Déconstruction de la réforme de l'éducation

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Déconstruction de la réforme de l'éducation
Opinions
| par Marie-Claude Belzile |

La réforme en éducation a été au cœur de plusieurs débats médiatiques et a souvent été questionnée, aussi bien par les enseignants que les parents. Cependant, très rarement dans ces questionnements a-t-on sondé le cœur, l'épicentre de la réforme, se contentant de discréditer quelques changements superficiels de celle-ci telles les matières scolaires et l'enseignement instable de la langue française. Une série d'actualités politiques, dont le lancement du Livre blanc sur la jeunesse, m'a menée à aller sonder le cœur de la réforme pour en dégager le courant pensée qui la sous-tend et comment elle traverse  la jeunesse québécoise depuis le début des années 2000.

 Éducation – ce qu'il manque à l'ignorant pour reconnaître qu'il ne sait rien.

-        Albert Brie, Le mot du silencieux

 

Instruire, verbe transitif (1). In stru ere. Le fait d'empiler dedans, d'assembler dans, de dresser, de munir, d'outiller. Avant de construire ou de détruire il faut d'abord empiler les choses – les connaissances – dans l'esprit. Assembler en l'individu tous les matériaux du savoir,   munir son esprit d'outils de raisonnement. Je vous munis de cette définition afin que nous comprenions le mot pareillement. Pour qu'ensemble nous puissions prendre le constructivisme radical (lié au relativisme cognitif en psychologie) pour ce qu'il est, le concept de dés-éducation ayant marqué depuis plus d'un quart de siècle notre société québécoise (2). J'articule cet article autour  du document de Normand Baillargeon, La réforme québécoise de l'éducation : une faillite philosophique (2006), professeur au département de pédagogie à l'Université du Québec à Montréal. Bien qu'il ait empreint son texte d'idéologies, je crois que la démonstration de sa thèse soit l'une des plus entière qu'il me soit donnée à lire au sujet de la réforme de l'éducation québécoise. Je dois aussi me positionner contre une partie de sa réflexion qui par ailleurs semble inclure Michel Foucault parmi les tenants de la théorie du relativisme cognitif, interprétation que je juge inappropriée. Si Foucault a pu influencer le courant de pensée, sa recherche et ses théories ne peuvent s'inscrire parmi elle. Cependant, avant de poursuivre et de définir plus en profondeur cette réforme constructiviste radicale, permettez-moi de vous mettre en contexte et de passer par une légère digression.

Les effets de la réforme aujourd'hui

Nous pouvons en constater les effets alors que les premiers à avoir été sujets de cette réforme occupent à leur tour la position d'enseignant. Bien entendu, une majorité de jeunes ayant grandi sous cette réforme prennent actuellement part à toutes les autres sphères professionnelles qui constituent la société québécoise actuelle qui n'est pas moins construite par cette conception de l'éducation. Plusieurs mécanismes ont concouru à son instauration, et ceux-ci s'inscrivent parmi l'ensemble de choix et de faits auxquels nous avons les uns et les autres souscrit ou que nous aurons parfois simplement ignoré. L'ensemble est énorme et on y retrouve, entre autres, le nivellement par le bas, l'incompétence dans les programmes de formation, l'orientation donnée pour la valorisation la valorisation de savoirs économiquement utilitaires au détriment des connaissances générales, la multiplication des intervenants mis à la disposition des jeunes, le désistement des parents dans l'éducation de leurs enfants ou encore le clientélisme universitaire et la diplomation à rabais. Je tiens à spécifier de suite que je ne souhaite pas faire ici un débat sur les notions (selon qui pense) de vérité et de ce que l'on tient comme vrai dans une vision qui serait absolutiste. Dans le but de critiquer une réforme scolaire, et non pas de critiquer les systèmes d'éducation comme d'une institution où s'affrontent des rapports de pouvoirs, je ne vais pas développer ni élaborer davantage sur la question de la vérité et du vrai, parce que ceci dépasse largement le cadre de l'article présent qui se contente (malheureusement ou heureusement) de décrire la situation des effets de la réforme présente sur la jeunesse et quelques mécanismes qui la supportent, la traversent et se font transmettre par elle.

