Du repli nationaliste aux appels à la solidarité : la crise des migrants divise l’Europe

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Du repli nationaliste aux appels à la solidarité : la crise des migrants divise l’Europe
Opinions
| par Miruna Craciunescu |

Qui dit crise politique dit crise morale : les valeurs de l’Union européenne

Qu’est-ce que l’Union européenne? À en croire le récit fondateur que promulguent aussi bien son site officiel que les manuels d’histoire et de géographie des lycées français (1), il s’agirait d’un espace économique, politique et culturel commun dont la construction se serait effectuée sur la base de valeurs que ses pays membres se seraient engagés à promouvoir et à partager, soit l’idéal d’une Europe « pacifique, unie et prospère (2) ».

Or, il semblerait que l’augmentation constante du nombre de migrants sur le territoire européen constatée depuis 2010 a contribué à ébranler les fondements de cette utopie politique, au point où le chef de la diplomatie française Laurent Fabius a récemment estimé que cette situation de crise mettrait en cause « le fonctionnement et la raison d’être de l’Europe (3) ». Un tel raisonnement serait-il exagéré?

En tout cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que si l’Allemagne, la France, la Pologne et la Hongrie luttent ensemble pour assurer le maintien de la paix et d’une relative prospérité économique en Europe, les méthodes par lesquelles ces différents pays s’acharnent à défendre leurs valeurs prétendument communes divergent considérablement en ce qui concerne les politiques à adopter face à l’immigration.

La crise des migrants en Europe: quelques points de repère

On entend beaucoup parler dans les médias de cette « crise des migrants » qui touche les États de l’Union européenne depuis le début des années 2010. La plupart des articles portant sur le sujet laissent souvent entendre qu’il s’agirait d’un phénomène assez nouveau qu’il convient de mettre directement en relation avec la guerre civile en Syrie. Sans être fausse, une telle manière de présenter la situation provoque toutefois l’impression qu’il s’agirait surtout pour l’Union européenne de faire face à l’afflux de réfugiés syriens depuis que l’intervention de l’organisation État islamiste a provoqué une intensification du conflit, donnant lieu à une véritable crise migratoire à partir du début de l’année 2015.

Les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) révèlent toutefois que non seulement le pourcentage de migrants d’origine syrienne n’a pas augmenté depuis 2014, mais également qu’il ne totalise que 14 % des demandes d’asile qui sont parvenues jusqu’à la Commission européenne depuis le début de l’année –à tel point qu’il convient d’affirmer que les migrants ont aujourd’hui des origines plus hétérogènes qu’au cours des années précédentes (4). Cette conclusion peut surprendre, dans la mesure où les médias tendent à mettre l’accent sur la situation des réfugiés de guerre plutôt que sur celle des migrants « ordinaires », dont les différentes origines peuvent être pour le moins inattendues. Par exemple, peu de gens ont à l’esprit que cette année, il y a eu autant de demandes d’asile venant de la Syrie que de la Serbie et du Kosovo (14 %), alors que les ressortissants de ces deux régions ne comptaient que pour 4 % des demandeurs en 2014. Les migrants africains sont, pour leur part, également représentés dans les demandes d’asile. Cependant, la diversité de leurs origines ne permet pas d’en faire un groupe ethnique comparable à celui des Syriens et des Serbes dans les statistiques de l’OCDE; songeons par exemple aux migrants de l’Érythrée, qui ne comptent que pour 4 % des demandeurs d’asile, tandis que les Somaliens ne forment que 2 % des demandes,  à l’instar des Nigériens.

Enfin, il peut être utile de rappeler que l’augmentation du nombre de migrants dans l’Union européenne n’est pas un fait récent. Depuis 2010, toujours selon les statistiques de l’OCDE, nous pouvons constater qu’il s’agit d’un phénomène graduel : les autorités ont enregistré 259 000 demandes d’asile en 2010 ; 309 000 en 2011 ; 335 000 en 2012 ; 431 000 en 2013 et 625 000 en 2014. Il est vrai, cependant, que selon Le Point, cet organisme prévoit un million de nouvelles demandes d’ici 2015 (5). Mais, si tel est le cas, il semblerait que l’on ait surestimé le nombre de migrants que compte accueillir l’Allemagne, si l’on se fie au chiffre exubérant que l’Office fédéral pour les migrations et les réfugiés allemand a annoncé au mois d’août –ce dernier prévoyant enregistrer 800 000 migrants d’ici la fin de l’année, soit l’équivalent de 1 % de sa population (6).

Est-il bien réaliste d’estimer qu’un seul pays parviendrait à accueillir 80 % des migrants de l’année 2015, même si celui-ci est réputé pour être le plus prospère de l’Union européenne?

