Le Cercle du ventre mou

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Le Cercle du ventre mou
Opinions
| par Jules Pector-Lallemand |

Et autres petits travers du workout

Alors que février nous offre son vent le plus froid, les neiges de janvier semblent déjà loin derrière nous. Un peu plus d’un mois après l'arrivée du nouvel an, les fameuses résolutions tardent toujours à se concrétiser. Qui ne s’est jamais dit, même dans ses pensées les plus confidentielles : « Cette année, je m’inscris au gym »? Plus d’exercices pour une meilleure santé... et aussi, secrètement, pour aller chercher ces fameux abdos/cuisses/fesses/biceps qui vous rendront irrésistible. Voilà une résolution des plus alléchantes!

Du moins, c’est ce que beaucoup semblent se dire. Vous aurez constaté comme moi que les centres d’entraînement, où se côtoient haltères et miroirs dans une ambiance dynamique,  se sont multipliés au cours des dernières années, tout comme leur nombre d’adeptes. En effet, en 2014, au Canada, on comptait 323 centres de conditionnement physique de plus qu’en 2013[i], portant à 6 125 le total canadien, sur lequel on compte 1353 au Québec[ii]. Fait intéressant : contrairement à un sport où l’on fait un effort physique dans le but de remporter un match, seul ou en équipe, le workout, ou fitness, a comme seule finalité de sculpter son corps.

Alors qu’en 2015 deux chercheurs suédois publiaient l’essai Le syndrome du bien-être dans lequel ils dénonçaient la « tyrannie » des modes de vies dits « sains »[iii], j’ai tenté de retracer l’origine psycho-sociale de la popularité actuelle du workout.

Mon hypothèse est que le désir de (re)prendre sa forme physique en main cache des désirs profonds auxquels l’abonnement au gym est une réponse bien illusoire.

Le cercle vicieux du ventre mou

Il y aurait d’abord un désir qui trouverait son origine dans notre corps : le désir de vivre plus sainement. On ne prend pas toujours le temps de bien manger, on a rarement le temps de se dépenser physiquement. Et on le ressent, car le résultat, lui, ne se fait pas attendre : gain de poids,  perte d’énergie, sentiment de faiblesse.

Or, un paradoxe m’apparaît évident lorsqu'un∙e ami∙e m’annonce qu’elle ou il s’inscrit à un gym. C'est ce que j’ai intitulé le Cercle du ventre mou et que le bédéiste Alex Lévesque a aimablement illustré pour moi.  

Ce paradoxe pourrait se résumer ainsi : une personne ayant un mode de vie urbain et très productif (1) a peu de temps pour elle (2). Elle ne peut prendre le temps de cuisiner, de bouger, de dormir, bref, de bien vivre (3). La conséquence de ce mode de vie se matérialise, entre autres, dans un amas de lipides au niveau de l’estomac, couramment appelé une bedaine (4). Le « ventre mou » est apparu. Pour le contrer, la solution est au coin de la rue : un gym! Cependant, le formidable rabais sur les deux premiers mois prend déjà fin et, même si les progrès se font sentir, on est encore loin du corps de rêve. Ne reste plus qu’à continuer de payer un abonnement quelque peu dispendieux (5) sans quoi l’on risque de reprendre les kilos durement perdus. Pour le payer, il faut évidemment avoir l’argent, donc continuer de bosser fort, de faire du cash (1). La boucle est bouclée, nous voilà pris dans le « Cercle du ventre mou ».

Le cœur de ce mal-être, c’est pourtant notre mode de vie : toujours travailler plus et être plus productif ou productive au détriment de notre bien-être. En ce sens, l’abonnement à la salle d’entraînement apparaît comme un expédient; une solution qui ne met pas le doigt sur l’insatisfaction vécue, mais plutôt qui nous en détourne.

Être unique, comme tout le monde

Mais la volonté de façonner son corps est, selon moi, mû par une autre aspiration plus subtile et plus profonde puisque de nature existentielle; c’est l’ambition d’avoir le plein contrôle sur sa vie. Se discipliner au quotidien, par des régimes alimentaires et l’entraînement, c’est se donner le corps que l’on s’est créé nous-même, c’est être l'unique artisan·e de son apparence, mais surtout de son quotidien. Un quotidien dans lequel on se laisse parfois emporter plus qu’on ne le souhaiterait et dans lequel on pose une multitude de gestes qui, au final, définissent qui l’on est. Apparaît alors un décalage entre celle ou celui qu’on voudrait être et celle ou celui que l’on devient. L’idée derrière la remise en forme, c’est bien souvent la « prise en main », la discipline. Une discipline qui nous permet de régler au quart de tour un quotidien qui nous échappe. Par l’entraînement, on pense donc accéder à l’autonomie de se choisir : « Je vais avoir l’apparence que je désire, le mode de vie que j’ai choisi », se dit-on.