De l'actualité qui interpelle

Si je me suis intéressée à la question, c'est que le 5 février 2014, avant que les élections générales ne soient déclenchées, deux entretiens concernant la jeunesse et l'éducation québécoise ont été radiodiffusés à l'émission Bonjour la Côte de Radio-Canada (3). Ce matin-là, deux projets péquistes concernant la jeunesse étaient à l'ordre du jour : la politique jeunesse du Parti Québécois et son livre blanc sur la jeunesse, ainsi que l'inclusion aux programmes du primaire et du secondaire de cours d'orientation scolaire et professionnelle. Du premier projet qui devait servir d'appui à un second, la possibilité d'enfin voir un Service civique offert aux jeunes québécois, l'entreprenariat a été le maître-mot du discours, ignorant totalement les fondements du Service civique tel que les États-Unis et l'Europe le proposent depuis 4 (France), 11 (États-Unis), même 44 ans (Italie) avant nous(4). En Europe, selon le site internet du gouvernement français, le service civique est décrit comme étant «un engagement volontaire au service de l'intérêt général, ouvert à tous les jeunes de 16 à 25 ans, sans conditions de diplôme; [pour lequel] seuls comptent les savoir-être et la motivation». Indemnisé par une allocation mensuelle, le service est un engagement auprès d'associations, de collectivités territoriales ou d'établissements publics, mais non pas parmi les entreprises privées. Du deuxième projet, M. Gaston Leclerc laissa entendre qu'on souhaitait au MELS inclure des cours d'orientation professionnelle dès la cinquième année du primaire, afin d'orienter les jeunes et de leur présenter les possibilités qui s'offriront à eux dans le monde du travail selon les besoins de la société. Il dit que l'école doit préparer l'enfant, le sensibiliser et rendre les «choses plus faciles, plus pratiques» (5) afin qu'il parvienne à élaborer ses projets et que l'école ait un sens dans la vie du jeune. Peut-être serait-il plus pertinent d'instruire les savoirs (les connaissances générales telles les mathématiques, les sciences, la linguistique, etc.) dans les écoles afin que celle-ci donne un sens à la vie des jeunes plutôt que d’être l'objet de ce sens?

La réforme qui a fait des petits, de 2002 à 2013

Je dois ici préciser que je ne proposerai pas une nouvelle réforme et que je ne cautionne pas plus les demandes formulées par mes compères étudiants qui ont participé à l'École d'hiver Spécial Sommet de 2013. Initiative de l'Institut du Nouveau Monde et intégrée au Sommet sur l'avenir de l'enseignement supérieur, l'École d'hiver est un événement qui s'inspire de l’École d’été et qui «est reconnue depuis cinq ans au sein de la Stratégie d’action jeunesse du gouvernement du Québec». Lors de cet événement, tout en requérant la qualité de l'enseignement, les étudiants-es réunis-es ont défendu l’idée de leur idéal pédagogique et d'enseignement ainsi: un enseignant-guide «qui n'impose rien et ouvre tout» dans une salle-classe où «tous les courants de pensées sont admis», positionnant encore une fois l'élève au centre de son propre apprentissage, maître de la construction de son savoir (6). Malheureusement, cette demande de leur part est inutile, car c'est exactement ce qu'on leur offre déjà depuis la réforme constructiviste. Cependant, ayant appuyé le mouvement pluriel du printemps érable en 2012, c'est plutôt contre le virage entrepreneurial proposé aux jeunes à coup de grande campagne politique et d'investissements massifs que je me positionne. Dans son intitulé La réforme québécoise de l'éducation : une faillite philosophique (2006), Normand Baillargeon fait état des sommes investies dans une campagne de sensibilisation amorcée par le gouvernement québécois il y a déjà dix ans : 21 millions ont été dépensés pour «changer les mentalités» afin que les jeunes s'intéressent à l'entreprenariat. Le Ministère de l'Éducation, des Loisirs et du Sport (MELS), le Secrétariat à la jeunesse, les Conférences régionales des élus, Le Conseil du patronat du Québec ont tous participé à la mise en place de la campagne de sensibilisation désirant convaincre les enseignant-e-s, les parents et les jeunes des vertus de l'entrepreneurship. Une enveloppe de 132 000 $ avait alors été donnée pour ce faire et 75 agents de sensibilisation ont été mandatés à la tâche (7). Cet effort concerté n'est pas demeuré le seul fait du Parti libéral du Québec de Jean Charest.

