Le viol d'enfants par des militaires en Centrafrique

International
Le viol d'enfants par des militaires en Centrafrique
Analyses
| par Julien Gauthier-Mongeon |

En mai dernier, le parquet de Paris annonçait l'ouverture d’une enquête faisant suite à des allégations de viols d’enfants par des soldats français mobilisés dans le cadre d’une mission de paix en Centrafrique (1). Les faits se seraient déroulés entre décembre 2013 et juin 2014 près de l'aéroport de Bangui, dans le camp de réfugiés de Mpoko. Or, ce n'est qu'en avril dernier que le journal britannique The Guardian faisait écho de l’affaire, relayant l'information obtenue par un employé des Nations unies qui a préféré rester anonyme. Ce rapport confidentiel, tenu secret par les plus hautes instances onusiennes, fait état de viols commis par des soldats en service lors d’une opération militaire menée par la France (2). Cet évènement particulier met en lumière une problématique générale ayant trait au statut d’une mission de paix dans le contexte d’une intervention militaire. Se pose dès lors la question de la nature d’une telle mission de paix impliquant des soldat(e)s dont le métier est de combattre.

La France en République centrafricaine

La mission Sangaris est née en décembre 2013 sur l'initiative du gouvernement français suite à une résolution du conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui se disait « profondément préoccupé par la détérioration de la situation humanitaire en République centrafricaine et par le fait que l’accès aux organismes humanitaires soit réduit en conséquence de l’insécurité accrue et des agressions contre le personnel humanitaire » (3). Cautionnée par la résolution 2127 du conseil de sécurité, la mission Sangaris devait « apporter la sécurité, rétablir la stabilité en Centrafrique et protéger la population », soulignait pour sa part François Hollande dans une déclaration en date du mois de décembre 2013 (4).

Après bientôt deux ans d'opérations militaires et de support logistique à la mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA), à laquelle participent des soldats venant du Gabon, du Cameroun et du Tchad, la France amorce un retrait progressif du  pays d’ici la fin de l’année 2015 (5). On évoque une démobilisation militaire de la France, qui passe le relais aux forces de sécurité intérieures directement sous le contrôle de l’ONU (6). L'affaire des viols d'enfants en République centrafricaine est pourtant loin de connaître son dénouement, comme en témoigne la vitesse à laquelle les choses ont évolué depuis l’annonce du scandale.

Le 22 juin dernier, une magistrate canadienne, Marie Deschamps, est nommée pour enquêter non pas sur les accusations de viols mais sur la gestion de l'ONU de cette affaire devenue internationale. On reproche aux Nations unies, entre autres choses, d'avoir sanctionné un fonctionnaire ayant fait couler l'information auprès du gouvernement français sans l'autorisation de ses supérieur(e)s hiérarchiques et « au mépris des procédures» (7) habituelles. Celui-ci aurait cherché à étouffer un éventuel scandale susceptible de ternir l'image de l'armée française, selon le porte-parole adjoint de l’ONU, Monsieur Farhan Haq. Une autre version prétend, au contraire, que le fonctionnaire exaspéré aurait agi pour contester l’inaction des autorités onusiennes (8). Tandis que l’affaire fait grand bruit à l'échelle internationale, la République centrafricaine continue de s'entredéchirer dans une guerre qui paraît interminable dans laquelle semble se rejouer l’histoire des conflits passés.

Les guerres en Centrafrique

La République centrafricaine a connu pas moins de trois guerres civiles au cours des dix dernières années. La première remonte à 2004, un an après l'arrivée au pouvoir de François Bozizé et de son gouvernement hostile à la minorité musulmane du pays. C'est à l'occasion d'un voyage à l'étranger du président de l'époque, Ange-Félix Patassé, que Bozizé s'est autoproclamé président en promettant la tenue d'élections démocratiques dès le mois de février de l'année suivante (9). On constate alors des irrégularités qui viennent ternir l'image de cette démocratie émergente; par exemple, des hommes armés auraient fait irruption dans les bureaux de scrutins afin que « les démarches de dépouillement se déroulent sous leur contrôle » (10). Signe de la fragilité d'un État miné par des conflits que nourrissent les tensions religieuses, Bozizé sera à son tour renversé en mars 2012 par une organisation de confession musulmane, la Séléka, nouvellement créée par le général Michel Djotodia. Formé en tant que militaire, Djotodia est chef de l'Union des forces démocratiques pour le rassemblement des membres de la Séléka (UFDR), une organisation composée des forces politiques rebelles opposées au président Bozizé. La Séléka et ses différentes filières seraient soutenues par certains pays voisins tels le Tchad et le Soudan, qui profitent de la porosité des frontières pour s’approvisionner en armes, en pétrole et en équipements (11).

