Le petit triomphe de la mémoire catalane

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Le petit triomphe de la mémoire catalane
Grands dossiers
| par Jean Patrak |

La guerre civile espagnole de 1936-1939 est possiblement, bien cachée derrière le voile westphalien, le conflit européen le plus méconnu du 20e siècle et probablement le plus important du point de vue des idéologies politiques. En 1936, sous les explosions politiques de l'Espagne, c'est avant tout en tant que journaliste que George Orwell s'est rendu à Barcelone. Or, Orwell était à l'époque un jeune militant rempli d'enthousiasme, et parfois au-delà de l'objectivité journalistique il y a l'histoire qui se déroule devant nos yeux et il y a le corps qu'on habite qui voudrait bien sauter sur scène plutôt que de témoigner passivement, avec détachement. En 1938, l'auteur publie donc un récit nommé Hommage à la Catalogne. Il y dépeint d'ailleurs dès le début une Barcelone presque irréaliste, moitié communiste, moitié anarchiste, aux changements sociaux idéels assurément vertigineux pour l'activiste qu'il était: «Les anarchistes avaient toujours effectivement la haute main sur la Catalogne et la révolution battait encore son plein. [...] C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. À peu près tous les immeubles de quelque importance avaient été saisis par les ouvriers et sur tous flottaient des drapeaux rouges ou les drapeaux rouge et noir des anarchistes ; pas un mur qui ne portât, griffonnés, le marteau et la faucille et les sigles des partis révolutionnaires ; il ne restait de presque toutes les églises que les murs, et les images saintes avaient été brûlées. Çà et là, on voyait des équipes d’ouvriers en train de démolir systématiquement les églises. Tout magasin, tout café portait une inscription vous informant de sa collectivisation ; jusques aux caisses des cireurs de bottes qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir!  » (1) Cette "Atlantide" des idéaux révolutionnaires, comme on perçoit Barcelone dans les écrits d'Orwell, que les raz-de-marée du franquisme ont complètement anéanti pendant cette grande guerre en Espagne, est manifestement le genre de mythe qui s'ancre profondément dans la culture et l'histoire du peuple de Catalogne. Un grand mythe, bien "encré" dans la mémoire de ce dernier, que les écrits catalans refusèrent obstinément d'oublier. En effet, visiter Barcelone aujourd'hui laisse sentir les relents de cette mémoire et de ce presque-conte dont témoignait Orwell. Près de quarante ans après la mort de Franco et la fin de la dictature militaire en Espagne, les rues de Barcelone respirent de nouveau la révolte prenant la forme, foncièrement différente tout en étant semblable, d'un tout nouveau mouvement social de grande envergure : Le mouvement indépendantiste catalan.

La langue et le souffle de vie

Après la Guerre civile d'Espagne s'ensuit la longue dictature du général Francisco Franco qui, en plus de réimposer la monarchie, décida d'uniformiser le peuple de l'État d'Espagne : un peuple, une culture, une langue. Ainsi, pendant plus de 35 ans, le castillan (communément appelé « l'espagnol ») prédomina sur tout le territoire et on tenta délibérément d'écraser les trois autres langues : le galicien ou « galego », le basque ou « euskara » et le catalan. Ce projet d'épuration de la "race" d'inspiration fasciste devait stabiliser le pays et garantir la prospérité de la gloire de cette force coloniale. Il se dota également de sa solution finale propre, un individu s'étant fait surprendre en train de parler une langue "non chrétienne" se retrouvait aussitôt enligné devant les canons de la justice franquiste avant de disparaître à la fin d'un court procès. Combien de langues auraient survécu à autant d'années cloîtrées dans les chaumières, chuchotées même autour de la table, peut-être entre deux ruelles. Silence. L'armée a de nombreuses oreilles. Atenció, parlem fluixet. Combien de peuples auraient survécu à un bâillon aussi soutenu? La révolte peut-elle être assez patiente pour faire triompher la mémoire? Aujourd'hui, en Espagne, sur tout le territoire, tout le monde sait parler le castillan; c’est devenu la règle générale d'organisation et de vie commune. Or, malgré sa commodité, malgré qu'elle est la deuxième langue la plus parlée au monde comme langue maternelle, le castillan, au lendemain de la guerre et de la dictature, n'a pas eu le choix de laisser davantage de place aux autres langues dans les régions qui ont demandé l'autonomie culturelle. Par exemple, le parler basque, presque rayé de la carte au 20e siècle, est en hausse actuellement grâce à la politique de bilinguisme obligatoire au travail et au combat quotidien qu'a entrepris cette population des montagnes. Il totalise maintenant 900 000 locuteurs, territoires français et espagnol confondus. Les catalanophones, quant à eux, sont plus de 10 millions dans l'étendue de ce que l'on appelle les Pays catalans (La communauté autonome de Catalogne, la communauté de Valence, les îles Baléares et la région des Pyrénées-Orientales en France). La langue est non seulement devenue une fierté grandissante, mais aussi le solvant d'un mouvement de forte affirmation inclusive, entre autres parce que sur les 10 millions de catalanophones, seulement 4 le sont de langue maternelle. La llengua catala est donc aisément devenue le fer de lance de ce nouveau nationalisme catalan, en passant par l'anglais pour rejoindre la communauté internationale. Bref, l'important est d'abord de faire comprendre au monde que le catalan n'est pas un simple dialecte espagnol comme on l'entend souvent, mais une langue indo-européenne à part entière, avec une histoire datant du Moyen-Âge. Puis, une fois que l'on sait qu'il y a quatre langues officielles en Espagne et que la langue catalane est propre à un peuple et à sa culture, l'important c'est que si parles catala, ets catala. Ainsi, la mémoire catalane voyage comme les idées et se propage et le combat, au-delà du peuple catalan, s'empreinte d'une valeur de justice qui touche désormais à l'universel.