Du besoin d'orienter

Depuis 2002 le Québec a pris par le biais de l'éducation sa démarche «orientante» et la province en serait gagnante. En juin 2013, rapportait Le Soleil du 4 février dernier, l'économiste et ancien sous-ministre péquiste du MELS Bernard Matte annonçait déjà que le PQ désirait lutter contre le décrochage scolaire, et qu'un des moyens pour y parvenir était d'employer l'approche orientante (8). Selon lui, un temps obligatoire alloué à l'orientation scolaire et professionnelle donnerait aux jeunes l'accès à la formation professionnelle et aiderait la société à mettre en adéquation les choix de carrières de ces derniers avec les demandes du marché du travail. L'intention est claire : il y a une demande sur le marché du travail pour certaines professions et il serait désirable que, dès la cinquième année du primaire, les jeunes aient en tête cette «liste» afin de pouvoir choisir parmi celle-ci vers quelle carrière se diriger. La sélection, restreinte au gré de la demande du marché, ne reflète pas une volonté d'instruire aux élèves et étudiant-e-s des savoirs, mais plutôt des savoir-faire afin qu’ils servent éventuellement au marché. Si l'idée est logique et répond à certains besoins économiques, comme plusieurs autres effets de la réforme constructiviste adoptée par le MELS depuis le début des années 2000, il n'en demeure pas moins que la jeunesse québécoise en souffre aujourd'hui, sans même qu'elle ne le constate. Pour le comprendre et le constater, nous devons prendre le temps de définir ce qu'est le constructivisme en éducation et de le comparer au concept d'instruction traditionnelle dite «éducation libérale (9)», lesquelles sont deux conceptions divergentes.

L'éducation québécoise, un peu d'histoire

Tel qu'annoncé au début de cet article, c'est le travail de Normand Baillargeon qui m'offre les mots justes par lesquels nous pouvons définir ces conceptions de l'éducation, ainsi que la définition même de l'éducation, qui mérite d'être revisitée sous son mandat d'instruire et non pas de «développer chez quelqu'un certaines connaissances, une culture ou bien les usages d'une société» (10). C'est en considérant le développement des enfants, et une certaine part de préservation du calme social, que la Loi sur la fréquentation scolaire obligatoire  a vu le jour en 1943 sous le Parti libéral d'Adélard Godbout (je souligne ici que le concept d'«éducation libérale» doit ne pas être confondu avec des intentions partisanes : je ne m'inscris pas dans cet article en faveur ou en défaveur d'un quelconque parti). Il faut savoir qu'à cette époque les enfants qui étaient considérés délinquants, ou abandonnés et dont les parents ne voulaient ou ne pouvaient s'occuper étaient devenus une sorte de problème public auquel il fallait remédier; les enfants étaient soumis aux mêmes lois que les adultes dans le code criminel et la société commençait à rejeter l'idée de mettre des enfants en prison ou encore au travail (11). Au fil du temps cependant, le fait que l'école soit demeurée obligatoire pour tous a engendré une charge publique de plus en plus imposante et la finalité et les objectifs de cette scolarité universelle ont changé. Depuis le but d'instruire un enfant à avoir acquis suffisamment de connaissances pour qu'il devienne autonome, l'éducation constructiviste d'aujourd'hui a pris pour finalité d'éduquer un enfant à construire son savoir-faire afin qu'il devienne un citoyen modèle dans sa société tout en répondant aux besoins économiques de celle-ci.  La transformation entre ces deux manières de concevoir l'instruction (l'éducation) permet le renversement suivant : l'enfant porté à s'émanciper, à devenir autonome et à posséder les outils de savoirs devient une personne assujettie à un projet sociopolitique duquel il ne saura pas se soustraire, mais dans lequel il saura comment fonctionner.