Nationalisme et solidarité: une division Est-Ouest?

C’est vraisemblablement pour éviter une telle situation que la Commission européenne s’est proposé, grâce à un système de quotas, de répartir plus équitablement l’afflux d’immigrants à travers les 28 États de l’Union européenne. Ce système, que l’on qualifie généralement de « mécanisme des 120 000 » car il prévoit la relocalisation, sur une base obligatoire (7) à travers l’UE, de 120 000 demandeurs d’asile arrivés en Grèce, en Italie et en Hongrie, résulte d’un projet controversé qui a été formulé le 9 septembre dernier.

En dépit des discussions interminables dont elle fait l’objet, il convient de rappeler que cette initiative demeure très modeste, dans la mesure où le chiffre avancé par la Commission européenne (120 000 migrants) ne correspond pas même à un cinquième du nombre total de réfugiés qui ont pris la direction de l’Europe durant les neuf derniers mois. Malgré tout, le consensus est loin d’être établi, et ce projet continue à se heurter au refus d’États tels que la Slovaquie et la République tchèque, tandis que le chef polonais de l’opposition conservatrice du parti Droit et justice (PiS), Jaroslaw Kaczynski, rejette la responsabilité de la crise migratoire en Europe sur les efforts de solidarité prônés par la politique allemande (8).

La réaction de la Hongrie est, quant à elle, plus radicale : après avoir vu arriver sur son territoire 140 000 migrants depuis le début de l’année, cet État s’est directement opposé à la politique d’accueil de la Commission européenne en érigeant une clôture de 4 mètres de haut sur ses 179 km de frontière avec la Serbie (9), en dépit de l’indignation que cette attitude a suscitée chez certains représentants des pays de l’Ouest.

Malgré tout,  il serait trop simple de présenter cette situation comme un clivage opposant le repli nationaliste des pays de l’Est à la solidarité qui semble davantage être le fait des pays de l’Ouest de l’Europe, avec l’appui de l’Amérique du Nord. Une telle analyse des faits contribue en effet à estomper l’hétérogénéité des prises de position que l’on observe au sein d’un même pays, leur affrontement continuel donnant lieu à des réactions d’opposition assez fortes dans un camp comme dans l’autre.

Ce phénomène se constate ici même, au Québec : tandis que l’Université McGill a annoncé qu’elle triplera le nombre d’étudiants réfugiés qu’elle accueillera à compter de l’automne prochain (10) –un geste qui n’est pas sans faire écho aux positions de Thomas Mulcair et de Justin Trudeau lorsqu’ils ont accusé Stephen Harper d’invoquer des motifs de sécurité nationale pour chercher à bloquer l’arrivée de réfugiés syriens sur le territoire canadien (11) –, la création d’une division québécoise de la PÉGIDA est révélatrice d’une certaine montée de discours xénophobes, dont la popularité croissante suscite des inquiétudes, comme en a entre autres témoigné Guillaume Lavoie, un conseiller de Projet Montréal, en mars dernier (12).

« Changer ou partir » : voilà le choix auquel l’ethos nationaliste confronte aujourd’hui encore les minorités culturelles, comme l’a récemment commenté Marie-Michèle Sioui, journaliste à La Presse, résumant la posture que la division québécoise de la PÉGIDA a adoptée à l’égard des communautés musulmanes (13). Serait-ce pour se donner le beau rôle que les représentants des pays occidentaux tendent à expliquer l’absence de consensus dont ces politiques font l’objet par un repli nationaliste de l’Europe de l’Est, dont l’identité chrétienne serait « menacée » par l’afflux de tous ces immigrants musulmans (14) ?

Sans doute devrait-on plutôt de relier ce phénomène à ce que Michel Foucher, diplomate et essayiste français, appelle « l’obsession des frontières » dans un ouvrage éponyme. Il y rappelle que « plus de 28 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées depuis 1991 », tandis que « 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation (15) ». Tout porte à croire que nous sommes encore loin de cette « fin de l’Histoire » qui devait constituer la phase ultime de la mondialisation et que, loin d’évoluer vers la création d’un gouvernement mondial, comme le craignent certains groupes, il semblerait que nous assistions plutôt à la résurgence de l’État-nation à l’échelle internationale.

Une piste de réflexion pour l'avenir: la position de Zizek

Il conviendra, pour finir, de se reporter à un récent article intitulé « La non-existence de la Norvège » dans lequel le philosophe slovène Slavoj Zizek résume bien la situation selon une perspective d’autant plus intéressante qu’elle contraste fortement avec la manière dont cette « crise des migrants » tend à être traitée à la fois par les politiciens et par les médias (16).