C'est dans ce climat de tension opposant la minorité musulmane au sein de la Séléka et des milices paysannes favorables au président Bozizé (nommées les anti-balaka), que le pays va d'affrontement en affrontement. Pendant ce temps, la situation s’envenime sans qu'une entente durable semble être envisageable à courte échéance. Des milices de défense chrétienne répondent aux exactions perpétrées par les membres de la Séléka, ce qui envenime les tensions religieuses déjà vives au sein d'une population ravagée par la famine. À cela s'ajoutent les violations des droits de l'Homme liées au recrutement d'enfants soldats parmi les milices locales et au déplacement des populations civiles en zones périphériques de la République centrafricaine (12).

C'est dans ce contexte que plusieurs gouvernements, dans un communiqué en date de 2012, manifestent leur inquiétude face à la situation actuelle en République centrafricaine, évoquant la possibilité d'un conflit susceptible de dégénérer en génocide si aucune intervention n’est envisagée dans les plus brefs délais (13). On organise une coalition entre la France et plusieurs pays africains pour entreprendre une mission de pacification en Centrafrique avec l'aval du conseil de sécurité des Nations unies.

Se pose dès lors la question de la nature d’une telle mission entérinée par l'ONU et menée par des militaires de formation. Une armée nationale dont le mandat est de neutraliser la menace peut-elle effectuer un travail d'assistance auprès des civils? Est-il possible de parler d'une mission de pacification dans un contexte où sont recrutés des soldat(e)s rompu(e)s au maniement des armes, aux tactiques militaires de combat et à l'usage de la force en situation de guerre? Puisque la majorité des soldat(e)s participant aux missions de l’ONU sont issu(e)s d’armées nationales, il convient en effet de s’intéresser à la mentalité prévalant chez les militaires afin de bien se positionner sur le sujet.

L’assistance contre la puissance

Des chercheurs(euses) telles que Raewyn Connell (2009) et Frank Barrett (1996) (14) parlent d'une culture, au sein des armées traditionnelles, qui met de l'avant des valeurs de courage, de force physique et de virilité inculquées aux soldat(e)s (15).. Il s’agit de les former en vue d'opérations consistant à détruire l’adversaire (16). Toutefois, ces valeurs s'inscrivent en faux contre l’idéal d'entraide prôné dans le cadre des missions humanitaires venant au secours de populations victimes de guerres. Une mission de pacification mobilisant des individus entraîné(e)s pour tuer brouille la distinction entre une intervention de type humanitaire et une opération proprement militaire. La politicologue Sandra Whitworth, professeure à l’Université York de Toronto, s'est d’ailleurs intéressée à l’impact des valeurs militaires des soldat(e)s canadien(ienne)s intervenant dans le cadre de missions de paix à travers le monde.

Comment des militaires à qui l’on demande de faire un travail d'assistance humanitaire pour lequel ils n'ont pas été formé(e)s vivent-ils le choc entre ces deux mondes de valeurs? De l’aveu des militaires eux-mêmes, les valeurs guerrières promues par l'armée entrent en contradiction directe avec ce qu'implique une mission de type humanitaire. Ainsi, si l’entraide est incompatible avec le recours aux armes dans le cadre d’une telle mission, la formation reçue par les militaires ne les prépare pas entièrement à leurs tâches sur le terrain. L’aide apportée aux populations éprouvées par les ravages de la guerre tient en effet beaucoup de l'intervention sociale, un domaine rarement pris en charge par des militaires de profession. D’ailleurs, la réaction que suscitent parfois les opérations d’assistance ou de pacification auprès des soldat(e)s de formation abonde en ce sens : « [d]ans la culture militaire traditionnelle, les missions de paix sont souvent ridiculisées ou discréditées; très nombreuses depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le prestige de celles des Casques bleus n’y est cependant pas associé car la majorité des jeunes hommes qui sont déployés dans ces missions sont entraînés au combat » (17).