De la terminologie du mot éduquer

Baillargeon emploie le concept d'éducation tel qu'il a été définit par Richard S. Peters (philosophe de l'éducation) dans la seconde moitié du XXe siècle.  Peters parvient, sans en soustraire la composante normative, à dépouiller le verbe (et l'action de) éduquer pour qu'il soit compris comme «un terme générique qui ne renvoie pas à une activité particulière, mais plutôt à un ensemble d'activités. En ce sens, le mot éduquer ressemble au mot jardiner, qui réfère à une variété d'activités […] et, comme lui, il doit donc se comprendre en prenant en compte les intentions de ceux qui sont engagés dans une telle pratique plutôt que les résultats [...]». Ceci permet d'accepter le pouvoir inclus dans l'action d'éduquer mais surtout, ici, de rendre compte de la nécessité de voir le fait d'éduquer comme une action par laquelle une notion, un savoir, des connaissances ont «été intentionnellement transmis». Baillargeon ne nie donc pas que la logique du concept d'éducation implique essentiellement une composante normative, mais que cette composante ne détermine absolument pas le contenu et n'ait donc pour valeur intrinsèque une volonté de transmettre et non pas d'aliéner. Ainsi, la définition donnée à l'éducation libérale est celle d'instruction, dans le sens évoqué par son étymologie sous le titre de cet article. Le sens commun, à l'opposé, pense l'éducation (souvent plus inconsciemment, tel qui est le cas avec la réforme constructiviste) comme une action par laquelle on impose à l'individu un savoir dans un seul but conformiste, normatif, et intéressé. C'est la confusion entre composante intégrée à «éducation» et finalité de l'action d'éduquer. Éduquer a pour but de transmettre un savoir et ne possède pas en son essence une finalité instrumentaliste. Ce sont les individus qui peuvent inclure cette notion de valeur à l'objet éducation, ce qui en change profondément les potentiels d'action, selon les multitudes d'activités par lesquelles cet objet peut être subjectivisé. Enfin, dernier point important à retenir de ce que Peters et Baillargeon soutiennent quant à l'éducation, c'est qu'elle suppose la participation volontaire de la personne qui est éduquée. L'éducation exige un consentement afin que la relation de pouvoir soit aussi positive entre celui qui éduque et celui à qui est transmis le savoir. Sans consentement, il ne s'agit plus d'éducation, mais d'endoctrinement (donner à quelqu'un une doctrine, une croyance, une opinion toute faite afin qu'il se rallie à celle-ci). L'éducation libérale a donc pour intention de transmettre des savoirs à un individu afin qu'il le comprenne ainsi que ses principes sous-jacents (l'exemple par excellence sont les mathématiques qui ne peuvent être comprises et transmises que par la compréhension, entre autres, des théorèmes qui en permettent la pratique universelle). La qualité d'un tel apprentissage est qu'il permet à celui qui apprend de ne pas être «limité à une spécialité ou à une discipline» parce qu'il sera capable de faire des liens entre les savoirs et les champs de savoir (géographie, anthropologie, médecine, littérature, etc.) «qui constituent son répertoire cognitif». Sans ce type d'instruction, qui disparaît peu à peu depuis l'implantation de la réforme constructiviste radicale du début du siècle, ce sont des générations de jeunes ainsi éduqués que nous voyons prendre activement part à la société et qui ont presque déjà  atteint l'âge d'à leur tour «éduquer».

Du constructivisme radical ou construis-toi toi-même

Le constructivisme (ou relativisme cognitif) est la conception centrale de la réforme dans les écoles québécoises (et qui atteint par extension l'éducation supérieure, obligée de «s'adapter» aux nouveaux étudiants éduqués selon sa logique conceptuelle). Cette conception suppose que le réel n'existe pas en-dehors de nos représentations personnelles et que de ce fait, l'enfant est désormais le centre de son propre apprentissage. Ceci signifie qu'il construit lui-même ses représentations de la réalité, sans égards aux connaissances mathématiques, physiques, ou linguistiques (la grammaire surtout), par exemple. Ce courant de pensée en science de l'éducation est au Québec redevable à M. Ernst Von Glasersfeld, père du constructivisme radical, lequel a été reconnu par l'Université du Québec à Montréal comme chercheur méritoire. Il a énormément collaboré au Centre interdisciplinaire de recherche sur l'apprentissage et le développement en éducation (CIRADE) et a donc grandement influencé la pédagogie sur laquelle repose aujourd'hui la réforme éducative du Ministère de l'éducation. Un des exemples évocateurs de sa nouvelle conception de l'éducation est soulevé dans le document de Baillargeon : «Les mathématiques que l'on enseigne dans les écoles continuent d'être influencées par le mythe rationaliste de la froide raison [...]». Il discrédite dans son épistémologie constructiviste, toute forme ontologique du savoir prétendant qu'elles sont absolutistes et deviennent des obstacles à l'enseignement, puisque trop difficiles. Il rejette aussi l'idée que certains savoirs précèdent des champs de savoir : les mathématiques et la physique, par exemple, précèderaient selon une éducation libérale le champ de savoir qu'est l'astrobiologie et c'est cet aspect hiérarchique qu'il rejette. Il n'y a ainsi plus lieu d'instruire pour Glasersfeld, puisque sa conception met sur une même horizontalité tous les savoirs et que ces derniers ne sont ni plus ni moins le fruit de représentations internes. Le constructivisme, appliqué dans la réforme, donne alors lieu à tout un lot de nouvelles façons d'enseigner (ou de ne plus enseigner) et d'intervenir qui donne à l'enfant la liberté de «découvrir» en lui les représentations significatives de sa réalité, de ses opinions et surtout, que ses opinions auront autant de valeur qu'un argument, puisque les deux concepts sont de discours équivalents. Dans cette conception de l'éducation, tout est arbitraire, ce qui conduit les réformistes constructivistes à appuyer une pédagogie individualisée (je dirai morcelée) où chaque élève apprend par soi-même et où chaque enseignant devient observateur et gardien de classe qui discipline au lieu d'instruire. La réforme se prétendait progressiste, plus ouverte aux besoins individuels des élèves, moins autoritaire et plus juste. Peut-être. Peut-être aussi qu'à la volonté de vouloir être plus progressifs on a surtout été moins préoccupés. En croyant vouloir être plus juste en créant des classes où tous peuvent avoir, selon le Programme de formation de l'école québécoise (12), une meilleure chance de réussite scolaire et professionnelle, on a soustrait à tous la chance d'apprendre pareillement, de comprendre (activité, qui je le souligne, se fait dans un échange bidirectionnel, le mot l'indique lui-même : cum «avec» et prehendere «prendre, saisir» qui s'interprète donc littéralement par «saisir ensemble» ou «embrasser par la pensée» avec les connaissances). Ne peut posséder d'égales chances de réussir qui n'aura pas appris le même savoir. Qui apprend différemment selon des représentations générées de lui-même ne possédera que des chances différentes d'apprendre. Le constructivisme radical de Glasersfled confond maladroitement les unes avec les autres (et les unes contre les autres) les notions de progressisme social, de relativisme cognitif, d'éducation libérale et d'égalité des chances. La réforme qui avait certainement pour but d'assouplir la rigidité scolaire encore marquée par longue période ante Lesage (1868-1964) pendant laquelle c'est l'Instruction publique (13) et surtout l'Église catholique (sans compter les Écoles d'industrie qui s'occupaient des enfants défavorisés, abandonnés, orphelins, délinquants) (14) qui s'occupaient d'éduquer (15) les enfants, mais elle a surtout été un peu naïve et enthousiaste, accueillant la vague post-moderniste en éducation comme une brise fraîche. Dans son accueil et sa réponse favorable aux idées de Glasersfeld, la réforme a toutefois proposé une coupure radicale (le constructivisme radical) d'avec la nature de l'école qui était d'instruire aux enfants des savoirs pour les émanciper au lieu de réduire le lieu de transmission du savoir à s'adapter à chacun d'entre eux.

