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| par Suzanne Zaccour et Michaël Lessard |

Petit guide de féminisation ostentatoire 

 

Suzanne Zaccour et Michaël Lessard

Suzanne et Michaël sont autrice et auteur d’un livre de référence sur la féminisation, à paraître chez M éditeur et aux Éditions Syllepse à l’automne 2017, ainsi que directrice et directeur d’un ouvrage collectif sur le sexisme linguistique, à paraître ce printemps aux éditions Somme Toute.

« Moi, je préfère auteur. Mais pas auteur-eur. Au-teu-re. Avec un e muet. »

Combien de fois a-t-on entendu ces mots après avoir eu l’audace de parler d’une autrice? Il semble que plusieurs aiment leur féminisation comme ils aiment les femmes : muette.

Depuis quelques années, nous assistons à un essor de la féminisation au Québec. Il n’est plus aussi rare de voir, au travail, à l’école et dans nos milieux sociaux, la marque langagière d’une reconnaissance de l’existence des femmes. Mais cette avancée est timide, partielle, discrète. Lorsqu’on féminise, c’est du bout du clavier, en mettant les femmes entre parenthèses: les étudiant(e)s, les citoyen(ne)s. Ou l’on féminise à moitié : les candidates et candidats retenus seront contactés en avril. Ou encore on « féminise » à la française, en délaissant les noms qui « sonnent trop » féminin : les chercheures, la metteure en scène, la professeur.

Ces modes de féminisations portent la marque du compromis. D’accord pour féminiser, mais il ne faudrait pas trop qu’on entende la présence des femmes, qu’on les mette à l’avant-plan. Les autrices, les chercheuses. Il ne faudrait pas qu’elles s’imaginent qu’il est vraiment question d’elles. Les chercheuses/eurs passionnéEs. Tou·te·s modernes que l’on soit, on aime encore notre féminisation discrète.

Nous proposons une alternative à ces féminisations de demi-mesure : la féminisation ostentatoire. Cette approche reconnaît l’importance d’une féminisation tant à l’oral qu’à l’écrit. Elle insiste pour que le féminin soit marqué, et remarqué. On ne s’excuse plus de féminiser. La féminisation n’est plus camouflée dans le discours : elle est le discours.

Cinq raisons d’adopter la féminisation ostentatoire

1- Par cohérence. Pourquoi les raisons qui nous incitent à féminiser à l’écrit ne s’appliqueraient-elles pas à l’oral? Si l’on considère important d’écrire les auteur·e·s pour révéler et marquer la présence des femmes à l’écrit, on devrait estimer tout aussi important de dire les auteurs et les autrices à l’oral, puisque l’oral s’accommode mal des e muets et des graphies tronquées (auteur.e.s, auteur/e/s, auteur-e-s, etc.).

2- Pour contrecarrer la masculinisation du français. Les féminins ostentatoires que nous employons ne sont pas nés dans nos cerveaux rebelles. Au moyen-âge, il était courant d’entendre autrice, doctoresse, défenderesse, vainqueresse, inventrice, prophétesse, poétesse… Si ces mots « sonnent bizarres » aujourd’hui, ce n’est pas le fruit du hasard. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, des auteurs et grammairiens sexistes ont activement lutté pour faire disparaitre les noms féminins désignant des métiers et fonctions dont ils jugeaient les femmes indignes. On a fait disparaitre philosophesse pour que les femmes cessent de penser. On a fait disparaitre peintresse pour que les femmes cessent de peindre. Autrice pour qu’elles cessent d’écrire. Pourtant, on a laissé indemnes amatrice et spectatrice, des féminins construits sur le même modèle que auteur/autrice, parce que ces rôles ne menacent pas l’ordre établi : « Si l’on ne dit pas une femme autrice, c’est qu’une femme qui fait un livre est une femme extraordinaire ; mais il est dans l’ordre qu’une femme aime les spectacles, la poésie, etc. comme il est dans l’ordre qu’elle soit spectatrice[i] ». Utiliser auteure lorsqu’on connait cette histoire, c’est faire vivre un héritage sexiste. C’est donner raison à ceux qui ont lutté pour que la langue contraigne les femmes à la passivité, les confine au deuxième sexe.

3- Pour refuser d’associer la sonorité esthétique à la sonorité masculine. Même chez les féministes, la raison la plus souvent invoquée pour ne pas féminiser est que « autrice, c’est laid, ça sonne bizarre ». Pareil pour les noms en euse[ii], comme chercheuse[iii]. Ce qui est féminin est laid? L’argument n’est ni nouveau, ni original. Aux XVIIe siècle et XVIIIe siècles, philosophesse a été vigoureusement attaqué pour une raison esthétique : on y entend le mot fesse. On a curieusement aussi fait disparaitre capitainesse, vainqueresse et peintresse qui pourtant ne partagent pas cette « faute ». L’argument esthétique devient facilement un prétexte pour cacher d’autres considérations sexistes. Par ailleurs, l’esthétique auditive ne repose que sur l’habitude. Entre auteure et autrice, aucun n’est objectivement plus beau que l’autre[iv]. Une fois intégré dans notre vocabulaire, on s’habitue rapidement à autrice – au point où c’est une auteure qui nous fait sursauter. Féminiser de façon ostentatoire, c’est refuser un critère de beauté phonétique arbitraire qui nous fait associer la sonorité masculine à la sonorité « esthétique ».