Qui sème le débat récolte le combat

Le 11 septembre 1714, lors de l'événement qu'on nomma le Siège de Barcelone, le royaume de Castille conquit la Catalogne qui se fit annexer à l'Espagne. La date restera la fête officielle de la Catalogne, qui y conservera ainsi la nostalgie de la liberté politique. Puis, après l'échec de deux Républiques, la Guerre civile et la dictature franquiste, c'est seulement en 1978 que les différentes régions d'Espagne signent une constitution qui assure une forme de démocratie, la monarchie constitutionnelle, celle d'un État unitaire. Elle fut votée en bloc, et ainsi Franco, décédé depuis déjà trois ans, gagna officiellement l'une de ses plus grandes batailles : l'indivisibilité de l'Espagne était maintenant un fait de droit légitime. On peut comprendre qu'une telle constitution puisse passer en Catalogne grâce, notamment, à la pyramide de Maslow, le besoin de sécurité venant largement avant celui de s'accomplir. Prou la guerre, prou la dictature, si us plau : demandait le peuple à bout de souffle social, prêt à accepter la moindre forme de démocratie plutôt que de se battre encore pour le mieux. Cependant, cette trêve ne laissa finalement que très peu de repos. En effet, le pays ne cessa jamais réellement de se déchirer en débats sociopolitiques dans les décennies qui suivirent. Ne nommons que la saga du mouvement politique ETA, revendiquant par la lutte armée l'indépendance de l'Euskal herria (Pays basque) et qui ferait probablement rougir le FLQ autant sur l'intensité que sur la durée de leur mouvement, le mouvement des Indignés ou plus récemment les manifestations aux drapeaux républicains demandant la fin de la monarchie. La marche vers l'autodétermination de la Catalogne fait donc partie d'une multitude de mouvements qui fait de l'Espagne un État toujours aussi instable, bien dissimulé sous son unité constitutive, pour des raisons beaucoup plus fondamentales que la crise économique. Cette dernière, prétexte fourre-tout du 21e siècle pour justifier la moindre crise sociale, est de toute évidence fortement instrumentalisée en Espagne comme ailleurs pour aisément écarter d'une seule main le discours des différents mouvements sociaux. L'une des grandes revendications du mouvement des Indignés, autant que l'un des grands moteurs des mouvements indépendantistes mondiaux (disons précisément au Québec, en Écosse et en Catalogne) , est depuis plusieurs décennies maintenant la démocratie. En effet, si le système électoral espagnol est en théorie proportionnel, il s'avère à fonctionner davantage comme un système majoritaire (voir le système canadien) et à favoriser largement la perpétration du bipartisme socialiste vs. conservateur, comme le soulignait en 2011 le professeur de sciences politiques barcelonais Roberto Liñera au groupe de communication basque EITB. En Catalogne, autrement, si la jeune histoire de leur démocratie a longtemps favorisé la suprématie d'un seul parti, les dernières années ont permis d'observer la politique d'un regard différent, grâce à la composition de deux gouvernements de coalition sur trois mandats. Perçus comme la peste dans la politique canadienne et québécoise, les gouvernements de coalition entre différents partis sont devenus de plus en plus probables dans leur système électoral proportionnel et presqu'une deuxième nature en Catalogne. Aux élections catalanes, on compte entre 6 et 8 partis différents ; tout l'axe politique s'y retrouve, entre indépendantistes et unionistes, progressistes et  conservateurs : - CiU : nationaliste de centre-droite - PSC : centre-gauche unioniste - ERC : indépendantiste social-démocratique - PP : conservateur unioniste - ICV : écologiste républicain - C's : centre unioniste - CUP : indépendantiste de gauche radicale - SI : indépendantiste sans affiliation gauche-droite En 2006, alors que CiU emporte les élections avec une faible minorité, une coalition entre PSC, ERC et ICV prendra finalement le pouvoir afin de réaliser un projet précis : une réforme du statut de communauté autonome de la Catalogne. À retenir du système proportionnel plurinominal de la manière dont il fonctionne dans cette région : l'orgueil de parti désenfle dès qu'un projet de grande envergure se présente ; le débat laisse place à l'action. Ainsi, plusieurs mois de travail avec Madrid donne à Barcelone un nouveau statut d'autonomie, rapidement réduit en miettes par un tribunal constitutionnel en 2010 et par l'arrivée au pouvoir des conservateurs (PP) de Mariano Rajoy à Madrid en 2011.  Ainsi, l'élection de 2012 en Catalogne laisse place à une nouvelle coalition, cette fois avec un nouveau projet, plus radical et hautement soutenu par la société civile catalane : une consultation sur l'indépendance. La coalition se dessine rapidement entre les différents partis indépendantistes qui s'entendent sur le projet, vertigineux certes, vu l'état actuel de la constitution espagnole. Ainsi, le mouvement vers l'indépendance, qui sera d'ailleurs une route épineuse, est en marche. La mémoire se reconstitue lentement et les débats s'enflamment sur les places publiques.


