Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

Économie
Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde
Idées
| par Émile Duchesne |

« C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s'obtient de cette façon. »

            -Adam Smith

             Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)

« Refuser de donner, négliger d'inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c'est refuser l'alliance et la communion. Ensuite, on donne parce qu'on y est forcé[-e], parce que le [ou la] donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [ou à la donatrice]. »

            -Marcel Mauss

             Essai sur le don (1924)

 

L'oeuvre phare d'Adam Smith Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations se présente comme un moment fondateur de l'économie classique tout comme un projet normatif du libéralisme. Dans cet ouvrage, Adam Smith postule la naturalité de la faculté d'échange chez l'être humain et ce pour expliquer et légitimer l'émergence de la société marchande et libérale. Aujourd'hui, ce « mythe du troc » est érigé en véritable mythe fondateur de nos sociétés de marché par les économistes néoclassiques. Or, les preuves ethnographiques nous montrent qu'aucune société n'a structuré ses échanges autour du principe du troc (par exemple, j'échange mon poulet contre une douzaine de tes œufs) (1). Cette façon de penser la vie économique, propre à la société marchande européenne, a structuré les interactions entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s et a considérablement transformé le mode de vie de ces derniers et de ces dernières. Cette transformation amena son lot de mutations à l'intérieur de la vie symbolique et économique amérindienne tout comme elle stimula l'émergence de mécanismes de protection envers le marché.

L'argument d'Adam Smith

Pour Smith, la division du travail est le résultat d'un « penchant naturel » des êtres humains au troc et à l'échange. Cette propension naturelle trouve son fondement dans une sphère non économique, c'est-à-dire dans la faculté langagière et l'échange de parole. L'échange est une faculté typiquement humaine dans la pensée de Smith : aucun animal n'est capable d'une telle chose. L'animal est l'exemple privilégié de l'indépendance individuelle; il n'a pas besoin de l'aide de ses semblables. En revanche, l'être humain a continuellement besoin de ses confrères et consœurs pour assurer sa subsistance. Pour ce faire, il doit cependant s'adresser à leur « intérêt personnel » afin de mobiliser leur aide.

Chez Smith, la coopération humaine n'est pas gage d'humanité mais bel et bien d'un certain égoïsme; la plupart des besoins humains sont comblés par traité, échange ou achat. Ce modus operandi est à l'origine de la division du travail. Par « calcul d'intérêt », l'être humain se spécialiserait naturellement. En se généralisant, cette spécialisation finit par donner à l'échange une certaine certitude : savoir que l'on peut écouler facilement le surplus de son travail contre le surplus du travail d'un autre spécialiste encourage chaque personne à se spécialiser davantage. Ceci jette les bases d'une division du travail complexe comme celle connue dans les sociétés que Smith désigne comme « civilisées ».

Par contre, pour Adam Smith, la division du travail n'est pas le résultat de prédispositions naturelles des individus à certaines activités productives. Elle serait plutôt le fruit de l'habitude et de l'éducation. La propension à l'échange chez l'être humain reste la cause fondamentale de la division du travail. Sans ce penchant naturel à l'échange, les produits de la division du travail ne peuvent être mis en commun pour contribuer à la « commodité commune » des êtres humains.

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

La façon dont Adam Smith décrit le troc chez les sociétés dites « primitives » renvoie très clairement aux sociétés amérindiennes du Nouveau Monde. Ses exemples comprennent des chasseurs, des arcs, des flèches, des castors, des cerfs, etc. On peut excuser certaines lacunes de Smith par le fait qu'il ne possédait à l'époque pas beaucoup de données de qualité sur la vie économique des sociétés amérindiennes. Mais même les témoignages d'explorateurs allaient dans le sens de Smith. Lahontan, lieutenant du régiment de Bourbon qui séjourna 10 ans en Nouvelle-France de 1683 à 1693, écrivait alors : « Il n'y a que les marchands qui trouvent leur compte, car les Sauvages des Grands Lacs du Canada descendent ici presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu'ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et milles autres marchandises » (2).

