C'était au temps des bonhommes véreux

Économie
C'était au temps des bonhommes véreux
Opinions
| par Raphaël Desjardins-Perron |

Zone de malaise transcontinental, hollandais volant du transit financier, les paradis fiscaux lèvent le voile sur leur cargaison et nous permettent aujourd’hui de mieux comprendre le rôle fantomatique qu’ils jouent au sein de l’économie mondiale.

En avril 2014 je revenais en voiture  d’une soirée chez des amis à Saint-Mathieu-du-Parc, une petite ville en Mauricie, et j’entendais à la radio le perpétuel défilé des mauvaises nouvelles annonçant certaines révélations faites sur les paradis fiscaux (1) aux Îles Caïmans. L’annonciateur radio bousculait insensiblement les chiffres comme une vieille serveuse jase de son menu. Rapidement la voix termine son morbide discours et enchaine avec candeur sur l’excitante victoire des Canadiens de Montréal le soir même…

En allant consulter le Devoir de cette semaine je découvrais qu’un billet paru le 5 avril dernier titrait: «Plein feu sur l’évasion fiscale». L’article racontait que les derniers mois avaient été remarquablement ponctués des différentes révélations faites dans les journaux sur les pratiques agressives des entreprises pour éviter le fardeau fiscal. Il  mentionnait qu’une quarantaine de médias internationaux affiliés à l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) commençaient à divulguer le contenu d’environ 2,5 millions de courriels d’informations sur 122 000 sociétés « offshore ». Ces données étaient convenues comme grandement plus importantes que celles transmises par Wikileaks en 2010. Les chiffres révélés par les journaux, quantifiant les montants de l’évasion fiscale, montraient que s’étaient développées une méfiance et une désobligeance vertigineuses envers l’État et envers le bien public.

Ces révélations survenaient alors que l’ICIJ avait mis la main sur un disque dur contenant de prometteuses révélations et une liste d’environ 100 000 personnes de tous horizons, dont près de 450 Canadiens parmi lesquels une cinquantaine de québécois, qui seraient mêlés à de la fraude fiscale (2). En effet, on serait en mesure d’identifier plusieurs des administrateurs et actionnaires de sociétés établies dans les îles Vierges britanniques, aux Caïmans, aux îles Cook, à la Barbade, au Lichtenstein, aux Samoa et à Singapour. Afin d’analyser ces documents grandement convoités par le gouvernement canadien, plusieurs journaux (CBC/Radio-Canada, Le Monde, The Guardian, la BBC et The Washington Post) travaillent ensemble (3). Depuis, l’information est diffusée petit à petit, prudemment quand même, car tous les détenteurs d’intérêts de paradis fiscaux ne font pas l’affaire de procédures illégales. Les réactions hétéroclites à travers le monde ne sont donc pas surprenantes. La Commission européenne a entre autre bénéficié de ce moment pour pencher plusieurs de ses membres sur la question.  Question qui coûte quelque 1000 milliards d’euros par an à l’Europe. Il n’y a plus de raison, selon l’organisation de lutte contre la corruption Global Witness, de ne pas agir, surtout pour le G8 qui était resté prudent sur le sujet (4). Avec la crise financière de 2008 qui s’est ensuite transformée en endettement public, les pays du G20 avaient promis de s’attaquer à la fuite fiscale. Les démarches et les sanctions appliquées dans leur lutte contre l’évasion fiscale avaient tout de même permis de rapatrier 20 milliards de dollars aux pays bénéficiaires.

Les fleurs reçues, voici le pot : Les éléments d’actifs financier détenus dans les paradis fiscaux, excluant les possessions matérielles, placés selon des pratiques légales consistant à délocaliser les profits vers les juridictions fiscales, sont évalués à 32 000 milliards selon la Tax Justice Network (5). De plus, les noms des grands possesseurs et bénéficiaires de ces actifs financiers – pourtant connus – sont dissimulés par l’intermédiaire de fiducies et de montages. Les experts ont même réussi à rassembler environs 400 techniques d’«évitement» permettant aux multinationales de ne verser que 5% de leurs bénéfices au fisc.

