La sociologie en terrain inconnu. Entretien avec Muriel Darmon

Société
La sociologie en terrain inconnu. Entretien avec Muriel Darmon
Entrevues
| par Jules Pector-Lallemand |

Ce texte est extrait du troisième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Siggi s’intéresse au parcours biographique des sociologues et s’interroge sur la place que celui-ci occupe dans leurs recherches. Pour ce troisième numéro, nous avons rencontré Muriel Darmon, présidente de l’Association française de sociologie. S’intéressant notamment au champ médical, elle a acquis une notoriété grâce à son étude sociologique de l’anorexie. Elle publie cette année son nouveau livre sur les récupérations post-AVC.

 

Siggi : Ça vous dérange si on enregistre la discussion?

Muriel Darmon (MD) : Quand on est sociologue, avec le nombre d’entretiens qu’on mène, c’est difficile de dire : « Non, il n’y aura pas d’enregistrement. Allez vous faire cuire un œuf. Vous prendrez des notes à la main! » (Rires.)

Siggi : Super! On pourrait commencer par votre premier livre, Devenir anorexique[1], qui est tiré de votre thèse de doctorat. Pourquoi avoir choisi ce sujet?

MD : Je ne l’ai pas choisi pour des raisons biographiques. Je n’ai pas été anorexique ou boulimique et je n’en ai pas connu. En fait, à l’époque, c’était le sujet de l’heure. Au début des années 1990, il y avait une visibilité forte de l’anorexie. On disait que c’était la « maladie du siècle » ou la « maladie des campus américains ». Il y avait beaucoup d’articles sur ce sujet dans des magazines féminins. En les lisant, j’étais consternée. On n’évoquait que le lien avec la mère pour expliquer ce phénomène et à peine la société d’aujourd’hui et le corps des femmes. Il me semblait pourtant évident que les pratiques alimentaires ne sont pas neutres socialement, mais ça, personne ne le disait. J’avais donc une volonté d’aller observer de plus près l’anorexie et de mettre à l’épreuve cette impression que j’avais, soit celle que ma discipline pouvait nous permettre de voir ce qu’on ne voyait pas à l’époque.

Siggi : Qu’est-ce que vous avez réussi à faire voir?

MD : Je pense être parvenue à montrer que l’on n’est pas anorexique. Ce n’est pas un état. Il y a une « carrière » : c’est en fait un cheminement, un parcours avec des personnes marquantes, des phases et une progression. C’est une progression qui est de plus en plus extrême. Et puis, ce parcours n’est pas neutre en matière de propriétés sociales, ça n’arrive pas à tout le monde. Les anorexiques sont surtout de jeunes femmes des classes moyennes et supérieures. Ces propriétés — le genre, l’âge, l’origine sociale — sont ce qui rend possible la « carrière » d’anorexique.

Siggi : Comment les psychologues et les psychiatres ont reçu votre enquête?

MD : À l’époque, j’étais terrorisée à l’idée de leur présenter les résultats de ma recherche, mais j’ai tout de même envoyé le livre dans les services hospitaliers dans lesquels j’ai mené ma recherche. Ils ont été bien reçus finalement. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a eu des réceptions différentes selon l’approche des spécialistes à qui je présentais mon travail. Les psychiatres comportementaux et biologistes, qui sont contre la psychanalyse, ont apprécié la « carrière » anorexique. C’était une description des symptômes plus précise que celle qu’elles et ils avaient. Les psychologues comportementaux adhèrent aisément aux analyses interactionnistes de mon enquête, celles qui rendent compte des conduites des gens et des représentations qui les poussent à persister dans des pratiques anorexiques. Ces mêmes spécialistes étaient beaucoup plus critiques de la seconde partie du livre, qui se penche sur la culture familiale. C’est parce qu’elles et ils s’opposent à l’approche psychanalytique, qui s’intéresse non pas aux symptômes, mais au passé et aux relations avec les parents.

Comme vous vous en doutez, c’était l’inverse pour les psychiatres psychanalytiques. Elles et ils me disaient que j’étais aveuglée par les symptômes, que je ne voyais que ce que les patientes voulaient bien me laisser voir. En revanche, la partie sur l’inconscient social, qui en est un de genre et de classe, ça leur permettait de critiquer leurs collègues comportementaux.

Siggi : C’est fascinant de constater comment les spécialistes de l’anorexie ne prennent que ce qui confirme leur approche.

MD : Je ne peux pas leur reprocher. Même nous, les sociologues, nous le faisons! (Rires.)

Siggi : Votre livre a par la suite été traduit en anglais. Comment a-t-on réagi, dans le monde anglo-saxon, à cette étude?

MD : Quand je me suis lancée dans cette recherche, mes profs en France m’ont dit : « Tu es complètement folle! Qu’est-ce que c’est que cette idée? L’anorexie, c’est une question psychologique. D’accord, il y a Le suicide de Durkheim, mais ton enquête ne porte pas sur le suicide et tu n’es pas Durkheim. » La réaction à mon sujet de thèse aux États-Unis, c’était plutôt : « Ah oui? Encore l’anorexie! Mais qu’est-ce que tu vas pouvoir dire qu’on n’a pas déjà dit? » Il y avait plein de bouquins qui avaient été publiés sur le sujet, mais ils portaient uniquement sur le genre, pas sur la classe sociale. Il y a donc eu un intérêt pour Devenir anorexique.

