Ce que les prochaines élections tunisiennes ne seront pas

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Ce que les prochaines élections tunisiennes ne seront pas
Opinions
| par Daniel Stern |

Dans les prochains mois, la population tunisienne sera, si Dieu le veut, appelée aux urnes. En effet, le 26 octobre et le 23 novembre 2014 se tiendront respectivement les élections législatives et présidentielle.  Dans ce pays qui fut l'étincelle en janvier 2011 d'un mouvement que l'on nommera « les révolutions arabes », ces élections – après l'adoption d'une nouvelle constitution – pourraient être le signe d'un nouvel espoir. Or, il n'en est rien. Ce billet se base sur les discussions menées par l'auteur lors d'un séjour en Tunisie en juillet et août dernier et ne prétend pas être plus qu'une entrée en la matière quant aux législatives d'octobre.

Dans les marches de notre résidence universitaire, un camarade venu en Tunisie en 2011 peu après le renversement du « régime », me raconte sa surprise de retour au pays. Quelques mois après le départ de Ben Ali, les gens baignaient dans une forme d'optimisme collectif. À ses dires, les gens à qui il s'adressait lui faisaient part de ce qu'il y avait à faire, d'un pays à bâtir, de la liberté recouvrée : on sentait l'ouverture du champ des possibles. Au contraire, aujourd'hui, le ton est surtout à la déception et au pessimisme. Si plusieurs confirment les apports de la « révolution », notamment quant aux libertés individuelles et en particulier pour les libertés d'expression, beaucoup déplorent tout autant le dépérissement général des conditions matérielles de vie.

Centrales aux manifestations populaires, les revendications liées au coût de la vie sont aujourd'hui loin d'être atteintes – on dénonce le chômage des jeunes, les salaires de misère, l’inflation, l’exil du tourisme vers le Maroc. On me dit que la situation était pire aux premières années postrévolutionnaires, qu'avec la stabilité et la sécurité reviennent progressivement les touristes et les investissements. Puis, j'entends souvent que dans toute l'histoire humaine, les révolutions ont toujours pris du temps avant de faire sentir leurs bénéfices. Mais quand je demande si les prochaines élections vont aider, si ça va changer quelque chose, tout de suite la réponse est « Non.» Dans les épiceries, des kiosques installés à la sortie offrent la possibilité de s'inscrire sur les listes électorales – l'inscription est nécessaire pour pouvoir voter. La campagne pré-électorale a déjà commencé, on colle sur les murs les premières affiches partisanes et on multiplie les manifestations. Malgré la grande quantité de partis en lice pour la constituante, les législatives ont déjà les airs d'une course tripartite et les débats portent rapidement le poids de la problématique du vote stratégique dont on connait bien les affres au Québec. Malgré que les élections tunisiennes fonctionnent sur une base proportionnelle, plusieurs ami-e-s progressistes suggèrent de voter pour le moindre mal afin de contrer Ehnahda. Le débat ne débouche pas : choisir Nidaa Tounes pour éviter Ehnahda, c'est tomber sur Scylla pour éviter Charybde.

D'un côté, Ehnahda connu dans la presse internationale pour son discours à référents islamiques, vilipendé par les libéraux comme un parti conservateur, opposé aux libertés individuelles et menaçant la laïcité de l'état. Son chef, Rached Ghannouchi, serait proche des Frères Musulmans. Parti sortant, son  bilan est généralement négatif : on lui impute multiples incapacités de gestion économique ainsi que d’avoir pigé dans la caisse étatique, soit pour se rembourser les années de prison de ses membres, soit parce que c'était son tour. De l'autre côté, Nidaa Tounes, qui pourrait être considéré comme de centre-droit, se réunit autour du personnage de Béji Caïd Essebsi. Ce vieillard charismatique de 87 ans tire une grande partie de sa renommée de ses années de travail aux côtés de Bourguiba (1). La critique rejoint toutefois rapidement cette formation dont on raconte que l'équipe serait en grand partie composée d'anciens membres du régime Ben Ali. Autre assertion, Essebsi serait le poulin de la France dont la mainmise sur son ancienne colonie ne peut se conjuguer avec un désir populaire d'autonomie. Un slogan de manifestation clame « la Tunisie tunisienne, pas française, pas américaine, pas qatari ». Or, alors que Nidaa Tounes fait de la lutte contre le terrorisme et la sécurité un de ses chevaux de bataille, on voit ressurgir un schéma caractéristique des dictatures arabes des dernières années : le despote « rempart contre la montée islamiste ». Enfin, une troisième voie tente de percer le dilemme autour d'un parti de coalition regroupant la grande gauche sous l'étendard d'al-Joumhouri. Les pronostics lui accordent par contre de faibles résultats. Une amie affirme qu'elle défendra ses convictions politiques d'extrême-gauche lors des législatives, mais qu'aux présidentielles, selon les résultats d'Ehnahda, elle votera pour Nidaa Tounes (2). La résignation plane; plusieurs affirment que de toute façon c'est encore Ehnahda qui va l'emporter. C'est une machine électorale bien rodée : Ehnahda était le seul parti à avoir un programme électoral et sait très bien comment faire sortir son vote.