Toutefois, ce désir existentiel de contrôle absolu sur sa vie se bute inévitablement à un mur.

Le philosophe Michel Eltchaninoff, dans le dernier numéro de Philosophie Magazine[iv] (Décembre 2016-Janvier 2017, N°105) s’exprimait sur l’idée d’être « l’auteur·e de sa vie » : « On n'est jamais certain[·e] que les lecteurs [et lectrices] lisent le même livre que celui qu’on imagine pour soi-même », écrivait-il. Tout comme on peut interpréter un roman d’une manière opposée au sens que l’auteur∙e voulait lui donner, l’Autre peut librement interpréter mes actions. Je pourrais ainsi réformer de fond en comble mon quotidien pour devenir un « être en santé », mais mes ami∙e∙s pourraient considérer ma nouvelle discipline de vie comme obsessive, allant trop loin et étant néfaste pour moi.  Malgré mes efforts pour être une « personne saine », je deviendrais tout le contraire! Ainsi, nos existences et nos identités comportent une part d’incontrôlable. Le nier ne peut que nous mener à des échecs.

Mais il y a plus. En voulant se discipliner de la sorte, on veut obtenir la liberté de choisir ses singularités, de se créer un soi-même unique. Il y a toutefois une contradiction à chercher l’unicité dans une mode. On ne peut le nier : s’entraîner, c’est tenter de correspondre à des standards physiques. On cherche alors la liberté dans l’asservissement à une norme. L’unicité dans… les mêmes comportements que tout le monde! Déjà à la fin des années 1950, Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne[v], nous prévient que tenter de copier un modèle préétabli ne peut qu’être une expérience insatisfaisante, justement à cause de cette part  d’imprévisibilité dans nos existences qui fait en sorte que nos actions n’atteignent jamais précisément leur but.

Acheter ma vie

Plus largement, l’explosion en popularité des clubs d’entraînement est également un élément révélateur d’une transformation de l’économie mondiale. Les classes moyennes, qui possèdent déjà énormément de biens, sont de moins en moins intéressées par des produits matériels. Dans l’un de ses plus récents ouvrages, le philosophe Slavoj Žižeck[vi] explique que pour continuer à vendre, des grandes entreprises ont développé la marchandisation directe de notre expérience. Cela signifie que la consommatrice ou le consommateur achète moins d’objets et plus d’activités, d’expériences. Comme notre identité se construit entre autres par les actes que l’on pose, on achète ainsi une identité. « J’achète ma forme physique en fréquentant des clubs de sport; j’achète mon éveil spirituel en m’inscrivant à des cours de méditation transcendantale; j’achète une expérience satisfaisante de moi-même comme personne écologiquement consciente et ne consommant que des fruits biologiques, etc. », explicite Žižeck. Marchandiser son existence, voilà un moyen qui me semble bien peu efficace pour répondre à un désir d’autonomie!

Pousse, pousse, pousse de la fonte…

Comme dans une chanson populaire de Jonathan Painchaud, il y a des raisons inconnues des autres (et parfois même de nous-même) qui nous amènent à « pousser de la fonte ». L’idée derrière cette petite réflexion n’est pas de dénoncer toute forme d’activité physique, bien au contraire. C’est plutôt d’émettre des réserves quant à nos motivations afin de s’éviter une déception, que ce soit dans la quête d’une vie plus « saine », d’unicité ou de prise en main.

 

 

 

[i]Canadian Buisness, « Charting the rise of discount gyms in Canada », 2015. http://www.canadianbusiness.com/innovation/the-rise-of-discount-gyms-in-...

[ii]Gouvernement du Canada,  « Centres de sports récréatifs et de conditionnement physique », 2016. https://www.ic.gc.ca/app/scr/sbms/sbb/cis/etablissements.html?code=71394...

[iii]Sur ce sujet, lire l’entrevue des deux auteurs dans La Presse (2016) : http://plus.lapresse.ca/screens/5fb16104-c939-4061-b25b-0132190ff864%7C_...

[iv]Michel Eltchaninoff, Philosophie Magazine, Décembre 2016-janvier 2017, No 105.

[v]Hanna Arendt, Condition de l'homme moderne, « Chapitre 5 : L'action », 1958.

[vi] Slavoj Žižeck, La nouvelle lutte des classes : Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard : Paris, 2016.

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