Élection de 2012 (25 novembre)

Tableau

  « Sempre endavant, mai morirem » ou l'endurance du marathonien

À l'époque actuelle du Système-monde occidental, gagner le privilège de passer du statut de « petite nation » à celle de nation parmi les autres n'est certainement pas l'œuvre d'une seule génération, mais de plusieurs (comme le démontre les luttes en Écosse, au Québec ou en Palestine). Le marathon de la résistance catalane à son assujettissement à l'Espagne maintient une vitesse relativement constante depuis le siège de Barcelone de 1714 et prit différentes formes au fil du temps. L'ERC par exemple, parti  politique en montée actuellement dans l'échiquier, était un mouvement important de la coalition antifasciste de la Guerre civile d'Espagne. Qu'elle ait accès à la démocratie ou non, la société catalane a toujours su compter sur elle-même et animer de puissants mouvements sociaux pour arriver à résister à l'assimilation culturelle et linguistique. Le plus gros mouvement de la société civile actuelle en Catalogne est l'Assemblea nacional catalana (ANC). Depuis 2011, l'ANC a su réunir des milliers de bénévoles pour faire de l'éducation populaire, organiser des événements de grande envergure et mobiliser près de 2 millions de personnes chaque 11 septembre pour revendiquer l'indépendance sinon le droit à une consultation populaire légitime pour que le peuple catalan puisse décider. Or, après avoir convaincu l'élite politique de s'engager à réaliser le projet, le mouvement social se frappe malheureusement à l'inflexibilité de la constitution de l'Espagne comme État unitaire, qui n'accorderait en fait légalement la tenue d'un référendum que sur l'entièreté du territoire espagnol et non dans une région précise, même si la question ne concerne que cette dernière. Au cours des trois dernières années, la machine d'État de l'Espagne et les médias qui en véhiculent les idées ont tâché de réduire le discours hétéroclite du mouvement social à un simple enjeu économique relié à la crise en cours. Si l'ANC, qui a tenté de porter la parole du mouvement dans son ensemble, a réussi à rejoindre de nombreux groupes à travers le monde pour constituer les fragments d'une solidarité mondiale, beaucoup d'autres voix, comme celles de l'Esquerra Independantista qui regroupe la gauche indépendantiste des étudiants, jeunes, travailleurs/ses et la CUP, rassemblés à Barcelone dans leur repère de Gràcia et revendiquant l'estelada (l'étoilée, drapeau indépendantiste catalan) rouge (héritée du communisme et socialisme) bien en vue.Drapeau_Catalan

