À l'ombre de la Grande Muraille électronique chinoise

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À l'ombre de la Grande Muraille électronique chinoise
Analyses
| par Samuel Fortin Lambert |

Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en mars 2013, le durcissement de la législation envers toute forme de dissidence sur la Toile – et plus largement à l’endroit de la société civile – semble révéler une certaine « tentation totalitaire du régime[i] » et donne un aperçu de « la nouvelle ère[ii] » annoncée par le président chinois en clôture du 19e congrès du Parti communiste.

La nouvelle révolution culturelle de l’Internet chinois

Le 24 octobre dernier, les délégué·e·s présent·e·s au congrès du Parti communiste chinois (PCC) ont confié un deuxième mandat d’une durée de cinq ans au président Xi Jinping en plus d’inscrire noir sur blanc dans la charte du PCC les grandes lignes de sa pensée[iii], le plaçant ainsi de facto aux côtés de Mao Zedong, père de la République populaire de Chine (RPC). Depuis l’arrivée au pouvoir en 2013 de celui que plusieurs surnomment Xi Dada (tonton Xi), le gigantesque dispositif de surveillance et de censure d’Internet – connu sous le nom de Grande Muraille électronique, ou de cybermuraille – n’a cessé de voir ses prérogatives étendues et ses outils de censure renforcés[iv].

La campagne de « purification d’Internet[v] » lancée au printemps 2014 est, à ce titre, un exemple parmi tant d’autres de cette volonté de l’État chinois d’accroître son arsenal législatif sur la Toile afin de lutter contre tout contenu jugé immoral ou illégal. Officiellement présentée comme étant l’occasion d’identifier et de supprimer les contenus à teneur pornographique, cette campagne provoqua de nombreuses réactions parmi les internautes né·e·s au lendemain des événements de Tian’anmen. Plusieurs moquèrent le rigorisme de cette nouvelle mesure et osèrent faire le rapprochement avec la Révolution culturelle maoïste des années 1950 en déclarant : « Finalement, nous aussi nous aurons notre Révolution culturelle[vi]. »

Aujourd’hui, cette révolution est en marche et l’État chinois semble peu enclin à plaisanter avec le contrôle de son cyberespace. De fait, c’est dans le contexte d’une cristallisation de la répression exercée par l’appareil sécuritaire que le 7 novembre 2016, le parlement chinois a adopté une loi obligeant les entreprises étrangères à coopérer afin de « protéger la sécurité nationale[vii] », tout en resserrant les règles liées à l’activité des internautes. Cette mesure rejoint d’ailleurs la longue liste de lois qui, depuis 2013, visent à renforcer la mainmise du pouvoir chinois sur la toile et par là même, étendre son contrôle sur la société civile.

Éloigner l’extérieur pour mieux contrôler l’intérieur

Historiquement, la Grande Muraille électronique semble s’inscrire dans une certaine continuité de la logique politique adoptée par le pouvoir chinois qui consiste à préserver sa légitimité politique à travers un contrôle systématique de sa population. Effectivement, d’un point de vue historique, le pouvoir central chinois a constamment cherché à fonder, à ériger, voire à édifier son pouvoir sur une structure, à la fois concrète et symbolique, une structure qui protège en même temps qu’elle enferme : le mur. C’est du moins la théorie du sinologue américain Owen Lattimore qui, en 1937, avançait l’idée selon laquelle « la construction de murs semble s’inscrire dans l’identité collective chinoise dès ses débuts »[viii]. Ce « réflexe du mur[ix] » qui consiste à édifier des murailles – dont la Grande Muraille de Chine est en soi l’expression la plus concrète – afin de préserver l’intégrité de l’empire[x] serait, selon cette lecture, le fruit d’une longue tradition d’un pouvoir qui a continuellement cherché à éloigner l’extérieur pour mieux contrôler l’intérieur. À cet égard, la cybermuraille semble donc être une forme de réactualisation moderne de cette doctrine politique millénaire présente sous les différentes dynasties ayant dirigé la Chine.