Il va sans dire que le témoignage de Lahontan va dans le sens des propos de Smith. Ce que Lahontan décrit est littéralement une économie de type « j'échange ton poulet contre une douzaine de mes œufs ». Par contre, on peut voir les choses d'un autre oeil: les Européen-ne-s utilisaient le système monétaire pour mener à bien leurs échanges, contrairement aux Amérindien-ne-s. Or, les Européen-ne-s voyaient les échanges économiques d'un point de vue strictement marchand. Il est raisonnable de penser que ce mode d'échange a été imposé, consciemment ou non, aux Amérindien-ne-s ou qu'il a tout simplement structuré les relations économiques entre les deux peuples d'une façon plus ou moins naturelle.

Comment, alors, les sociétés amérindiennes voyaient-elles ces échanges? Comment était organisée leur vie économique ? Entre autres auteur-e-s, Denys Delâge s'est penché sur les relations entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s en Nouvelle-France en axant son travail sur la Huronie. Dans la société huronne telle qu'elle existait au moment du contact avec les Français-es, il n'existait pas de marché : « Les biens circulent exclusivement à l'intérieur des réseaux de partage et de redistribution [...] C'est dire qu'il n'y a pas de transactions commerciales » (3). Delâge reprend ici la théorie de Marcel Mauss pour décrire la vie économique des Huron-ne-s. Le don y prend une place centrale et constitue un élément structurant des relations sociales. « Le [ou la] donataire est redevable à l'esprit du donateur [ou de la donatrice] » (4).

La société huronne était au centre d'un réseau d'échanges qui mettait en contact des sociétés allant de l'Arctique jusqu'au golfe du Mexique. Ainsi, les Huron-ne-s échangeaient leurs propres produits et servaient également d'intermédiaires d'échange entre différentes sociétés. Fait important, lorsqu'un-e Huron-ne découvrait une nouvelle route permettant de mener des échanges, le droit d'usage de cette route lui était assuré à elle ou lui et à son lignage. Les échanges extérieurs étaient à la fois matériels et symboliques tout comme ils consistaient en des activités économiques et politiques. Par ailleurs, on ne faisait des échanges qu'avec les groupes avec qui l'on était en paix. Ces alliances étaient réitérées rituellement avant que tout échange ait lieu. Lors de ces transactions économiques, ce sont « des représentant[-e]s d'une collectivité qui se rencontrent et non des individus » (5).

L'arrivée des Européen-ne-s et l'implantation du commerce des fourrures vint déstabiliser les réseaux d'échange amérindiens. Delâge problématise la question par le concept d'échange inégal. Les deux sociétés qui se font face possèdent des moyens de production inégaux : on a d'un côté des sociétés qui vivent de chasse et d'agriculture avec une division du travail relativement simple et de l'autre, des sociétés manufacturières où la division du travail atteint un degré de complexité élevé. En bref, « quand de part et d'autre la productivité est inégale, l'échange est lui aussi inégal » (6). De plus, la finalité des échanges n'est pas la même. Les sociétés amérindiennes recherchaient strictement des valeurs d'usage pouvant faciliter leur travail de tous les jours (fusil, hache, pelle, farine, etc.). Les Européen-ne-s, de leur côté, agissaient dans une logique stricte de capitalisation : le fameux A-M-A' de Marx (échange d'Argent contre Marchandise et ensuite échange de la même Marchandise contre plus d'Argent) (7).

