Le Bureau d'enquêtes indépendantes nous protégera-t-il de la police?

Québec
Le Bureau d'enquêtes indépendantes nous protégera-t-il de la police?
Opinions
| par Sarah. B. Thibault |

Le Bureau d’enquêtes indépendantes du Québec devait entrer en fonction. Cependant, l’instance chargée d’élucider la responsabilité policière dans des cas d’interventions ayant causé la mort ou des blessé-es graves est non seulement loin d’être opérationnelle, mais est également déjà le sujet de virulentes critiques quant à son mandat et à son fonctionnement.

Mise à rude épreuve entre autres au lendemain du meurtre de Fredy Villanueva en 2008 et suite à la répression policière du Printemps 2012, la confiance du public envers les forces de l’ordre semble plus fragile que jamais au Québec. Le dernier phénomène majeur au chapitre des abus policiers, à savoir les allégations d’agression et de violence sexuelle commises par des membres du corps policier de Val-d’Or à l’encontre de femmes autochtones, vient encore une fois prouver l’impératif d’un contre-pouvoir policier, de manière à ce que la police cesse d’enquêter sur la police. L’instance québécoise d’enquête sera-t-elle à la hauteur de la confiance du public ?

Des craintes avérées 

Si les nouvelles dispositions prévues dans la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes permettent de tracer les grandes lignes du mandat et du fonctionnement du nouveau Bureau, il reste difficile d’anticiper de quoi il retournera une fois l’ouverture des travaux d’enquête. Voilà pourquoi un tour d’horizon des réalités étrangères étant déjà familières avec ce type d’instance s’avère assez souvent instructif et révélateur. Dans le cas présent, nul besoin d’aller plus loin que la province voisine, en Ontario, pour constater que l’unité indépendante qui y est en fonction depuis déjà 25 ans, le Special Investigation Unite (SIU), essuie des critiques qui s’inscrivent dans le même ordre que celles que les experts adressent au projet naissant du Bureau d’enquêtes indépendantes québécois.

Rejoint à son bureau de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, le Professeur Massimiliano Mulone est d’avis que la Loi québécoise se serait largement inspirée du cas ontarien pour mettre sur pied le Bureau d’enquêtes indépendantes. Par contre, à ses dires, si l’étude des expériences voisines peut s’avérer facilitante et instructive, elle semble ici avoir été faite de manière beaucoup trop étroite. M. Mulone déplore le fait que le gouvernement québécois semble répéter les erreurs de l’Ontario, faute d’avoir pris connaissance des rapports de l’ombudsman de la province sur le travail du SIU.

Effectivement, les critiques ressortant des nombreuses enquêtes d’André Marin sur l’efficacité, la transparence et le fonctionnement de l’Unité des enquêtes spéciales sont désagréablement similaires à celles qui sont faites du BEI. Ce sont les nombreuses plaintes émises de la part tant de la société civile que des syndicats policiers ontariens suivant la mise en place de l’organisme qui furent à l’origine de l’ouverture d’une enquête du protecteur du citoyen (sic) en 2008. Dans son rapport annuel de 2008-2009 et dans les mises à jour des deux années subséquentes, des critiques sévères visaient les résultats constatés du travail du SIU. Notamment, Marin déplorait un financement inadéquat, un manque de ressources, un besoin de « lois plus fortes » et « d’exigences réglementaires » pour assurer la coopération de la police avec le Special Investigation Unit [1].

La collaboration des forces policières avec les enquêteur-e-s serait en fait un facteur déterminant et essentiel au bon fonctionnement des enquêtes, sans quoi ces dernières se retrouvent handicapées. Aux dires du professeur Mulone, qui s’est intéressé aux questions de pouvoir et de déviance au sein du corps policier, moins les instances d’enquête ont de ressources, plus la collaboration avec les agent-e-s est nécessaire. Considérant les critiques qui ont été faites envers le manque de ressources consacrées au BEI - qui semblaient déjà se concrétiser par des problèmes de recrutement en décembre dernier - tout porte à croire que son bon fonctionnement dépend largement de la collaboration du corps policier québécois. À ce sujet, rien de particulièrement rassurant, à en juger par les critiques de la Protectrice des citoyens (sic) et de la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP), qui recommandaient toutes deux des exigences législatives plus rigoureuses en ce qui a trait à la collaboration des agent-e-s impliqué-e-s dans des incidents impliquant la mort ou des blessures graves. Entre autres, l’absence d’obligation pour les agent-e-s de répondre aux questions des enquêteur-euse-s lors de la cueillette de données a été déplorée par ces organismes, qui ne jugent pas que l’obligation pour les témoins de rencontrer le BEI soit pour autant garante de leur coopération [2].