Des effets de la réforme

Quels impacts cela a-t-il sur des générations? Plusieurs, et d'importants. Je ne dispose pas ici de l'espace approprié pour bien les présenter, pour les mettre en contexte et pour les appuyer avec un argumentaire élaboré. J'ai déjà évoqué au début de ce texte l'inclusion au programme scolaire de l'approche orientante ainsi que de son adéquation avec les besoins du marché du travail, laquelle démarche est supportée et même encouragée par le gouvernement (peu importent les deux derniers partis ayant été élus) depuis 2002 au moyen d'annonces monétaires et de campagne de sensibilisation. J'ajoute à ceci un autre effet de cette réforme qui n'est pas le fruit unique de celle-ci mais de tout un bagage socioculturel et politique que le Québec, et l'Europe et les États-Unis, portent. Il s'agit de l'entrée de plus en plus massive d'intervenants (de spécialistes) dans l'éducation de l'enfant que parents et enseignants souhaitent ardemment voir plus présents au sein des lieux d'instruction afin que toute différence, toute difficulté, tout malaise soit diagnostiqué et pris en charge. Je ne dis pas qu'il soit mal que psychoéducateurs, psychologues, ergothérapeutes, et je ne sais quels autres spécialistes cherchent à appuyer les jeunes dans leur parcours scolaire. Je crois cependant que ce besoin ressenti d'avoir recours à des spécialistes, qui prendront en charge les enfants que parents et enseignants ne parviennent pas à «faire réussir» mais pour qui ils désirent tant de «chances égales», est en partie dû à la réforme qui a promis ce qu'elle n'a pu offrir. Peut-être aussi qu'une préoccupation nouvelle des parents pour leurs enfants les en font se détacher de ce que ces derniers apprennent, tant qu'ils «réussissent bien». Mais que sais-je du degré de préoccupation que les parents ont pour le devenir de leurs enfants?