Le contrôle d’Internet comme logique de conservation du pouvoir

Si en 2018, à l’heure de l’extension rapide du Web chinois – 772 millions d’internautes recensé·e·s au 1er février 2018[xi] contre 5000 en 1995[xii] – les autorités tendent à accroître leur emprise sur l’Internet en développant massivement les capacités de la cybermuraille, c’est que le pouvoir cherche aujourd’hui avant tout à évacuer toute source potentielle d’instabilité intérieure, alors même que la Chine entend désormais jouer le rôle de leader de premier plan sur la scène internationale. Néanmoins, malgré l’apparent sursaut autoritaire constaté ces dernières années, le développement des mécanismes de contrôle de l’Internet n’est pas nouveau et a commencé bien avant l’ascension au pouvoir du président Xi Jinping[xiii]. En effet, la Grande Muraille électronique, qui ceinture aujourd’hui le réseau chinois, a d’abord été pensée et conçue à la fin des années 1990 comme un dispositif de surveillance et de contrôle susceptible de préserver la légitimité d’un régime faiblissant et en proie à un « sentiment d’insécurité persistant[xiv] » depuis le soulèvement populaire de la place Tian’anmen au printemps 1989.

Symptôme chinois emblématique de l’effondrement du communisme comme « système de valeur[xv] » à l’aube des années 1990, Tian’anmen a eu pour effet d’inciter le PCC à revoir son modèle de gouvernance ainsi qu’à repenser sa logique politique. C’est d’ailleurs durant cette période de forte instabilité que le Parti décida de mettre son destin en jeu en favorisant le développement de nouveaux secteurs de croissance économique susceptibles de raviver le nationalisme et de saper les critiques adressées au régime[xvi]. Ainsi, dès son apparition en 1994, Internet fut rapidement considéré par le gouvernement chinois comme un outil au fort potentiel économique et stratégique[xvii] devant faire l’objet d’un développement strictement encadré par l’État. Son développement exponentiel lors des deux années qui suivirent obligea le pouvoir à prendre conscience de l’importance d’assurer l’étanchéité du réseau vis-à-vis de l’influence étrangère – perçue comme « déstructurante et déstabilisatrice[xviii] » – au risque de voir s’effriter la stabilité politique chèrement retrouvée depuis la répression sanglante de Tian’anmen.

La cybermuraille comme vaste dispositif de surveillance de masse

Conçue au départ comme un mur d’enceinte virtuel ayant pour objectif de ceinturer l’ensemble du réseau chinois et d’en contrôler les points d’accès[xix], la cybermuraille fut donc peu à peu érigée comme un immense dispositif voué à capter et récolter les données présentes sur la Toile tout en préservant l’intégrité du régime contre d’éventuelles pressions extérieures. C’est donc essentiellement à des fins de régulation et de contrôle qu’à partir de 1996, le ministère de la Sécurité publique (MSP) lança, avec l’aide de plusieurs firmes étrangères, le vaste projet de Bouclier d’or (Jin Dun) – à l’origine de la Grande Muraille électronique – sorte de gigantesque pare-feu informatique intégré directement au réseau chinois. Parmi les entreprises ayant participé à l’élaboration de ce projet, on retrouve une société canadienne aujourd’hui disparue, Nortel Networks. Celle-ci avait alors activement participé au développement des capacités de traçage et de filtrage du dispositif en concevant l’outil Internet Personnel ayant pour tâche de rendre possible l’identification des abonné·e·s en établissant un lien direct entre leur adresse IP (Internet Protocol) et leur véritable identité[xx].

D’un point de vue technique, la Grande Muraille s’apparente donc aujourd’hui à un dispositif informatique dont l’objectif principal est la surveillance de masse. Autrement dit, comme l’explique André Mondoux, professeur à l’École des médias de l’UQAM, comme tout dispositif de surveillance de masse, la cybermuraille implique une collecte massive de données (big data) en vue d’anticiper et de gérer les flux d’informations présents sur le réseau[xxi]. Véritable tour de contrôle d’Internet, le fonctionnement de la Grande Muraille électronique repose principalement sur des outils de traçage, de « filtrage et de blocage[xxii]  » visant à maîtriser la circulation de l’information[xxiii] par le suivi et l’altération des processus informatiques impliquant les adresses IP, les filtres DNS et les URL permettant l’accès à certains sites présent sur le World Wide Web (www).

