuis 2012 pour réduire d’autant la dette, et "prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE". Cela laissait, selon lui, entrevoir une possible sortie de la Grèce de leuro, mais avec la certitude, explique-t-il, qu’il n’y avait de toute façon aucun moyen légal de la pousser dehors. Le tout pour faire peur et obtenir un meilleur accord des créanciers, selon lui. "Mais ce soir-là, regrette-t-il, le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devait pas être le déclencheur de cette approche énergique (...) au contraire cela allait mener à des concessions majeures à l’autre camp". »[xi]

Cette simple anecdote témoigne d’une vérité essentielle de l’action politique: si nous ne maîtrisons pas l’ensemble des circonstances historiques, la stratégie et la vertu (sagacité) comptent pour beaucoup. Plusieurs seront sans doute désenchantés par l’action politique, la capitulation du gouvernement grec envoyant un message comme quoi peu importe le parti au pouvoir, celui-ci sera toujours récupéré par le système, y compris la gauche radicale. On pourrait donc tirer la conclusion facile que ce ne sont pas nos gouvernements qui dirigent mais la finance internationale, même la victoire écrasante d’un « Non » référendaire n’étant pas en mesure de changer le cours des choses. Cela n’est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus: l’échec de Syriza s’explique notamment par la pression extrême de l’oligarchie financière et de la caste politique européenne, mais également par une erreur stratégique sur la question de l’euro et les mauvaises décisions qui en ont découlé.

Somme toute, s’il est exagéré d’affirmer, comme le Parti communiste grec (KKE), que Syriza représente « la réserve de gauche du capitalisme », il est sans doute vrai que la ligne stratégique de Tsipras représente « la réserve de gauche de l’européisme » et que le parti devra envisager un plan B très prochainement. Paradoxalement, le pari qui aura permis à Syriza de prendre le pouvoir sera également celui qui fera probablement tomber le gouvernement de gauche radicale, comme quoi la quadrature du cercle est un atout dans la joute électorale, mais un handicap dans l’exercice effectif du pouvoir. Chassez les contradictions et elles reviennent au galop.

Dernier fait intéressant à noter: le « programme Thessalonique » de Syriza garde toute sa pertinence sur le plan social et économique, celui-ci se fourvoyant seulement sur l’hypothèse d’une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro. Cela confirme une fois de plus le fait que la gauche n’est pas généralement habile pour jongler avec la question nationale, la souveraineté sur le plan politique, fiscal et monétaire étant pourtant un élément crucial pour lutter efficacement contre l’austérité. À l’inverse, le sort de Syriza devrait intéresser davantage le mouvement souverainiste québécois, qui reste étonnamment peu bavard sur la question grecque, son regard étant davantage tourné vers l’Écosse ou la Catalogne. Or, ces trois expériences historiques mêlent étroitement la question sociale et nationale, chacune à leur façon. Toutes ces luttes pour l’émancipation expriment la nécessité d’articuler une véritable souveraineté populaire et nationale en faveur d’un projet de société fondé sur les valeurs de justice sociale, de liberté politique et de démocratie.

 

 

[i] Ce plan prévoyait un taux de TVA unifié à 23 % sauf pour les produits alimentaires de base (13  %) et 6  % sur les médicaments, les livres et le théâtre; la mise en place d'organes indépendants de supervision de la politique budgétaire; 0,5 points de PIB d'économie sur les services de santé; des économies de 0,25 à 0,5 % du PIB sur les retraites dès 2015 et 1 % à partir de 2016; des ajustement des salaires et de l'emploi public de manière à diminuer la masse salariale en proportion du PIB tout en décompressant la distribution des salaires; une libéralisation tous azimuts du marché des produits (lignes de bus, etc.) et des professions « protégées » (notaires, ingénieurs, etc.); les privatisations acceptées en 2014 sous le précédent gouvernement étant arrivées à leur terme.

[ii] http://www.theguardian.com/business/2015/jul/12/greek-crisis-surrender-f...

[iii] Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014, p.44

[iv] Ibid., p.148-149

[v] Ibid., p.229-230

[vi] Cédric Durand, (dir.), En finir avec l'Europe, Paris, La Fabrique, Paris, 2013.

[vii] La malfaçon, p.126-127

[viii] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090715/les-voies-du-grexit

[ix] La malfaçon, p.115-116

[x] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, New York, 2013

[xi] « Grèce: Yánis Varoufákis révèle les raisons de sa démission surprise », Libération, 13 juillet 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/07/13/varoufakis-revele-les-raiso...

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