La convoitise pour les produits européens fut telle qu'elle bouleversa complètement l'organisation de la vie économique des sociétés amérindiennes. Chez les Huron-ne-s, la règle du droit d'usage d'un lignage sur une route de commerce fut abolie car elle mettait trop de pouvoir aux mains d'une minorité d'individus. Désormais, les routes commerciales seraient supervisées par les chefs et tou-te-s les Huron-ne-s y auraient accès. Pour contrer l'émergence d'un pouvoir trop grand aux mains des chefs, on renforça les normes de redistribution et de partage. D'autre part, la traite des fourrures eut pour effet d'accroître la division du travail entre peuples amérindiens. Les Amérindien-ne-s délaissèrent ainsi certaines activités productives comme l'horticulture, la cueillette et la pêche au profit de la chasse et de la trappe afin de s'assurer un approvisionnement en marchandises européennes. Ces marchandises étaient alors inconditionnelles à la vie en Amérique. Par elles se gagnaient les guerres et s'assuraient une partie de la subsistance. « Plus les sociétés amérindiennes produisent pour le marché, plus elles se spécialisent et plus elles réduisent leur autarcie » (8).

Clastres, Polanyi et le combat contre l'émergence de l'Un

 

« Dans le pays du non-Un, où s'abolit le malheur, le maïs pousse tout seul, la flèche rapporte le gibier à ceux [et celles] qui n'ont plus besoin de chasser, le flux réglé des mariages est inconnu, les [humains], éternellement jeunes, vivent éternellement. […] Le Mal, c'est l'Un ».

            -Pierre Clastres

            La société contre l'État (1974)

Dans La société contre l'État, Pierre Clastres démontre avec brio comment les Guaranis du Paraguay sont des sociétés contre l'État, c'est-à-dire qu’elles et ils refusent l'unification politique autour d'une figure unique. Clastres parle littéralement d'un processus constant de « conjuration de l'Un, de l'État » (9). L'Un est un élément important des croyances religieuses des Guaranis et représente la source créatrice du Mal. Cette conception de l'Un s'oppose à celle qu'en avaient les Grec-que-s ancien-ne-s : « On trouve chez les premiers [et premières] insurrection active contre l'empire de l'Un, chez les autres au contraire nostalgie contemplative de l'Un » (10). Il y a donc un conflit fondamental entre les conceptions occidentales et amérindiennes du monde. La relation métaphysique qui relie l'Un au Mal chez les Guaranis en cacherait une autre plus subtile selon Clastres : l'Un serait l'État.

Comprendre que les conceptions de l'Un des sociétés amérindiennes et de l'Occident sont en conflit fondamental amène à élargir le constat de Clastres à la sphère économique. Les sociétés amérindiennes pourraient-elles être, en plus d'être des sociétés contre l'État, des sociétés contre le marché? Il faut néanmoins revenir à la société libérale de marché pour éclairer cette hypothèse. L'encastrement de la société dans le marché représente pour la société libérale l'émergence de l'Un : c'est-à-dire qu'en retirant de la société les modalités d'institutionnalisation économique que sont la réciprocité et la redistribution, le marché se trouve à subsumer toutes les relations sociales en son sein.

Supprimer ces modalités d'institutionnalisation représente une attaque en règle contre les procès économiques traditionnels des sociétés amérindiennes; procès qui sont encastrés par le biais de mythes et de pratiques sociales institutionnalisées. Il est inévitable qu'un processus cherchant à structurer l'ensemble des rapports sociaux par une seule modalité d’institutionnalisation de l'économie crée de l'instabilité. L'introduction de rapports marchands dans les sociétés amérindiennes avec l'arrivée des Européen-ne-s a, on le sait, bouleversé leur mode de vie. Par contre, les sociétés amérindiennes ont déployé des pratiques sociales et un discours leur permettant de contrer l'influence des rapports marchands au sein de leurs propres sociétés. Certaines de ces pratiques pourraient faire d'elles des « sociétés contre le marché ».