Cette impression d'inéluctabilité est probablement un des multiples facteurs entourant le faible engouement pour les élections. Sur le ton de la blague, un ami tunisien nous apprend que la période d'inscription a encore été prolongée en raison du trop faible taux d'inscription. Cela ne rime pourtant pas avec une faible politisation. En effet, les tunisiennes et les tunisiens que j'ai rencontrés-e-s étaient fortement politisé-e-s au sens où le politique et l'avenir de leur pays leur importaient : ils et elles étaient intéressé-e-s par ce qui se passait. Sans avoir une formation universitaire carabinée pour offrir une analyse de l'ordre mondial capitalo-impérialiste, loin d'un apolitisme en somme, la plupart avait son opinion sur la situation socio-politique en cours. Par ailleurs, beaucoup affirmaient ouvertement leur intention de ne pas aller voter, un choix qui prenait nettement une formulation politique. Dans ces cas-ci, il y a rejet en bloc du système, et la critique envers les partis politiques, quels qu'ils soient, est acerbe : « corrompus », « vendus », « opportunistes », « hypocrites », etc.

Au début de mon séjour, j'ai été hébergé dans une famille traditionnelle pratiquante relativement pauvre, vivant dans de la banlieue nord de Tunis. Alors que j'engageais la discussion sur le terrain des élections avec le patriarche, persuadé de me trouver face à un nahdaouiste, il m'exprima vertement son dégoût profond pour les politiques en place : Derrière leurs beaux discours, ce sont tous des menteurs et toutes des menteuses qui n'ont d'autres intérêts que les leurs et peu importe qui sera à la tête de ce prochain gouvernement, ce ne sera pas pour l'intérêt de la Tunisie. Il conclut : «ce qu'il faudrait c'est une seconde révolution ... et cette fois qu'elle soit pour de bon.» Pour ma part, je ne peux m'empêcher de considérer ce que j'ai vu en Tunisie à partir d'une perspective anti-électoraliste. En 2011, il se passait quelque chose en Tunisie. Quoi exactement? Je ne saurais dire, mais cela s'approchait d'un peuple prenant des parts de pouvoir, construisant des lieux d'autonomie, des gens qui prenaient collectivement un contrôle sur leur vie et avaient la force de faire changer des choses … un processus qui aurait pu être perçu comme en route vers l'autogestion, la démocratie. Et puis, il y a eu des élections. Le peuple avait commencé la grande marche vers la prise en main – ses mains – de l'avenir, mais devant les urnes on lui a demandé de céder de nouveau son pouvoir. Il n'y a pas eu de transformation radicale des structures sociales; tout au plus la tête de proue du système a dû dégager. Certain-e-s me disent, lorsque je leur demande de parler de la révolution : « Quelle révolution? Ce n'était pas une révolution. » Que serait-il arrivé si les partis politiques avait été incapables de coopter le mouvement? Aujourd'hui, peut-être est-ce normal d'être pessimiste au regard du peu d'impact sur l'avenir qu'offrent ces prochaines élections tunisiennes, sinon vers le pire. Mais les graffitis sur les murs de Tunis nous rappellent que – cela même après les élections – la lutte continue.

(1) Habib Bourguiba : Premier président de la république tunisienne, il est généralement honoré comme le père de la Tunisie moderne et de l'indépendance.
(2) Depuis Ennahdha a annoncé qu'il ne présenterait pas de candidat ou de candidate à la présidentielle. Voir : http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20140907172000/politique-elections-tunisie-ennahda-tunisie-tunisie-ennahdha-ne-presentera-pas-de-candidat-a-la-presidentielle.html

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