On se trouve dès lors devant une situation difficile à tirer au clair puisqu'elle contredit les idées reçues à propos de l'ONU, les méfaits dont on accuse certain(e)s militaires venant ternir l'image des Nations unies en plus de renforcer les préjugés souvent reliés au métier de soldat(e). Les accusations de viols dans un contexte de guerre ne disculpent pas les Casques bleus, lesquels ont été le plus souvent associés à une image de respectabilité qui perdure à travers le temps. Cependant, une sensibilité plus grande de la communauté internationale aux questions soulevées plus haut n’est pas sans conséquence sur leur perception par le commun des mortels. En effet, cela pourrait mener à un éventuel « désengagement des nations par rapport aux opérations de maintien de la paix et à une hésitation des pays en difficulté à faire appel à des troupes onusiennes » (18), note Johanne Bournivale, stagiaire et chercheuse au sein des Forces armées canadiennes. 

 

Toute cette problématique met en lumière le défi organisationnel d'une instance telle que l’ONU et, plus particulièrement, celui des missions de paix engageant des soldats dont le métier est de combattre le feu par le feu. C'est ce dont discute la politicologue Marie Saiget dans un livre intitulé L'ONU face aux violences sexuelles de son personnel (19). L’ouvrage porte sur les défis auxquels l'ONU doit faire face à la lumière des accusations d’inconduites sexuelles chez les soldat(e)s engagé(e)s dans des missions de paix. Le postulat selon lequel les Casques bleus sont censés protéger les gens renforcerait, dit-elle, l'absence de présomptions entourant les militaires mobilisé(e)s dans le cadre de telles missions : « Cette force de légitimation basée sur l’argument "les protecteurs, ce sont eux" expliquerait en partie l'occultation de ces questions, et le fait qu'elles n'aient pas été intégrées à la réflexion plus générale des opérations de maintien de paix » (20). L'auteure parle de 1458 accusations de méconduites sexuelles impliquant des Casques bleus depuis 2003, « année à partir de laquelle le phénomène fait l'objet d'études statistiques internes » (21). Ces méconduites vont de la sollicitation en vue d’obtenir des services sexuels à la traite d'êtres humains en passant par les agressions sexuelles sur des personnes d’âge mineur. Le retentissement de telles accusations vient démentir l’irréprochabilité des missions conduites par l’ONU; cela expliquerait le retentissement de l'affaire des viols en Centrafrique, qui n'est qu'un cas parmi tant d'autres, comme en témoigne l'ouvrage de Saiget. Cependant, bien d’autres missions menées par les Casques bleus se sont déroulées sans qu’en découlent des inconduites ou accusations aussi accablantes que celles reliées à la Centrafrique. On n’a qu’à penser à la force de maintien de la paix des Nations unies menée par le général Roméo Dallaire en 1994 pendant le génocide rwandais, alors qu'il était commandant de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR). Ici, ce sont plutôt les soldat(e)s qui, n’ayant pu intervenir militairement, sont ressortis bouleversé(e)s et traumatisé(e)s de cette opération d'assistance. Ainsi, au paradoxe d'une mission humanitaire faisant usage de la force là où de l’assistance est requise s'ajoute donc celui d’une armée témoin de massacres face auxquels elle demeure impuissante. 

Les Nations unies, une organisation trouble

L’ONU est une organisation complexe qui est soumise au double dilemme de l’impuissance humanitaire et de la puissance militaire dans un jeu de pouvoir dont il est difficile de trouver le juste équilibre. Cela complexifie le rôle joué par un tel acteur politique qui prête facilement le flanc à la critique. Mais l'on assiste, depuis le début des années 2000, à une augmentation des dossiers incriminant des soldat(e)s d'inconduites sexuelles ou de violences infligées aux populations civiles. C’est ce que rapportent régulièrement des organismes non gouvernementaux, en déplorant le fait que l'ONU cherche trop souvent à étouffer les affaires susceptibles de porter atteinte à son intégrité morale. On a affaire à une organisation qui entretient le flou sur son statut véritable lorsqu’elle se retrouve en zone de guerre –ni armée, ni force de répression, ni agent de paix.

