Étiquette d’une nécrologue

Société
Étiquette d’une nécrologue
Feuilletons
| par Barbara Thériault |

En 2018, Barbara Thériault a fait une tournée de villes en Thuringe, une province de l’est de l’Allemagne. Pour le compte du journal Thüringer Allgemeine, elle enquêtait sur l’état d’esprit morose qui y règne depuis les dernières élections fédérales. Dans le texte reproduit ici, elle relate ses expériences à Nordhausen, une ville de 45 000 habitant·e·s située à une heure de train au nord de la capitale, Erfurt[i].

Il y a des gens qui commencent à lire le journal par la fin. Ce qui les intéresse avant tout, ce sont les avis de décès. C’est le cas de Madame B., de Nordhausen. Alors que les nouvelles la mettent hors d’elle, elle aime lire les avis de décès.

La responsable de la publicité, section « service aux familles », du quotidien Thüringer Allgemeine, m’a confirmé que les avis nécrologiques sont très populaires. Nous nous sommes rencontrées au bureau de la rédaction locale, ou « Service Center », à Nordhausen. « Les annonces sont particulièrement lues la fin de semaine », a-t-elle précisé. Cette tendance explique pourquoi certain·e·s lecteurs et lectrices ne s’abonneraient qu’à l’édition du week-end du journal.

Pour répondre aux exigences du temps, la responsable de la publicité a, l’an dernier, compilé un catalogue de deuil de 90 pages offrant de vastes choix aux proches de personnes décédées dans la préparation d’un avis. L’époque où l’on portait un titre universitaire ou professionnel jusque dans la tombe — sur une pierre tombale ou une notice nécrologique —, est révolue. Si on trouve encore dans les notices quelques vers de poètes ou de philosophes — Albert Schweitzer, Goethe, Kant — ou des versets de la Bible, il est à penser que les inscriptions tatouées sur les personnes décédées sont aujourd’hui plus révélatrices de leur individualité. « Tout est aujourd’hui plus individualisé », constate la responsable de la publicité. Les annonces types de Herr et Frau Müller sont dorénavant offertes dans un vaste éventail de coloris, d’images, d’arrière-plans. Grâce aux choix qu’il propose, le catalogue standardisé permet du sur-mesure sans exiger du personnel, ce qui nécessiterait un effort considérable.

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Madame B. m’explique que dans le journal, on distingue les avis de décès des remerciements. Alors que les premiers sont souvent factuels, les seconds sont plus personnels. À Nordhausen, on publie souvent des remerciements à l’intention du directeur d’une maison funéraire. Il se charge des avis de décès, de l’éloge funèbre et accompagne les personnes endeuillées dans ces moments difficiles. Il insiste sur l’unicité des gens, le dialogue et les conseils personnalisés.

Le directeur de la maison funéraire, un ancien moine bénédictin, se démarque de ses collègues. Contre la tendance à l’enterrement semi-anonyme dans l’Allemagne de l’Est sécularisée, il privilégie les adieux à cercueil ouvert. Une expérience personnalisée, mais aussi traditionnelle : l’homme est vêtu de noir, respectueux, digne — sans formule toute faite, comme le promet sa publicité. Je suis si impressionnée par son approche, son attitude confiante et son éloquence, que j’en signerais immédiatement un contrat de préarrangements funéraires.

L’homme est ce que la jeune sociologie du début du XXe siècle appelait une « grande individualité » ou une « personnalité ». À la quantité, il préfère la qualité. Comme beaucoup de gens que j’ai rencontrés en ville ces jours-ci, il critique ce qu’il perçoit comme un individualisme égoïste généralisé. Les gens peinent selon lui à nouer des liens; ils s’atomisent, une tendance apparemment matérialisée dans l’image de la salle de sport. Ce genre de paroles et d’images sont bien reçues dans une ville où, selon un autre interlocuteur, « les gens sont frustrés et ne savent pas pourquoi ». Les grandes individualités se posent comme prophètes, à la fois annonce et réponse, à nos désirs inassouvis; avant tout — me semble-t-il — un désir d’individualité et de reconnaissance.

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Je comprends pourquoi la responsable de la publicité a voulu me présenter le directeur de la maison funéraire. Sa riche biographie et sa philosophie — « elle m’est propre », insiste-t-il — détonnent dans la ville. Cette impression d’une personne « à part » est d’ailleurs renforcée au plan esthético-architectural par son élégante villa.

« Nous étions une des villes les plus riches d’Allemagne », commente un politicien local. Aujourd’hui, la ville n’est plus une « grande » ville, mais elle n’est pas petite non plus. Elle compte des industries, des institutions culturelles et un établissement d’enseignement supérieur, mais on n’y retrouve pas l’éclat architectural d’une ville au passé prospère. Si on fait abstraction des bâtiments communistes et de la vieille ville rénovée, ce qui frappe, ce sont surtout les espaces vides. En écoutant les gens, il semble que la guerre, qui a presque tout détruit, est moins à blâmer pour la situation que les occasions manquées des années 1990, après la réunification allemande.

« Et les habitant·e·s? », voulais-je savoir. « Les gens ne sont pas riches, mais ils ont ce qu’il faut », m’a-t-on répondu. Ces jours-là, j’ai rencontré beaucoup de personnes tatouées et d’hommes en chemise à carreaux. Je me demande si tous ces gens, des classes que l’on qualifie de moyennes inférieures, oseraient aller chez le directeur de la maison funéraire s’ils n’y étaient pas amenés, comme moi, par une responsable de la publicité d’un journal.

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Une amie de la région m’a une fois accompagnée à un service funéraire, dans une église de Lévis, au Québec. Elle avait été agacée par trois choses : l’ambiance triste-mais-conviviale, les conversations à mi-voix et les couleurs vives. Il n’est pas rare que les funérailles soient maintenant les seuls moments qu’ont les familles pour se réunir — il n’y a guère plus d’autres rituels des cycles de vie, mariages, baptêmes, premières communions... L’atmosphère des funérailles à l’église est parfois enjouée sans qu’on s’en scandalise. Il n’est pas rare que les orateurs et oratrices voient cette atmosphère d’un œil bienveillant : on ne s’est pas vu depuis longtemps et on se réjouit de se retrouver enfin.

Madame B., la directrice de la publicité et le directeur de la maison funéraire à Nordhausen seraient certainement d’accord avec mon amie : une telle attitude va à l’encontre de l’étiquette du deuil. Le journal veille au ton pieux, réservé, conforme aux normes des chroniques nécrologiques, tout en s’efforçant de préserver un certain caractère individuel. Madame B. pourra ainsi s’énerver sur bien des pages de son journal, mais pas sur celle-là.

 

 

[i]                   « Etikette einer Nekrologin », Thüringer Allgemeine, 26 juillet 2018, p. 4.

 

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