Cyberpolice, responsabilisation pénale et autocensure

En plus de bénéficier d’une architecture informatique extrêmement sophistiquée, le dispositif de surveillance mis en place par le gouvernement chinois s’appuie également sur une « patrouille policière de surveillance permanente[xxiv] », composée d’environ 50 000 fonctionnaires chargé·e·s d’écumer le web à la recherche de propos séditieux. À cela s’ajoute également un système électronique de délation en « temps réel » prenant la forme de deux mascottes virtuelles en uniforme nommées Jinging et Chacha. Couramment utilisé, ce système vise à « encourager la participation [des] internaute[s] au contrôle de l’Internet[xxv] » qui, d’un simple clic, peuvent alerter les autorités pour toute infraction aperçue sur la Toile[xxvi]. Aussi, en plus d’assurer une censure intégrale des contenus jugés illégaux ou inopportuns, l’État chinois procède également à une forme de « canalisation de l’opinion publique[xxvii] » grâce à la collaboration active de centaines de milliers de militant·e·s du PCC surnommé·e·s wu mao dang, responsables d’inonder les espaces de discussion virtuels de commentaires favorables au régime[xxviii].

Cette surveillance aussi active que massive exercée par l’appareil sécuritaire de l’État chinois se résume en une sorte de panoptique faisant constamment planer le doute quant à l’éventualité d’être épié·e ou dénoncé·e. Ce « système de responsabilisation[xxix] » destiné à encadrer et orienter le comportement des usagères et usagers ainsi que des fournisseurs d’accès à Internet est fondé sur l’autocensure de quiconque formule, véhicule ou héberge des propos jugés « subversifs[xxx] » ou contrevenant à la loi. Depuis 2013 et l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la loi prévoit d’ailleurs une peine allant jusqu’à trois ans de prison pour toute publication de rumeurs ou de messages « délictueux » vue plus de 5 000 fois ou partagée plus de 500 fois[xxxi] sur Weibo, populaire site de microblogues semblable à Twitter.

En outre, les autorités chinoises médiatisent abondamment les arrestations de cyberdissident·e·s, tout en maintenant le flou sur la ligne à ne pas franchir, renforçant ainsi l’autocensure des fournisseurs d’accès à Internet, ainsi que des internautes[xxxii], par « principe de précaution[xxxiii] ». Certaines prises de position telles que « signer une pétition en ligne, appeler à la réforme, critiquer ouvertement le gouvernement, faire référence aux événements de Tian’anmen, soutenir la secte Falungong ou les dissident·e·s politiques[xxxiv] » demeurent toutefois lourdes de conséquences. À l’heure actuelle, la principale difficulté rencontrée par les internautes chinois·es soumis·es à une « législation et une répression sévères[xxxv] » réside ainsi essentiellement dans le fait que « le champ des sujets inabordables ou sensibles[xxxvi] » est encore particulièrement étendu et peu balisé. En l’occurrence, tout sentiment contestataire exprimé au sein de l’espace public est passible de sanctions et est la plupart du temps durement réprimé. Dans ce contexte, le seul fait de manifester ou de participer à une grève relève de « formes d’engagement très avancées[xxxvii] ».

Vers une société de contrôle ?

La tendance observée ces dernières années révèle que la crispation du régime sur la question de la surveillance d’Internet coïncide généralement avec l’existence de contextes sociopolitiques particuliers. Les années 2008 et 2009 sont d’ailleurs assez révélatrices de ces pratiques cycliques d’un pouvoir cherchant à accroître ses capacités de surveillance et de censure lors d’événements susceptibles de le déstabiliser. Durant cette période, la Chine a successivement détrôné les États-Unis comme premier pays en nombre d’internautes[xxxviii], réprimé durement de violentes émeutes au Tibet au début du mois de mars 2008[xxxix], accueilli à Pékin les premiers Jeux olympiques de son histoire, en plus d’étouffer un nouveau soulèvement populaire de la minorité ouïghoure au Xinjiang à l’été 2009[xl]. Ces événements ont mis une pression politique et médiatique énorme sur le pouvoir et ont incité le président d’alors, Hu Jintao, à resserrer l’emprise de l’État sur les médias[xli] tout en augmentant considérablement les outils mis à la disposition des organes de sécurité et des corps policiers du pays.