Des chances égales aux inégalités

La réforme constructiviste, quant à elle, a plutôt agrandi les inégalités et affaibli les chances de réussir des enfants, qui se sont vus dépourvus en partie d'instruction et délaissés par les parents et les enseignants qui ont été déchargés de leur responsabilité d'instruire. Les enfants, dans cette réforme, sont laissés à eux-mêmes et à tout un lot de construction des mondes équivalents, mais qui n'incluent plus (ou peu) de savoir. Et au lieu d'être retirée, la réforme a plutôt modifié ses programmes et sa pédagogie à nouveau afin d'ajuster les niveaux de difficulté aux réalités des élèves et étudiants. C'est par paresse sociale et par intérêt économique que nous assistons au clientélisme scolaire qui va des centres de la petite enfance aux universités. Dans un article de Le Devoir du 21 septembre 2013, les deux présidents de la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) et de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ) donnent d'ailleurs leur avis sur la question du clientélisme relativement à l'intégration de l'humanisme que recommandait Mgr Alphonse-Marie Parent dans son rapport de 1963-1964 (16). M. Sylvain Mallette, président de la FAE, décelait dans le rapport Parent «une volonté collective de se doter d'un moyen de progrès social», mais que le constat actuel est plutôt l'inverse. Mme Carole Senneville croit que l'humanisme désiré s'est transformé en un «clientélisme trop présent» et que l'éducation québécoise utilise les écoles à d'autres buts que d'offrir des savoirs, le système d'éducation actuel servant d'«arrimage aux besoins du marché du travail». Les deux présidents dénoncent la responsabilité du MELS dans ce virage instrumentaliste de l'éducation et le fait qu'au ministère seuls des économistes et gestionnaires ont le droit de choisir ce qui sera offert dans les salles de classes. Le clientélisme en éducation québécoise donne lieu à un autre problème majeur, le nivellement à la baisse. Du nivellement de quoi parle-t-on? Des programmes, des objectifs, des savoirs offerts, des efforts à atteindre pour recevoir un diplôme, des attentes envers les élèves et les enseignant-e-s et aussi, note-t-on, un nivellement à la baisse de l'estime de soi des jeunes. Aussi bête que cela puisse paraître, savoir, c'est pouvoir. Aussi, pour apprendre davantage, paradoxalement, il faut qu'on ait déjà appris un peu. De l'envie des parents de voir leurs enfants détenir un diplôme (celui des études secondaires surtout) et de celui du marché du travail à voir plus rapidement des gens travailler, le but d'obtention du D.E.S. a complètement changé. Il ne s'agit plus de terminer ses études et de détenir son diplôme comme une preuve que nous sommes parvenus à acquérir des savoirs et des connaissances essentielles au développement de notre pensée et de notre société en tant qu'entité collective pensante, mais bien de recevoir le plus rapidement possible la mention «obtention» sans égard à la réussite associée. Pour autant qu'un métier, qu'une profession ou qu'une carrière puisse enfin être entamée; qu'il y ait compétence ou non, savoir acquis ou non, là n'est pas l'intérêt. L'intérêt est d'être devenu-e bon-nne citoyen-nne, qui saura-faire en société conformément aux besoins de celle-ci. Par le même processus de nivellement à la baisse et de valorisation de l'entrée impatiente des jeunes au marché du travail, une dépréciation des diplômes, de plus en plus donnés à rabais (ce n'est plus les compétences acquises par le parcours académique qui est valable, mais le fait d'être diplômé pour la forme et la norme, tant que tous y parviennent à même égalité selon la réforme, cela vaut), s'ensuit. Les programmes et les professeurs des niveaux d'études supérieures doivent s'ajuster afin de ne pas perdre les subventions qui leur sont allouées. Le clientélisme universitaire voit, comme au primaire et au secondaire, un nombre croissant d'étudiants inscrits puisque les critères de sélection d'admission baissent depuis les années 2000 et que même les notes perdent de leur valeur afin d'assurer le taux de réussite des cours et des programmes (17). Car il faut le savoir, le taux de réussite est ce qui permet le financement universitaire, et puisque les étudiants d'aujourd'hui sont ceux qui sont passés par la réforme constructiviste, afin de conserver leur taux de réussite à un niveau d'attribution de financement efficace, les cégeps et les universités doivent ajuster à la baisse le contenu enseigné et la valeur des notes données (18). Parmi les grandes revendications formulées par les associations étudiantes, l'arrêt du financement par «tête de pipe» est certainement la plus désirée afin de mettre fin à la logique du clientélisme universitaire (et j'ajoute du système d'éducation québécois en général) (19).