Siggi : Vous êtes par la suite devenue chercheuse au Centre national de la recherche scientifique avant d’être élue à deux reprises comme présidente de l’Association française de sociologie.

MD : Oui, c’est une grande fierté de pouvoir représenter la discipline. Pour me faire élire, mon slogan était : « Il faut prendre la sociologie davantage au sérieux et se prendre soi-même moins au sérieux. » Ce n’est pas l’ensemble de mes collègues qui ont apprécié, mais personne ne se présentait contre moi! (Rires.)

Siggi : Qu’est-ce que vous vouliez dire avec ce slogan?

MD : Quand je suis arrivée dans le monde professionnel des sociologues dans les années 2000, on avait encore les grands pontes de la génération précédente, des hommes surtout, qui occupaient l’espace avec exactement la combinaison contraire. Ils se prenaient très au sérieux; en plus on est en France, ça fait partie de l’habitus national masculin de se prendre au sérieux. (Rires.) En même temps, ils avaient une sorte de désinvolture par rapport à la discipline. C’étaient par exemple les professeurs qui m’avaient déconseillé d’étudier l’anorexie parce que c’est un sujet qui appartient soi-disant à la psychologie. C’est un peu ce genre d’expériences que j’avais en tête au moment de formuler ce slogan. J’avais rencontré des sociologues qui ne croyaient pas beaucoup à la sociologie, mais qui, en même temps, se prenaient au sérieux et se mettaient eux-mêmes de l’avant. Je me disais donc qu’avec l’arrivée de ma génération, on pourrait peut-être parvenir à inverser cette tendance.

Siggi : C’est un slogan qui va résonner avec la mission de Siggi! C’est un peu le même esprit qui anime notre magazine : faire une sociologie qui prend au sérieux la vie quotidienne et en même temps qui descend les sociologues de leur piédestal en les forçant à abandonner leur langage hermétique.

MD : Oui, c’est ce qui m’importe : faire descendre les sociologues de leur piédestal sans pour autant renoncer scientifiquement à la qualité de la discipline. Je prône une sociologie sérieuse, rigoureuse, mais qui vise le développement de notre discipline plutôt que la promotion de soi-même.

Siggi : En quoi consiste votre travail de présidente de l’Association française de sociologie?

MD : En France, la sociologie est discutée dans les médias et par les ministres, le plus souvent pour en dire du mal. Ça fait des mois qu’on entend que les sociologues sont des « islamo-gauchistes », que les intersectionnalistes sont en train de faire mourir la civilisation française et que nous sommes perverti·e·s par l’Amérique. Il y a aussi eu un premier ministre qui a dit que « la sociologie, c’est la culture de l’excuse » parce qu’elle donne des prétextes aux gens pour être des délinquant·e·s ou des terroristes. La sociologie ferait le lit du terrorisme parce qu’elle cherche à comprendre la déviance. Le ministre de l’Éducation a même affirmé que « la sociologie, c’est l’apprentissage du fatalisme ». À force de dire qu’il y a des inégalités à l’école, les sociologues allaient persuader les élèves qu’il y en a. Ce serait donc notre faute s’il y a des inégalités.

Avec mes collègues, on a donc eu à écrire un certain nombre de lettres d’opinion. On a par exemple expliqué que la sociologie, c’est l’inverse du fatalisme puisque l’on donne des armes pour contrer les inégalités. Bref, une grosse partie du travail de présidente, c’est d’écrire ce genre de textes, de défendre publiquement la discipline quand elle est attaquée. C’est un peu désespérant parfois. Heureusement, c’est un travail collectif, qui ne se fait pas seule.

Siggi : Vous venez tout juste de faire paraître Réparer les cerveaux[2], le résultat d’une étude sur la rééducation après les accidents vasculaires cérébraux (AVC). La première chose que nous nous sommes dite quand nous avons vu le thème, c’est : « Elle récidive et s’attaque à un autre objet de recherche qui appartient à la médecine. »

MD : Conquérir un objet d’étude inhabituel pour la sociologie, un objet qu’on penserait impossible à étudier du point de vue de notre discipline, c’est ce qui me motive. Il ne s’agit cependant pas de dire que je vais construire la théorie du cerveau qui va remplacer toutes les autres. Simplement, j’essaie de passer avec ma débroussailleuse et de faire mon chemin, qui n’est pas celui des autres, afin de montrer quelque chose que les gens dans le monde hospitalier ne voient pas, parce que ça ne les intéresse pas ou qu’ils n’ont pas les outils pour les penser. Quand je lis les neurologues sur la plasticité du cerveau, je me dis que ces cerveaux n’existent tout de même pas dans un vide social. Ce ne sont pas que des paquets d’influx nerveux dans une cuve au milieu de nulle part.