4- Pour valoriser les féminins. Certains féminins sont également boudés parce que leur emploi serait dévalorisant. On dit une maîtresse d’école, mais une maître pour désigner une avocate. C’est encore une question d’habitude. Il y a à peine quelques décennies, au Québec, madame le juge était préféré à madame la juge, considéré péjoratif. Ici, on parle de la mairesse, alors qu’en France la maire est préféré sous le même prétexte. Faut-il vraiment que les femmes se désignent au masculin pour être prises au sérieux? Pour renverser la valeur et éradiquer la connotation péjorative des féminins, il faut tout simplement se les réapproprier, les utiliser jusqu’à ce qu’ils deviennent normaux, prendre en charge l’histoire des mots qui nous sont chers.

5- Pour mobiliser. Chaque fois que nous utilisons autrice, quelqu’unE se surprend. Ce sont autant d’occasions de discuter de féminisation, d’en raconter l’histoire, de partager nos convictions. On peut bien utiliser le « féminin » l’auteure à l’oral, personne ne s’en rendra compte, et votre public aura le loisir d’entendre l’auteur. La féminisation ostentatoire, c’est l’activisme de tous les jours.

Comment féminiser? Petit guide pratique de féminisation ostentatoire

Le principe de base de la féminisation ostentatoire est la recherche d’un féminin marqué à l’écrit et à l’oral : le féminin s’entend. Cette stratégie préconise l’emploi de la forme féminine la plus différente de son homologue masculin.

Cette façon d’écrire et de parler se pratique, se développe, s’accorde aux contextes et aux goûts personnels. Voilà cependant un guide pratique pour vous aider à vous lancer dans cette aventure.

Afin de choisir le féminin à privilégier, on se posera les questions suivantes :

  1. La forme féminine se distingue-t-elle de manière marquée à l’écrit et à l’oral de la forme masculine ?
  2. Est-ce qu’une forme féminine utilisée ailleurs dans la francophonie se distingue davantage de la forme masculine ?
  3. Est-ce qu’une forme féminine anciennement utilisée se distingue davantage du masculin ?
  4. Vaut-il la peine de recourir à un néologisme pour marquer le féminin ?
  5. Le nom a-t-il un synonyme dont la forme féminine est plus marquée ?

Afin d’illustrer chacune de ces étapes, faisons passer cet examen au mot auteure.

  1. La marque. Contrairement au « féminin » auteur employé en France et en Belgique, auteure est marqué à l’écrit. Cependant, sa prononciation est identique au masculin auteur. Conséquemment, auteure n’est pas un féminin ostentatoire puisqu’il n’est pas marqué à l’oral.
  2. Ailleurs dans la francophonie. Le féminin autrice, employé en Suisse, est plus marqué à l’écrit qu’auteure et est également maqué à l’oral. On favorisera donc autrice par rapport à auteure.
  3. Alternatives historiques. Les féminins historiques autrice, autoresse et authoresse sont tous marqués à l’oral et à favoriser par rapport à auteure.
  4. Néologismes et nouvelles graphies. Les formes féminines autrice, autoresse et authoresse sont suffisamment marquées à l’oral et à l’écrit. Il n’est pas nécessaire de recourir à un néologisme ou à une nouvelle graphie.
  5. Synonymes. On peut préférer recourir à un synonyme lorsqu’un mot est difficile à féminiser – la protagoniste plutôt que le personnage – ou lorsqu’on recherche un féminin plus marqué – la magistrate plutôt que la juge. Dans le cas d’auteure, les alternatives autrice, autoresse et authoresse sont suffisamment ostentatoires : il n’est donc pas nécessaire de recourir à un synonyme.

En conclusion

Il existe des dizaines de façons de féminiser nos textes et discours – la féminisation ostentatoire n’est qu’une stratégie parmi tant d’autres. Elle convient particulièrement aux contextes où il est crucial de marquer la présence des femmes, comme pour parler de milieux traditionnellement masculins. Dans d’autres contextes, on préfèrera une formulation épicène qui « dégenre » la langue (le personnel), ou l’emploi de doublets (l’employé ou l’employée). Pour faire un choix entre ces options, encore faut-il les connaître. Or, on apprend encore en cours de français que « le masculin l’emporte »; on apprend tous les jours que les femmes importent peu. À l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, passons non pas seulement de la parole aux actes, mais aussi des actes à la parole, pour saisir chaque opportunité de « parler féministe ».  Dans cette perspective, la féminisation ostentatoire est un outil important pour rappeler et réaffirmer l’importance de la visibilité des femmes.

[i] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !, Donnemarie-Dontilly, iXe, 2014, p 59.

[ii] L’Office québécois de la langue française rapporte que les « noms qui se terminent en –euse […] suscitent des réticences, en raison surtout de la valeur dépréciative souvent associée à cette finale, utilisée à l'occasion pour désigner des outils ou des machines ». Office québécois de la langue française, « Capsule du 2 septembre 2011 », 50 ans d’action et de passion, 2012, en ligne : <www.oqlf.gouv.qc.ca/50ans/html/50_enrichissement.html>. Il est possible que cette réticence ait des origines classistes, le suffixe eux ayant acquis une connotation populaire et donc péjorative au XVIIe siècle. Les féminins en trice apparaissent à la même époque et acquièrent une connotation plus noble que ceux en teuse : actrice/acteuse, cantatrice/chanteuse… Voir Office québécois de la langue française, Titre et fonctions au féminin : essai d’orientation de l’usage, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1986 aux pp 45-46. Voir aussi Claude Duneton, Pierrette qui roule… : Les terminaisons dangereuses, Carcassonne, Mots et cie, 2007. 

[iii] Pourtant, on s’accommode bien de l’adjectif chercheuse, comme dans fusée à tête chercheuse.

[iv] Il n’y a d’ailleurs aucune raison linguistique ou historique pour qu’autrice choque l’oreille, ce mot étant issu du latin auctrix et respectant la règle voulant que les masculins en teur aient des féminins en trice. 

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