«Plus de 1300 milliards de dollars en bénéfices échapperaient ainsi au fisc américain, plus de 1000 milliards d’euros à celui de l’Union européenne. Aux États-Unis, qui n’imposent que les profits des multinationales rapatriés au pays, 1700 milliards seraient détenus offshore par les Cisco, Apple, Microsoft, Google et autres transnationales américaines.» (6)

Souveraineté complaisante

Trente-deux mille milliard de dollars en actifs et flux financiers venaient de connaitre leur premier contact avec le monde extérieur. Le «Saint-Empire-Offshore» subissait ses premières invasions barbares alors qu’il avait toujours tenu ses ennemis étatiques aux limites de son territoire privé. Pourtant, les paradis fiscaux ne sont pas méconnus des États de droit traditionnels comme le Canada. Bien au contraire, ils sont plus souvent alliés puisque ce sont aujourd’hui les investisseurs et les compagnies qui dictent l’économie de marché dont sont dépendants les États. Alors si la moitié du flux financier mondial transite par les paradis fiscaux, c’est peu dire que ces derniers inspirent souveraineté et joug économique. C’est ce qui rend la situation délicate pour un gouvernement, puisque celui-ci ne souhaite pas perdre ses investisseurs. Survient alors le vieux réflex : on puise chez les contribuables. Est-ce si étonnant de voir que dès qu’il y a mauvaise gestion gouvernementale, le cynisme foisonne comme la malaria? À ce titre, ce serait 155 milliards de dollars canadiens qui seraient «offshorisés», selon la Tax Justice Network (7).

Alain Deneault, professeur de science politique à l’Université de Montréal, a beaucoup traité du Canada comme étant l’une des grandes filières des paradis fiscaux. Il soutient que le pays a historiquement permis aux entreprises, aux banques et compagnies d’assurance de se soustraire aux règles qui prévalent en démocratie en contournant toutes sortes de lois et de contraintes, même environnementales (8). Les recherches qu’il a faites sur les pratiques des sociétés minières propulsées par des banquiers et juristes canadiens en Afrique sont un bon exemple de la finalité des activités financières liées aux paradis fiscaux. Que ce soit en Afrique au Congo ou ici-même au Canada, les minières ont aisément accès aux ressources et utilisent les services publics, qui leur offrent des routes d’acheminement, du personnel formé ainsi que des soins de santé (9). Et les revenus escomptés par l’État, tout aussi légitimes soient-ils, disparaissent. En fait, c’est de l’argent qui meurt puis qui va au paradis, pour ensuite renaitre dans l’œuf de la banque centrale. Plus simplement, un investisseur qui arrive à Montréal a accès à un système de protection sociale, à un système de droit, à une main d’œuvre soignée par le système de santé et formée par le système d’éducation, etc. Le fisc existe pour lui rappeler que s’il peut faire bonne affaire, c’est à l’État qu’il en est redevable. Or, si le bien nanti garnit sa bourse et la blanchit d’impôts à la Barbade, laissons deviner sur quelle facture tombe la salière.

En fait, si on se demande pourquoi la classe moyenne est surtaxée, pourquoi l’éducation est dispendieuse et pourquoi les services publics sont en si mauvais état, une partie de la réponse repose sur une carence dans la gestion juridique entre gouvernement et fiscalité des entreprises. Protégée par le précepte de la propriété privée et du droit de chacun à se réaliser, l’idée d’avoir la moitié du stock financier mondial protégé dans un espace hors-juridictionlaisse notre époque acclimatée au Libéralisme dans un malaise perpétuel; elle a enfanté son problème.

Et son problème est clair : la logique de son développement industriel et financier, qui avait pour but de rendre l’économie prospère, tenait un ennemi de taille en gestation. Aujourd’hui, les économies privées qui évoluent offshore, (multinationales et cie.), possèdent une souveraineté intouchable pour les instances publiques et pour les organisations internationales. En effet, ces économies privées (car c’est comme cela qu’il faut les appeler) jouissent non seulement d’une liberté d’action insoumise au cadre juridique, mais sont surtout libres d’agir à l’intérieur de ce même cadre juridique. Elles peuvent donc aisément faire affaire avec des pays corrompus du sud pour dénicher main-d’œuvre et ressources. Avec la complicité des trafiquants d’armes et de narcotiques, elles arrivent à faire transiter du diamant camerounais par Tel-Aviv : elles ne sont imputables à personnes. En fin de compte, elles peuvent défier les institutions de droit que la société occidentale a mis des siècles à mettre en place.

À la place de Dieu; du jus d’orange

Nous devons l’admettre, des individus pour lesquels nous n’avons pas voté, qui ne sont pas encadrés par les prérogatives de la constitution, qui sont libres d’action et dont les activités sont tenues pratiquement muettes, possèdent une autonomie d’action sur le monde économique, politique et social.