D'autres dénoncent aussi le fait qu'elle fasse passer ses intérêts politiques avant ceux des populations éprouvées par la guerre. C'est notamment de ce que soutient Florent Geel, responsable du bureau africain de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH), reprochant aux Nations unies « d’éviter de dénoncer certains crimes pour éviter de gêner les négociations de paix » (22). Certes, l'ONU n'est pas une armée au sens conventionnel du terme. C’est pour cela que les allégations de viols font grand bruit; elles concernent une organisation dont le rôle est d'assurer la sécurité même si les lois de la guerre refont parfois surface dans ses rangs. La dure réalité politique rattrape la justesse des principes défendus par une organisation dont la réputation demeure fragile. La légitimité de la force employée implique une colonisation du militaire et des valeurs guerrières au détriment de la pureté des principes défendus.

Vouloir préserver l'irréprochabilité du militaire dans un contexte de guerre contient le risque de masquer les violences perpétrées en silence par ceux et celles censé(e)s assurer la paix. En découle le paradoxe du droit du plus fort dans lequel la force ne fait pas le droit mais perpétue la domination sous le couvert d’une justice qui porte bien mal son nom.

Le 7 juillet dernier, Paris annonce l’envoi de deux magistrats chargés de mener l’enquête sur les viols dont sont soupçonnés 14 militaires(23). Cela fait suite à l’annonce du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian stipulant que l’affaire n’est plus traitée à l’interne par les hautes instances militaires mais prises en charge par la justice française (24). Cela coïncide avec le retrait progressif d’une mission française dont le bilan reste à faire.

 

 

 

 

(1) http://www.francetvinfo.fr/monde/centrafrique/militaires-accuses-de-viol...

(2) http://www.metronews.fr/info/centrafrique-1600-soldats-francais-sur-le-p...

(3) http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N13/594/44/PDF/N1359444.pdf?O...

(4) http://www.defense.gouv.fr/operations/centrafrique/dossier-de-presentati...

(5) http://la-nouvelle-gazette.fr/la-france-amorce-son-retrait-de-centrafriq...

(6) http://www.centrafriquelibre.info/?p=17180

(7) http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/04/30/ce-que-l-on-sait-de-sou...

(8) http://www.afrik.com/viols-en-centrafrique-l-onu-ouvre-une-enquete-la-fr...

(9) http://www.panapress.com/Les-elections-auront-lieu-aux-dates-indiquees,-...

(10) Frère, Marie-Soleil, Élections et médias en Afrique centrale. Voix des urnes, vois de la paix?, Paris, éditions Karthala, 2009, p.47.

(11) http://www.lemonde.fr/international/visuel/2013/12/20/carte-pourquoi-la-...

(12) http://www.unhcr.fr/520a3bc7c.html

(13) http://www.leparisien.fr/international/laurent-fabius-la-centrafrique-es...

(14) Connell, Raewyn, «Gender politics» in Gender in world perspective, Malden, Polity press, 2009

(15) Voir Connell, Raewyn, «Gender politics» dans Gender in world perspective, Malden, Politiy press, 2009 (Connell est chercheuse australienne et professeure à l’université de Sydney)

Voir aussi Barrett, Frank J. 1996. 'Gender strategies of women naval officers', in Women' s Research and Educatioll Institute: Conference on Women in Uniformed Services. Washington, DC (Barrett est professeur de management et politique publique à la Naval Postgraduate School à Monterey, Californie)

(16) Voir Connell, Raewyn, «Gender politics» in Gender in world perspective, Malden, Polity press, 2009. Et Barrett, J. Frank, «The organizational construction of hegemonic masculinity : the case of US navy» in Gender, Work and organization, V.3 N.3, 1996.

(17) Whitworth, Sandra, MILITARIZED MASCULINITIES AND THE POLITICS OF PEACEKEEPING: THE CANADIAN CASE, Boulder, CO: Lynne Rienner Publishers, 2005, p.91

(18) http://www.cfc.forces.gc.ca/259/290/296/286/Bournival.pdf

(19) Saiget, Marie, L'ONU face aux violences sexuelles de son personnel, Paris, L'Harmattan, 2012.

(20) Saiget, Marie, L'ONU face aux violences sexuelles de son personnel, Paris, L'Harmattan, 2012, p.25

(21) Ibid., p.25

(22) http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/04/30/accusations-de-viols-en...

(23) http://www.liberation.fr/monde/2015/07/07/accusations-de-viols-en-centra...

(24) http://centrafrique-presse.over-blog.com/2015/07/soldats-francais-accuse...