Par conséquent, au cours des derniers mois et notamment en prévision du 19e congrès du PCC d’octobre dernier, le gouvernement chinois a logiquement redoublé d’efforts afin que soit respecté le « nouveau corpus[xlii] » de lois sécuritaires, entérinant de fait « un encadrement accru de la société civile et une persécution assumée des voix critiques[xliii] ». L’entrée en vigueur le 1er février dernier d’une nouvelle loi interdisant aux citoyen·ne·s chinois·es l’usage de VPN (Virtual Private Network) – à l’instar de la Russie ayant interdit leur l’utilisation depuis le 31 juillet 2017 – tend à démontrer encore une fois la volonté de l’État chinois d’accroître son contrôle sur la Toile. Cette nouvelle mesure, qui vise à empêcher tout contournement de la Grande Muraille par les internautes, semble être en parfaite adéquation avec la mise en place progressive d’une société de contrôle étendue et très sophistiquée, usant des dernières avancées de l’industrie du big data et de l’intelligence artificielle pour étendre son emprise sur les derniers interstices ayant pu échapper à son regard.

Crédit photo: Dominik Vanyi

[i]           Brice Pedroletti, 27 décembre 2017, « Comment Xi Jinping a réinventé la dictature », Le monde.

[ii]          Ibid.

[iii]         Ibid.

[iv]         Séverie Arsène, 2017. « L’opinion publique en ligne et la mise en ordre du régime chinois », Participations, vol. 1, n° 17, p. 50.

[v]          Dulu Meiti, 7 mai 2014, « Chine. Au nom de la lutte contre la pornographie », Courriel international.

[vi]         Ibid.

[vii]        Ludovic Ehret (AFP), 7 novembre 2016.,« La Chine adopte une loi pour mieux surveiller Internet », Le Devoir.

[viii]       Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 90.

[ix]         Ibid., p. 91.

[x]          Ibid., p. 92.

[xi]         AFP, 1er février 2018, « La Chine compte plus de 770 millions d'internautes », La Presse, Pékin.

[xii]        Frédérick Douzet, 2007, « Les frontières chinoises de l'Internet », Hérodote, vol. 2, n° 125, p. 128.

[xiii]       Op.cit., Séverine Arsène, p. 48.

[xiv]       Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 105.

[xv]        Ibid., p. 104.

[xvi]       Ibid., p. 104.

[xvii]      Ping Huang et Michèle Rioux, 2015, « Gouvernance de l’Internet – vers l’émergence d’une cyberpuissance chinoise ? », Monde chinois, vol. 1, n° 41, p. 81.

[xviii]     Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 93.

[xix]       Entrevue téléphonique réalisée le 23 janvier 2018 avec Olga Alexeeva, professeure d’histoire à l’UQAM, spécialiste en géopolitique de la Chine.

[xx]        Ibid., p. 103.

[xxi]       Entrevue téléphonique réalisée le 22 janvier 2018 avec André Mondoux, professeur à l’École des médias de l’UQAM, spécialiste des technologies de l’information, de la surveillance et des idéologies.

[xxii]      Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 102.

[xxiii]     André Mondoux, 22 janvier 2018.

[xxiv]     Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 101.

[xxv]      Ibid.

[xxvi]     Ibid.

[xxvii]    Op.cit., Séverine Arsène, p. 44.

[xxviii]   Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 101.

[xxix]     Ibid., p. 100.

[xxx]      Ibid., p. 101.

[xxxi]     Brice Pedroletti, 16 octobre 2017, « L’Internet chinois en voie de glaciation », Le Monde.

[xxxii]    Op.cit., Frédérick Douzet, p. 130.

[xxxiii]   Ibid., p. 135.

[xxxiv]   Ibid., p. 135.

[xxxv]    Ibid., p. 130.

[xxxvi]   Ibid., p. 130.

[xxxvii]  Op.cit., Séverine Arsène, p. 37.

[xxxviii] Op.cit., Huang Ping et Michèle Rioux, p. 81.

[xxxix]   Op.cit., Séverine Arsène, p. 43.

[xl]         Ibid., p. 43.

[xli]        Ibid.

[xlii]       Op.cit., « Comment Xi Jinping a réinventé la dictature », Le Monde.

[xliii]      Ibid.

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