Cette idée nous est familière puisque les manœuvres des multinationales en ce qui  a trait à l’écoulement de ses stocks, est beaucoup mieux comprise aujourd’hui. Il n’y a qu’à regarder ce qui meuble notre quotidien : leur offre se concentre simplement dans la création de besoins pour ensuite en vêler la demande. Une simple étude marketing permet à une compagnie de savoir ce que les gens consomment pour être plus indépendants, plus mobiles, pour ressentir plus de sensations, pour vivre des expériences, améliorer leur qualité de vie et pour conserver jeunesse et santé. Et c’est justement l’activité-reine en Occident, la consommation. Le sociologue Gilles Lipovetsky, en parlant d’hyperconsommation, avançait même le propos que la curiosité étant devenue une passion de masse, l’ultime but des individus serait de créer leur propre cadre de vie agréable et esthétique qui leur ressemble; d’acheter une identité (10). Si on conçoit aujourd’hui que l’activité identitaire la plus stimulante est de se confirmer à soi-même par ce que l’on possède et par ce que l’on fait, de se distinguer à première vue, de particulariser notre mode de vie, de coordonner mentalité et environnement, on voit mieux où joue la consommation. On n'a qu’à constater la «pluri-diversité-incalculable» des marques relatives au même produit : Minute Maid, Andros, Everfresh, Flavür, Oasis, Tropicana, Tropicana Pure, Tropicana Pure Premium… Au final on achète tous une canne de jus d’orange. Si l’objectif ici est de personnaliser la consommation et de donner l’impression d’une liberté de choisir, on attend juste le jour où il y aura assez de marques et de produits spéciaux pour chaque personne sur Terre. Pour qu’il y ait un jus d’orange pour chaque personnalité; pour satisfaire la soif d’être de chacun.

Voilà qui confère à la consommation une autorité toute particulière. En effet, puisque si la consommation se charge en partie d’une création identitaire, on n’a qu’à penser à la puissance de l’acteur qui se tient derrière la production de cette consommation. C’est lui qui détient un réel pouvoir coercitif sur les habitudes de vie de monsieur-madame-tout-le-monde, et rappelons-le, sans que personne n’ait consciemment souhaité sa présence.

Ici il n’est plus question de chiffres. Le pouvoir que détiennent ces sociétés offshores, vraisemblablement plus subtil, localisé et efficient que le pouvoir public, est incontrôlable et sans close spéciale. Il agit inopinément d’on ne sait où, à l’image d’une Providence moderne. Par exemple, en faisant jaillir une nouvelle espèce de jus d’orange. Et ce ne sont pas les gouvernements qui ramènent la balance du pouvoir à l’équité, et je terminerai là-dessus. Au contraire, un gouvernement comme celui du Québec, afin d’attirer les investisseurs qui fuient comme la peste les hauts taux d’imposition, s’avisera bien par exemple de réduire les siens dans certains secteurs d’exploitation pour concurrencer avec les paradis fiscaux (11). En diminuant le taux d’imposition oui, mais en offrant une panoplie d’autres avantages juridiques et ce, sans parler d’enveloppes brunes.

La confiance aveugle en un système à travers lequel on regardait défiler les aléas du marché libre a pris par surprise le système lui-même. C’est l’individu qui confère à la propriété privée une puissance vis-à-vis ses semblables, et elle est quasi divine aujourd’hui. Or, conférer une puissance à un sujet, c’est lui donner par le fait même de l’autorité. Pourtant, la propriété est neutre, amorale, inactive et inconsciente. Comment peut-on espérer un retour salvateur de sa part? Cette question se pose en effet, mais si nous devions vraiment cerner la problématique, on pourrait se demander : comment devrait-on repenser l’économie, que ce soit au niveau national ou international, lorsqu’on sait qu’elle subit une saignée historique? Cela demanderait une collaboration entre gouvernements, organismes internationaux, juristes et intérêts privés. Imaginons la pagaille… Il semble bien qu’on ait toujours foi en le vertueux jugement d’Homo sapiens, le primate qui boit du Oasis.  

[1]  Société exempte d'impôt et non-résidente
[2]  Desjardins, F. « Dans l’ombre des Paradis fiscaux», Le Devoir, 22 février 2014, http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/400873/dans-l-om...
[3, 4, 5, 6] Bourgault-Côté, G. 2013. «Plein feu sur l’évasion fiscal», Le Devoir, 5 avril 2013, http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/374980/...
[7]  Deneault, A. «Paradis fiscaux et souveraineté criminelle», Publication universitaire (youtube), 14 février 2012,
[8]  Desjardins, F. « Dans l’ombre des Paradis fiscaux», Le Devoir, 22 février 2014, http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/400873/dans-l-om...
[9]  Deneault, A. 2008. Noir Canada, Les Édition Écosociété, Montréal, 324 pages.
[10] Lipovetsky, G. 2006. Le bonheur paradoxal, Gallimard, Paris, Folio Essais,  496 pages.
[11] Deneault, A. «Paradis fiscaux et souveraineté criminelle», Publication universitaire (youtube), 14 février 2012, Titre de l’article inspiré du livre de Serge Bouchard : C’était au temps des Mammouths laineux.

 

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