Comme il a été dit plus tôt, les sociétés amérindiennes n'avaient pas une propension « naturelle » à troquer et à faire des échanges sur le modèle du marché. Si aujourd'hui elles participent au marché, on ne peut pas dire qu'il y a eu encastrement total de la société amérindienne au sein du marché. Les sociétés amérindiennes ont refusé et ont modifié certains éléments du marché tout comme elles ont accepté plusieurs de ses facettes par choix ou par imposition. L'exemple des Huron-ne-s, qui ont renforcé leurs normes de redistribution et de partage suite à l'arrivée des Européen-ne-s, en représente un bon exemple. Les sociétés amérindiennes ont aussi su conserver une certaine distance par rapport au marché à travers des justifications symboliques et mythologiques.

Autre exemple, dans le film Le goût de la farine de Pierre Perrault, un aîné innu chante une chanson pour deux hommes effectuant le rituel de matutishan (soit les tentes à suer). Dans la chanson, l'aîné appelle à l'abondance de viande de caribou et à ce que rien ne brime les Innus à l'intérieur des terres (c.-à-d. dans la forêt). Dans l'univers symbolique des Innu-e-s, la forêt est associée à l'abondance et à la liberté en opposition à la côte (où ont été installées les réserves) qui est associée à la privation de liberté et à la pauvreté. Certains mythes innus, comme celui de Carcajou (11), structurent les relations entre Autochtones et Europée-ne-ns : les premiers et premières continueront de poursuivre leur nourriture tandis que les second-e-s la produiront. Carcajou confiera aux Européen-ne-s la responsabilité de donner de la nourriture aux Innu-e-s lorsque celles-ci et ceux-ci seront affamé-e-s. Ce mythe est une justification symbolique de l'assistance gouvernementale (qui auparavant était donnée aux Innu-e-s sous forme matérielle, souvent de la farine) et représente une façon pour les Innu-e-s d'échapper à un encastrement au marché. De l'avis de Josée Mailhot (12), aujourd'hui, les principes de partage et de réciprocité sont encore bien vivants dans les communautés innues : « Les différences de richesses entre les individus sont d'ailleurs peu visibles à Sheshatshit, car le vieux principe innu qui oblige à partager assure à la famille élargie une certaine participation aux avantages matériels dont jouit un[-e] de ses membres et cela, avec ou sans l'accord de l'intéressé[-e]. »

Conclusion

L'idée d'Adam Smith selon laquelle le troc et l'échange marchand feraient partie intégrante de la nature humaine et qu'ils structureraient l'agir économique de toutes les sociétés humaines se révèle très tendancieuse. Nulle part dans le monde il n'a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait strictement sur ces bases (13). À travers l'exemple des sociétés amérindiennes, il a été possible de prouver que le troc et l'échange marchand n'y étaient pas présents avant l'arrivée des Européen-ne-s. Mais encore, ces sociétés ont déployé diverses pratiques sociales et justifications symboliques afin de réduire l'incidence des rapports marchands dans leur organisation sociale et ce avant, pendant et après la colonisation européenne. L'entreprise de Smith se révèle donc être un projet normatif issu de la société marchande libérale. Encore aujourd'hui, cette position naturalisante fait autorité dans les sciences économiques et dans la conscience collective. Un renversement de cette position serait souhaitable et permettrait d'élargir l'univers des possibles pour nos sociétés marchandes occidentales.

(1) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d'histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.

(2) Lahontan (1983). Lahontan : nouveaux voyages en amérique septentrionale. L'Hexagone, Montréal : p. 82

(3) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 64

(4) Ibid p. 65

(5) Ibid p. 68

(6) Ibid p. 91

(7) Marx, Karl (2014). Le capital. Presses universitaires de France, Paris : chapitre IV.

(8) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 130

(9) Clastres, Pierre (1974). La société contre l'État. Éditions de minuit, Paris : p. 186.

(10) Clastres, Pierre (1974). La société contre l'État. Éditions de minuit, Paris : p. 147

(11) Savard, Rémi (1971). Carcajou et le sens du monde : récits montagnais-naskapi. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi : p. 120.

(12) Mailhot, Josée (1993). Au pays des Innus : les gens de Sheshatshit. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal : p. 93.

(13) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d'histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.

Ajouter un commentaire