Des délais inadmissibles 

Le manque de coopération de la part des policier-ères, jumelé à un manque de ressources, a été soulevé dans le premier rapport de Marin comme étant à la base de délais inacceptables mettant à mal l’efficacité du bureau d’enquêtes indépendantes ontarien. En 2008, l’ombudsman rapportait que sur les 28 incidents enquêtés lors de l’année 2006 par le SIU,

« La fréquence et la longueur des retards de notification des incidents étaient choquantes. Dans seulement deux de ces cas, le Service de police de Toronto avait mis moins d’une heure pour aviser le SIU. Dans sept des cas, il lui avait fallu de trois à six heures pour le faire. Dans cinq des cas, il lui avait fallu de neuf à 14 heures, et dans deux des cas 17 heures. Dans trois des cas, les retards de notification ne s’étaient pas chiffrés en heures, mais en jours – avec un retard d’un peu plus de 24 heures, un autre d’un jour et demi, et un troisième de 14 jours ». [2]

Le protecteur du citoyen (sic) était sans équivoque quant à la cause principale du retard d’enclenchement des enquêtes : le délai de notification des agents de police impliqués dans un incident. M. Mulone insistait lui aussi sur l’importance de l’efficacité d’exécution dans le processus d’enquête d’un incident impliquant la mort et des blessures importantes : « Le délai d’arrivée des enquêteurs sur le lieu d’un incident donne le temps aux policiers de modifier la scène et de s’entendre entre eux sur une certaine version des faits ».

À savoir si des sanctions contre les agent-e-s qui refusent de collaborer pourraient s’avérer nécessaires pour arriver à des résultats convaincants, le Dr Mulone reste ambivalent. Ce dernier considère que les enquêteur-euse-s préfèrent souvent obtenir des demi-vérités et garder des relations harmonieuses avec l’institution policière, plutôt que de forcer des aveux sous le revers de la menace et perdre le peu d’ouverture de la part des forces de l’ordre. Il semblerait effectivement que les policier-ère-s aient une tendance marquée pour la suspicion quant aux enquêtes faites sur leur travail. Paradoxalement, relève M. Mulone, il paraîtrait que celles et ceux-ci seraient outré-es de recevoir un traitement semblable à celui que l’on réserve aux criminels.

Des doutes sur le mandat

Au départ, une des craintes les plus évoquées quant au BEI concerne la définition étroite et ambiguë de son mandat. Il faut dire que les enquêtes menées par cette nouvelle instance se limiteront à des interventions policières ayant causé des blessures graves, ou un décès. Cependant, le règlement entourant le fonctionnement des enquêtes ne fournit pas de définition précise et sans équivoque de l’étendue des blessures considérées comme étant « graves ». La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), la CRAP et l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec, entre autres, ont toutes fait état de leur malaise quant aux risques causés par cette ambiguïté dans le mandat du Bureau.

Dans le cas ontarien, André Marin avait recommandé l’adoption généralisée de la définition Osler, rédigée par le premier directeur du SIU en 1991. Cette dernière incluait des blessures causant des répercussions sur « la santé ou le bien-être de la victime et dont la nature est plus que passagère ou insignifiante. Elles comprennent les blessures graves résultant d’une agression sexuelle » [2]. Si la Protectrice du citoyen (sic) du Québec suggère l’adoption d’une définition semblable, il faut savoir que malgré tout, les derniers rapports de l’ombudsman ontarien continuent de relever un manque de consensus autour de son application. Au moins trois définitions distinctes de la nature des événements qui doivent légalement être rapportés au SIU sont toujours appliquées par les différents corps de police de la province, ce qui laisse place à un arbitraire inquiétant.