De la jeunesse québécoise

Je pourrais continuer sur plusieurs autres pages à faire état des projets sociaux qu'on envisage et implante pour la jeunesse québécoise parce qu'il y a tant à dire sur les décisions prises et reçues concernant les jeunes sans qu'ils ne soient jamais appelés à prendre part à leur propre devenir. Sans que des remises en question ne soient réellement faites ou du moins partagées ouvertement dans la sphère publique. Les enfants, les adolescent-e-s et les jeunes adultes de notre société n'ont jamais réellement eu l'occasion de pouvoir être entendu-e-s, et ce, même lorsqu'ils sont sorti-e-s collectivement pendant des mois dans les rues lors du printemps érable de 2012, alors qu'ils envoyaient des messages pertinents à leur société. À peine deux ans plus tard, nous nous retrouvons encore à changer de gouvernement, à élire le Parti libéral du Québec que les jeunes avaient été si prompts à destituer de ses pouvoirs politiques, car il en avait brimé une proportion appréciable des leurs. Il fallait sûrement être au cœur même de cette révolution avortée pour voir comment les étudiants entre eux se sont organisés à découvrir comment leur éducation, leur instruction, leur accès au savoir mieux leur avait été si bien refusé. Les jeunes québécois (0-29 ans) représentent 35% de la population totale de la province. Le nombre est clair, d'un point de vue démographique, ils ne peuvent pas compter sur l'effectif pour faire poids lorsqu'ils veulent et voudront encore défendre leurs visions d'avenir en collectivité. S'ils sont en plus privés d'une éducation libérale (instruction de savoirs) et qu'on ne leur transmet pas d’outils adéquats pour qu'ils puissent devenir autonomes et s'émanciper (emancipare, pris de la terminologie latine juridique qui veut dire «s'émanciper du père»; l'émancipation dans notre société est certes du noyau familial, mais surtout des projets politiques dans lesquels on grandit et qui n'ont pas été élaborés pour ceux et celles qui y sont né-e-s, mais pour ceux et celles qui y détiennent par l'âge un statut légal d'individu actif), comment pourront-ils alors communiquer leurs besoins, leurs idées, leurs projets et en débattre pour les faire valoir? Le fait d'avoir ou non un diplôme n'est pas ce qui est d'importance, mais c’est plutôt de posséder une instruction commune sur les objets du réel qui existent bien ailleurs que dans les représentations mentales individuelles, tel que l'a intégrée la réforme constructiviste dans le programme éducatif québécois. Le Parti libéral est entré au gouvernement ce 7 avril dernier. Philippe Couillard a annoncé d'importantes coupures budgétaires (3,7 milliards pour 2014-2015), lesquelles toucheront principalement le personnel de la fonction publique et des organismes gouvernementaux parapublics. Bien entendu, le ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport sera soumis à des coupures qui devraient toucher 500 postes au sein du ministère, afin, dit-il, de «[réduire] la bureaucratie pour investir dans les écoles et la réussite des enfants» (20). Le nouveau Premier ministre a aussi présenté, dans son plan électoral, sa volonté «d'ouvrir à nouveau le sillon de la réforme [démocratique] tracée par nos ancêtres afin de pousser plus loin ce qui a été envisagé» par les prédécesseurs au parti afin de répondre des abus de la dernière équipe Charest au PLQ. Il cite parmi ces «ancêtres» du parti un ancien Premier ministre d'importance pour l'éducation québécoise et la Révolution tranquille (qu'on adhère ou non au PLQ), soit Jean Lesage. Depuis Lesage, le visage du Parti libéral a été profondément transformé, tout comme celui des autres partis, d'ailleurs. Si Couillard dit vouloir redonner au parti ses couleurs démocratiques et progressistes, il y a une révision immense à faire dans les volontés annoncées par Couillard s'il veut un tant soit peu y parvenir. J'ose en douter, étant donné la campagne électorale durant laquelle le nouveau chef n'a cessé de parler d'entreprenariat et de privatisation partielle (21) de la SAQ et de Hydro-Québec, entre autres. Qui déjà avait nationalisé Hydro-Québec? Ah, oui, Jean Lesage, ce même homme qui a aussi  libéralisé l'éducation après Duplessis (22). Était-ce bien, était-ce mal de nationaliser l'entreprise hydroélectrique? Serait-ce bien, serait-ce mal de la privatiser en partie ou entièrement? D'un côté comme de l'autre il y aura conflit d'intérêt et profit à la production et au marchandisage de l'hydro-électricité. Il en va un peu ainsi de l'éducation, peu importe la direction que prendra la réforme ou encore la suivante. Ce qu’il importe ici de dégager est cet effet de direction qui transforme, indéniablement, et auquel on adhère et on se laisse prendre part comme si une main géante nous y conduisait. Pourtant, il n'y a pas de main ni de géant. Ce que je soulève et déplore aussi, si je puis me le permettre, c'est que la jeunesse se fabrique en clientèle ignorante du service qu'elle se dit en droit d'avoir, qu'elle réclame même (du service d'éducation auquel elle est obligée de prendre part par une loi), sans jamais comprendre les enjeux qu'elle sert puisqu'on l’a démunie d'outils par lesquels elle pourrait y parvenir. Ou pas. 