Siggi : Dans les premières pages de ce livre, vous abordez le thème de « l’interdisciplinarité ». C’est un concept à la mode, enveloppé de vertus. Pour obtenir une subvention, il est presque obligatoire de l’insérer dans sa demande. Vous émettez cependant un doute à son sujet. Quel peut être le problème avec l’interdisciplinarité?

MD : En soi, il n’y a pas de problème. Cependant, au moins dans le domaine des neurosciences, lorsque l’on invite des sociologues dans les recherches, on ne veut pas qu’elles et ils travaillent sur le même objet d’étude. On m’a déjà invitée à participer à une recherche en me disant : « On a besoin d’une dimension "science sociale" dans notre projet pour obtenir des subventions. » On voulait que je dise que l’étude est importante pour « la société » et que j’évalue la qualité des relations sociales dans le service hospitalier. Les patients et patientes, par contre, ce n’étaient pas mes affaires. Je leur ai dit que si je me joignais à ce projet, c’était en fait pour faire de la vraie interdisciplinarité, celle où l’on travaille de manière autonome sur le même objet.

Dans Réparer les cerveaux, c’est ce que j’ai fait. Je me suis intéressée directement aux tests cognitifs, par exemple. Là où des neuropsychologues voient un usage des fonctions exécutives diminué par l’AVC, je vois une situation où les évaluations hospitalières ont une forme scolaire. Cette forme va complètement empêcher un patient ou une patiente issu·e d’un milieu populaire de bien réussir le test et d’en profiter pour sa rééducation. À l’inverse, les personnes très diplômées ont un rapport au savoir plus congruent à la manière dont les tests et l’hôpital fonctionnent. Là, j’étudie exactement le même objet que les professionnel·le·s de la santé. Je ne conteste pas leurs connaissances, mais j’amène quelque chose de différent. Quand on me donne une telle autonomie, que l’on ne me force pas à renoncer à mon point de vue, on peut avoir un véritable dialogue interdisciplinaire. Il y a un problème avec l’interdisciplinarité quand la discipline dominante dicte quoi faire à la discipline dominée.

Siggi : Est-ce que cette étude vous a demandé d’apprendre une quantité importante de connaissances médicales?

MD : En partie seulement. Les ethnographes ne sont pas toutes et tous d’accord, mais je suis d’avis qu’il ne faut pas trop en savoir au sujet de son terrain d’enquête afin de pouvoir être surprise et ne pas tout trouver normal. C’est une chance de ne pas tout comprendre : on pose alors des questions et on se fait expliquer.

Il y a un moment de mon enquête où je suis avec un stagiaire et une médecin qui discutent. Il et elle ne savent pas si une incompétence visuelle d’un patient est liée à son AVC ou à une autre pathologie qu’il a. Je ne suis pas certaine de bien suivre la discussion. Je demande alors à la médecin : « Est-ce que vous pensez que le patient ne voit pas bien, mais qu’il cherche à vous tromper en affirmant bien voir, ou est-ce l’inverse? » La médecin me répond alors : « On ne sait pas ce qui se passe dans la tête du patient. » Elle dit ça en plein milieu du bureau infirmier, entourée de cinquante imageries médicales du cerveau de ce même patient! Cette question que je pose parce que je ne comprends pas un mot de ce qu’il et elle sont en train de raconter me permet de comprendre une chose très importante : ces spécialistes de l’AVC, qui ont une compréhension poussée des mécanismes neurologiques, n’ont pas vraiment d’outils pour interpréter ce qui se passe dans la tête des patientes et des patients. Ce que les spécialistes font alors, c’est du jugement social. Si on a tendance à croire un patient pour des raisons interactionnelles, on dit qu’il est crédible et qu’il va bien lorsqu’il affirme que c’est le cas. Si on prend un autre patient, qui est un peu macho, viriliste et expansif, on le juge différemment. Les médecins femmes, qui ont à souffrir de cette imposition de masculinité hégémonique, mettent en doute ce qu’il dit. Je les entends parler : « Il dit qu’il va très bien, mais en fait c’est une désinhibition et un déni des troubles liés à l’AVC. » C’est effectivement une des conséquences possibles d’un AVC, mais on a beau avoir cinquante IRM (imagerie par résonance magnétique), on ne sait pas si c’est le cas ou non. Pour trancher, les spécialistes ont recours à des jugements sociaux. Je ne pense pas que je m’en serais rendu compte si je n’avais pas posé autant de questions en toute innocence.

Il faut m’arrêter : je suis en train de tout spoiler mon livre! D’ailleurs, vous n’avez pas un mot français au Québec pour spoiler?

Siggi : Oui, « divulgâcher », mais je vous déconseille de l’utiliser à l’oral, on se moquera de vous!

MD : Dommage, j’aime bien ce mot. En tout cas, il reste encore des surprises dans ce livre pour celles et ceux que le sujet intéresse.

CRÉDIT PHOTO: The Future of Radiology and Artificial IntelligenceThe Medical Futurist (2017-06-29). (Creative commons)

1] Muriel Darmon, Devenir anorexique, une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.

[2] Muriel Darmon, Réparer les cerveaux, sociologie des pertes et des récupérations post-AVC, Paris, La Découverte, 2021.

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