Selon Zizek, les prises de position européennes sur la question des migrants sont essentiellement divisées en deux groupes : d’une part, celui des libéraux de gauche, dont la logique « pro-solidarité » semble appeler à une disparition des frontières, d’autre part, celui des « populistes anti-migrants »,  qui privilégient une politique isolationniste visant à préserver leur mode de vie. Comme nous l’avons vu, les médias semblent avoir fait de la chancelière allemande Angela Merkel et du premier ministre hongrois Viktor Orbán les chefs de file de ces deux mouvements, contribuant de ce fait à créer une division « Est-Ouest » dans l’opinion publique. Or, l’auteur ne manque pas de souligner l’hypocrisie de ces deux types de discours, dans la mesure où l’un comme l’autre s’appuient sur l’idée utopique selon laquelle les sociétés d’Afrique et du Moyen-Orient parviendront éventuellement à régler leurs problèmes par elles-mêmes. En vérité, cependant, les crises politiques, économiques et sociales qui divisent ces sociétés sont directement liées à l’ingérence militaire des pays occidentaux au sein d’États « déchus » tels que la Syrie, l’Iraq, la Somalie et la République démocratique du Congo. Il est difficile de nier qu’une telle politique a effectivement eu pour effet de saper l’autorité des gouvernements en question.

« Cette désintégration du pouvoir de l’État n’est pas un phénomène local. Elle s’explique par les politiques internationales et par le système économique mondial et même, dans certains cas –comme pour la Libye et l’Irak–, il s’agit d’une conséquence directe de l’intervention occidentale », écrit Zizek, rappelant également que la source du problème remonte beaucoup plus loin, soit à la dissolution des empires coloniaux. S’il est vrai que l’intervention militaire américaine en Iraq a créé les conditions nécessaires à la montée de l’organisation État islamique (ce qui en fait un problème « récent »), plusieurs pays du Moyen-Orient tentent encore de surmonter les problèmes dûs au traçage des frontières par la France et l’Angleterre au terme de la Première Guerre mondiale.

Dans un tel contexte, ne conviendrait-il pas plutôt de remonter à la source du problème en interrogeant les politiques impérialistes des pays occidentaux, plutôt que de concentrer l’attention du public sur le nombre de migrants que tels ou tels États se disent prêts à accueillir pour manifester leur « solidarité » à l’égard des réfugiés provenant de ces pays « défaillants »? Peut-on véritablement espérer, comme le suppose implicitement la position des libéraux de gauche, que le déplacement massif de ces populations contribuera à stabiliser la situation de crise qui perdure non seulement en Syrie mais également au sein d’une multitude d’États, dont les conflits revêtent visiblement une importance inférieure à celle de la menace posée par la montée du groupe État islamique aux yeux de l’Occident? À bien y réfléchir, cette position ne semble pas plus soutenable que celle des « populistes » de l’Est qui adoptent une politique hostile à l’immigration.

C’est pourquoi, sans aller jusqu’à supposer que les déplacements de population sont problématiques en soi (ce qui reviendrait à adopter à cet égard le slogan nationaliste : « À chaque peuple son pays »), il est urgent d’aborder le problème des migrations politiques et économiques autrement qu’en vue de trouver un compromis visant à minimiser l’impact négatif qui pourrait être causé par l’intégration de ces réfugiés au sein de sociétés prospères. Il est également de plus en plus crucial d’aborder cette crise selon une perspective visant à découvrir des solutions à long terme. Comment pouvons-nous contribuer à faire disparaître les conditions qui poussent ces populations vers l’exil? Risque-t-on d’exacerber ces crises en cherchant à les résoudre, comme en témoigne l’exemple des interventions militaires occidentales au Moyen-Orient?

Ce sont des questions qu’il faut continuer à se poser bien que, selon toute probabilité, elles ne contribueront malheureusement ni à diminuer la peur de l’Autre dans un futur immédiat ni à mieux comprendre la résurgence du racisme au Québec, alors que le Canada –même selon les scénarios optimistes de Trudeau et de Mulcair– ne se propose d’accueillir qu’une quantité infime de migrants. Comme quoi, quoique l’on fasse, toute interrogation portant sur un objet extérieur finit toujours par nous confronter à la nécessité de réfléchir sur nous-mêmes et de continuer à questionner les dynamiques qui gouvernent nos propres sociétés.

 

L’opinion exprimée dans le cadre de cette publication, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.