[1]    Centre national des ressources textuelles et lexicales. Ortolang, outils et ressources pour un traitement optimisé de la langue. En ligne. http://www.cnrtl.fr/etymologie/instruire
[2]Lire le cours du 21 janvier 1976 dans «Il faut défendre la société», Portail Michel Foucault, Archives numériques,Institut Mémoires de l'édition contemporaines (2001), en ligne, http://michel-foucault-archives.org/?Il-faut-defendre-la-societe
[3]    Lien de l'URL de l'émission archivée : http://ici.radio-canada.ca/emissions/bonjour_la_cote/2013-2014/archives....
[4]    Le service citoyen à travers le monde, Institut du Nouveau Monde, http://www.inm.qc.ca/programmes/service-citoyen/dans-le-monde
[5]    Lien de l'URL de l'émission archivée : http://ici.radio-canada.ca/emissions/bonjour_la_cote/2013-2014/archives....
[6]    L'impulsion d'un printemps – Les jeunes participants à l'École d'hiver Spécial Sommet ont conservé une conscience aiguë du mouvement étudiant de l'hiver et du printemps 2012, «L'avenir de l'enseignement supérieur», L'Institut du Nouveau Monde. Février 2013. http://www.inm.qc.ca/enseignement-superieur/ecole-dhiver-special-sommet/...
[7]    Normand Baillargeon, La réforme québécoise de l'éducation : une faillite philosophique (2006)
[8]    Sur l'approche orientante dans notre système de l'éducation : http://www.mels.gouv.qc.ca/references/publications/resultats-de-la-reche...
[9]    J'emploie ce qualificatif «libérale» car c'est celui employé par Normand Baillargeon. Je le trouve personnellement impropre ou encore inadéquat, car il peut trop facilement être confondu avec la définition du mot libéral accordé à l'économie «libérale». Je doute qu'une volonté de «laisser faire le marché» soit le principe qu'ait voulu donner M.Baillargeon à sa proposition anti-constructiviste.
[10]  Transcription libre prise des définitions données dans le Larousse en ligne http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9duquer/27872
[11]  JOYAL, Renée (sous la direction de) (2000), L’évolution de la protection de l’enfance au Québec. Des origines à nos jours, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec,
[12]  Programme ayant cours au Québec et approuvé par le Ministère de l'Éducation des Loisirs et du Sport : http://www1.mels.gouv.qc.ca/sections/programmeFormation/pdf/prform2001.pdf
[13]  PIGEON Mathieu, 2008. «L'éducation au Québec, avant et après la réforme Parent», Bilan du siècle. Université de Sherbrooke. Québec. http://www.bilan.usherb.ca/
[14]  JOYAL, Renée, Carole CHATILLON, 1994. La loi québécoise de protection de l'enfance de 1944 – génèse et avortement d'une réforme. Histoire sociale, vol. 27 n°53. Université de Toronto, Canada.
[15]  Éduquer pris ici dans le sens populaire «Il/elle a reçu une bonne éducation». Car ce qu'offrait l'Instruction publique à l'école, bien qu'instruisant des savoirs et non pas des savoirs-faire, livrait aussi une éducation morale et religieuse.
[16]  Certes, ce rapport précède la réforme constructiviste, mais le rapport Parent ouvre au Québec la porte à ces courants de pensée relativistes, herméneutiques, post-modernes, dans lesquels s'inscrit le constructivisme de Glasersfeld.
[17]  Pour une lecture plus approfondie sur le sujet de la dépréciation des diplômes, lire VULTUR Mircea, 2006. Diplôme et marché du travail. La dynamique de l'éducation et le déclassement au Québec, Recherches sociographiques, vol. 47 n°1, p.41-68.
[18]  ELGRABLY-LÉVY, Nathalie, 2012. On récolte ce que l'on sème, Institut économique de Montréal, en ligne, http://www.iedm.org/fr/38267-on-recolte-ce-que-lon-seme?print=yes
[19]  GARNEAU, Jessica, 2013. Le REMDUS contre le financement par «tête de pipe», LaPresse.ca, 24 septembre 2013,en ligne, http://www.lapresse.ca/la-tribune/sherbrooke/201309/24/01-4692755-le-rem...
[20]  FORTIER, Claudia, 11 mars 2014. Philippe Couillard conserverait les commissions scolaires, Journal Première Édition de Vaudreuil-Dorion.
[21]  Le 29 avril dernier le nouveau Premier ministre annonçait lors de son passage à Clermont (Charlevoix, Québec) cette intention et le fait a été reporté, entre autres, par Martin Ouellette du journal Le Devoir : Couillard n'écarte pas la privatisation partielle. En ligne http://www.ledevoir.com/politique/quebec/406851/couillard-n-ecarte-pas-l...
[22]  Je dois admettre que je ne possède pas une connaissance approfondie des politiques de Lesage et que de ce fait, je ne porte pas un jugement de valeur positif ou négatif sur ce qu'il a créé lors de son mandat entre 1960 et 1966. Je place simplement en comparaison les annonces de Philippe Couillard qui sont incohérentes par rapport à son désir de renouer avec les réalisations des «ancêtres» du PLQ. Le cas de la société d'état de Hydro-Québec en est un exemple concret.

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