Selon M. Mulone, des actes répréhensibles comme des agressions et des abus sexuels pourraient effectivement être considérés comme infligeant des blessures graves. Le parallèle à faire avec les accusations portées à la Sureté du Québec de Val d’Or, dans le cas des femmes autochtones victimes d’abus de pouvoir de la part de certain-e-s agent-e-s de police, est inévitable. Dans de pareilles circonstances, une enquête par le BEI paraît tout indiquée, dans la mesure où effectivement le harcèlement, l’intimidation et les abus sexuels sont considérés comme causant des blessures graves.

La méfiance du public

Au départ, le processus de création du BEI a été enclenché dans le but de rétablir la confiance du public suite au meurtre de Fredy Villanueva en août 2008. Le rapport de la Protectrice du citoyen (sic) sur le sujet ainsi que la pression médiatique auraient forcé une réforme de la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes par le Parti québécois du Québec en mai 2013, instaurant par le fait même le BEI. Toutefois, un scepticisme plane autour du contexte de création du Bureau de surveillance, qui s’inscrirait davantage dans une perspective électoraliste que dans une volonté véritable de s’attaquer à un problème de fond. Selon M. Mulone, il s’agirait d’un travail de communication politique visant à assurer une justice, mais aussi beaucoup à rassurer le public, sans pour autant lui donner de réelles raisons de dissiper ses craintes. Ce dernier pourrait s’avérer déçu s’il s’attend à voir plusieurs accusations peser contre les policier-ère-s dans le cadre de leur travail, puisqu’il est plutôt rare que les enquêtes se soldent par des inculpations. Pour ne donner que cet exemple, sur quelques 226 incidents soumis à enquête par l’Unité des enquêtes spéciales en 2006 en Ontario, seules deux accusations criminelles furent portées [3]. En ce qui concerne le rétablissement de la confiance du public envers le corps policier, le Bureau ne serait qu’un pas dans la bonne direction, puisque l’impression généralisée de corruption au sein de l’institution policière ne sera pas démentie par une instance enquêtant certains incidents ciblés. La lutte contre la corruption fait plutôt déjà l’objet d’enquêtes internes.

Des pistes de solution 

Si le BEI tel que défini dans la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes ne semble pas garant du rétablissement de la confiance du public sur le travail policier, il pourrait tout de même être à la base d’un nouveau rapport entre l’institution policière et les citoyen-ne-s. De fait, le Dr Mulone s’appuie sur l’exemple du fonctionnement du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) - dirigé en vérité par une directrice - pour proposer une politique de transparence et d’information à la hauteur des attentes citoyennes. Au-delà de la nature des décisions qui sont prises par cette institution, elle fait preuve de beaucoup de transparence en rendant publics non seulement les jugements, mais également une description détaillée et justifiée des décisions qui sont prises.

Cette façon de fournir des informations brutes au public semble effectivement être une manière d’assurer plus de redevabilité et de respect pour l’intelligence et le droit à l’information des Québécois-e-s. Reste que les membres du corps policier ont tendance à être particulièrement réfractaires à la divulgation des informations et de l’identité des individus impliqués dans des incidents provoquant la mort ou des blessé-e-s graves. Si les noms des agent-e-s sont effectivement déjà rendus publics dans le cadre d’enquêtes de type déontologique sur des manquements professionnels, la transparence des enquêtes du BEI pouvant mener à des accusations criminelles semble représenter une perspective beaucoup plus inquiétante à l’interne. Toujours est-il que ce type de transparence ne fait pas actuellement partie du mandat du Bureau, comme l’exprime ouvertement sa directrice, Mme Madeleine Glauque, dans une entrevue accordée à La Presse en février dernier : « Le BEI n’expliquera pas davantage au public les conclusions de ses enquêtes […] Ce n’est pas dans notre mandat. Dans la loi, nous sommes comme un corps de police avec les mêmes obligations de confidentialité. Ce sera au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DCPCP) d’expliquer ou non les raisons qui le poussent à accuser ou ne pas accuser un policier [sic] » [4]. Il faut dire qu’effectivement, le DCPCP est entièrement maître des décisions entourant le dépôt ou non d’accusations dans le cadre de dossiers d’intervention policière ayant mené à la mort ou des blessures graves selon les normes actuelles [5].

Si déjà le BEI est loin de faire l’unanimité avant même son entrée en fonction, reste à voir si l’instance se révélera apte à rendre les comptes qui se font ardemment attendre de la part de la société civile. 

 

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