« L'union européenne privilégie l'austérité et l'économie globale, elle ne permet pas le socialisme. La Catalogne ne devrait jamais y adhérer. » ; « Avant, nous n'étions que quelques centaines à revendiquer l'indépendance des pays catalans. Maintenant, d'un coup, nous sommes des centaines de milliers. Le militantisme devient difficile à intégrer pour tout le monde. » ; « L'Espagne est le seul État d'Europe à avoir refusé de légiférer contre le fascisme. » (2) À Barcelone comme dans maintes régions de Catalogne, la société civile est soudainement prise d'une activité fulgurante qui ne cesse de grandir depuis 4 ans. Les idées circulent vite et les débats sont vivifiants entre anarchisme, socialisme et indépendantisme. Beaucoup de cette vie politique convergeait vers un point précis : le 9 novembre 2014, date promise par le gouvernement catalan pour la tenue du référendum. Vu un peu comme l'événement percutant de décennies et même de siècles de résistance, le 9 novembre 2014 (9N14) se présenta comme une grande opportunité pour la liberté, la démocratie et la culture catalane de s'exprimer au grand jour. Or, la constitution espagnole prit la forme de la loi pour imposer le bâillon et délégitimiser toute consultation encadrée par l'État. Pas de référendum, pas de consultation populaire officielle ; la seule consultation qui fut possible en Catalogne fut encadrée par l'ANC et des milliers de bénévoles qui recueillirent finalement plus de 2,3 millions de votes sur 7,5 millions d'habitants. Dans un automne endiablé par le référendum écossais et les confrontations de plus en plus fréquentes entre Madrid et Barcelone, le mouvement indépendantiste catalan est quand même allé chercher un résultat élevé de 80% pour un état indépendant à cette consultation à deux questions : « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État? Si oui, voulez-vous que cet État devienne indépendant? »

Consultation sur l'Indépendance de la Catalogne :

9N2014, Source : site officiel de la Generalitat de Catalunya

Tableau1

La participation fut sensiblement faible pour un exercice démocratique qui se voulait légitime, mais vu les circonstances légales, les résultats permettent tout de même d'assurer la suite de la mobilisation, d'après les objectifs de l'ANC. Mais quelle suite? Quel serait exactement le prochain pas à faire pour que le mouvement survive à l'épreuve de la légitimité et de l'épuisement? Pour l'ANC, le plan est déjà sur la table des stratèges depuis le 9 novembre : Il fallait unir les partis indépendantistes et annoncer le plus vite possible une élection portant essentiellement sur l'indépendance de la Catalogne. Malgré les divisions encourues entre les partis de la coalition indépendantiste suite au 9N14, le souhait de l'ANC deviendra officiellement réalité, le 27 septembre 2015, comme l'a annoncé le président Artur Mas le 14 janvier dernier. Rien n'est encore terminé en Catalogne, car même avec cette élection à venir, la lutte pour la reconnaissance avec Madrid risque d'être éprouvante. Les indépendantistes devront encore persister et résister, mais encore aujourd'hui, à l'approche de la fin du marathon, c'est leur mémoire qui triomphe. Un petit triomphe, puisque malgré la force impériale de l'unité espagnole et européenne qui écrase le petit peuple, l'on souffle encore la devise de la Catalogne (« Sempre endavant, mai morirem » ; « Toujours en avant, jamais nous ne mourrons. ») et l'on chante encore Els Segadors, chant national, dans les rues de Barcelone, Tarragona, Girona et Lleida : Slogan  
Bibliographie (1) George Orwell, Hommage à la Catalogne, Éditions 10/18, version 1999, page 8. (2) Condensé d'opinions rassemblés à partir de témoignage avec des militants de la CUP et d'ARRAN, groupe des jeunes de l'Esquerra Independantista. (3) Site du Parlement de la Catalogne, http://www.parlament.cat/. (4) Site associé à la participation à la consultation du 9 novembre 2014, Généralité de la Catalogne, http://www.participa2014.cat/.

 

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