(1) Je songe ici en particulier à la section portant sur « L’Europe de 1945 à nos jours » dans les sections L (littéraire) et ES (économique) en Première et en Terminale, en vue de préparer l’examen du baccalauréat. À ce sujet, l’on peut consulter par exemple : http://www.touteleurope.eu/actualite/baccalaureat-la-construction-europeenne-est-un-aspect-important-du-programme-pour-les-eleves-d.html (accédé le 3 octobre 2015).

(2) Voir le site officiel de l’Union Européenne, onglet « Histoire » : http://europa.eu/about-eu/eu-history/index_fr.htm (accédé le 3 octobre 2015).

(3) Source : Le Point, 22 septembre 2015, « Laurent Fabius : la crise des réfugiés met en cause la « raison d’être de l’Europe » : http://www.lepoint.fr/politique/laurent-fabius-la-crise-des-refugies-met-en-cause-la-raison-d-etre-de-l-europe-22-09-2015-1966891_20.php (accédé le 3 octobre 2015).

(4) OECD, Migration policy debates, nº7, septembre 2015, « Is this humanitarian migration crisis different? », http://www.oecd.org/migration/Is-this-refugee-crisis-different.pdf (accédé le 9 octobre 2015), p. 6.

(5) Le Point, 22 septembre 2015, « Migrants : une crise humanitaire « sans précédents » selon l’OCDE », Mathieu Lehot, http://www.lepoint.fr/monde/migrants-une-crise-humanitaire-sans-precedent-selon-l-ocde-22-09-2015-1966915_24.php, accédé le 11 octobre 2015.

(6) OECD, ibid, p. 4.

(7) Le Monde, 22 septembre 2015, « L’Union Européenne pressée de trouver un accord sur la crise des migrants », Cécile Ducourtieux, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/l-union-europeenne-encore-a-la-recherche-d-un-accord-sur-l-accueil-des-refugies_4766739_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).

(8) Le Monde, 22 septembre 2015, « La crise des réfugiés déchire la Pologne », http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/22/la-crise-des-refugies-dechire-la-pologne_4766645_3214.html (accédé le 11 octobre 2015).

(9) Le Figaro, 31 août 2015, « L’Europe sommée d’agir sur la crise des migrants » : http://www.lefigaro.fr/international/2015/08/30/01003-20150830ARTFIG00164-l-europe-sommee-d-agir-sur-la-crise-des-migrants.php (accédé le 9 octobre 2015).

(10) McGill Reporter, 25 septembre 2015, « McGill to increase refugee-student placements », http://publications.mcgill.ca/reporter/2015/09/mcgill-to-increase-refugee-student-placements/ (accédé le 9 octobre 2015).

(11) CBC news, « Stephen Harper denies PMO staff vetted Syrian refugee files », Louise Elliott, 8 octobre 2015, http://www.cbc.ca/news/politics/canada-election-2015-refugee-processing-pmo-1.3262423 (accédé le 9 octobre 2015).

(12) TVA Nouvelles, « Les Montréalais invités à tourner le dos à Pégida Québec », Améli Pineda, agence QMI, 6 mars 2015, http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/regional/montreal/archives/2015/03/20150306-153434.html (accédé le 9 octobre 2015).

(13) Dans le numéro du 20 septembre 2015 du journal La Presse, Marie Michèle Sioui explique que la division québécoise de PÉGIDA (l’acronyme allemand de « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ») a été créée par Jean-François Asgard, un Québécois qui estime que les musulmans qui habitent la province doivent « changer ou partir » (http://www.lapresse.ca/actualites/elections-federales/201509/20/01-4902188-une-candidate-du-bloc-appuie-pegida-quebec-par-erreur.php, accédé le 21/09/2015). Cette expression constitue le point de départ de l’appel à communications du 8e colloque estudiantin organisé par le Département de langue et de littérature françaises de l’Université McGill intitulé : « Changer ou partir : poétique de l’exil » (28 et 29 janvier 2016).

(14) Le Figaro, 3 septembre 2015, « Migrants : l’identité chrétienne menacée selon Viktor Orban », http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/09/03/97001-20150903FILWWW00260-migrants-l-identite-chretienne-menacee-selon-viktor-orban.php, accédé le 11 octobre 2015.

(15) Grenoble, École de Management, CLES : comprendre Les Enjeux Stratégiques, 26 février 2015, « Vers un grand retour des frontières ? », http://notes-geopolitiques.com/vers-un-grand-retour-des-frontieres/ (accédé le 11 octobre 2015). Voir également L’obsession des frontières par Michel Foucher, Perrin, coll. Tempus, 219 p.

(16) « The Non-Existence of Norway », The London Review of Books, Slavoj Zizek, 9 septembre 2015, http://www.lrb.co.uk/2015/09/09/slavoj-zizek/the-non-existence-of-norway (accédé le 3 novembre 2015).

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